Réseau Voltaire
Le retour du plan US
de remodelage du « Moyen-Orient élargi »
Thierry Meyssan
Le calife
Ibrahim
Samedi 20 septembre 2014
Pendant que la presse
occidentale se passionne pour la
constitution d’une coalition
internationale contre l’Émirat
islamique, celui-ci continue sa
progression. Thierry Meyssan, qui a
souvent expliqué la création de cette
organisation terroriste par Washington,
ne pense pas que cette coalition mènera
d’action décisive, mais qu’au contraire
elle l’enkystera au Nord-Est de la Syrie
pour déstabiliser tout le monde arabe.
Le président Obama a
annoncé, lors d’une allocution télévisée
le 10 septembre 2014, la poursuite de la
stratégie imposée à son pays par les
putschistes du 11 septembre 2001 : le
remodelage du « Moyen-Orient élargi » [1].
Ce projet, que l’on croyait abandonné
depuis la défaite de Tsahal contre la
Résistance libanaise, en 2006, consiste
non seulement à diviser les grands États
de la région en une multitude de petits
États non-viables, mais aussi à les
rendre ethniquement homogènes, ce qui
suppose de vastes déplacements forcés de
population.
Dans un article étonnant, écrit le 13
septembre 2001 pour la revue de l’Armée
de terre, Parameters [2],
le colonel Ralph Peters observait que
Washington n’a rien à craindre de
fondamental du terrorisme et qu’il ne
doit pas hésiter à en faire usage. Il
notait également à propos du projet de
remodelage du « Moyen-Orient élargi »
(dont il publia les cartes lors de la
Commission Baker-Hamilton), que
Washington ne doit pas avoir peur du
chaos généralisé dans le monde arabe
car, en définitive, une fois divisés en
micro-États, les arabes n’auront plus
d’autres moyens de se défendre de la
voracité israélienne que de se tourner
vers les États-Unis.
Première partie :
expulsion de la population de Gaza
Cet été, la première partie du plan
actuel a échouée à Gaza. Alors que les
Israéliens avaient transformé une
opération de recherche de trois jeunes
gens enlevés en expédition visant à
déraciner le Hamas, ils reçurent l’ordre
du Pentagone de procéder par la force au
déplacement de la population du Nord de
Gaza vers l’Égypte.
Ce projet (ainsi que l’installation
d’une base militaire états-unienne à la
frontière soudanaise) avait été
initialement proposé à l’Égypte contre
rémunération, en 2005, mais le président
Hosni Moubarak s’y était opposé.
Washington l’a donc contraint à la
démission et a placé au pouvoir au Caire
la confrérie des Frères musulmans
(opération dite du « printemps arabe »).
Le président Mohamed Morsi s’engagea
quant à lui à réaliser ce plan, mais fut
renversé par sa propre armée qui le juge
aujourd’hui pour haute trahison.
En juillet-août dernier, tout en
prétendant chercher à détruire des
tunnels passant sous sa frontière,
Israël bombarda depuis la mer des villes
entières qu’il réduisit en ruines. De la
sorte, il déplaça une partie de la
population et « libéra » 44 % du
territoire, mais Tel-Aviv et Washington
échouèrent à convaincre l’Égypte
d’ouvrir sa frontière et à provoquer la
fuite des Gazaouis.
Seconde partie :
nettoyage ethnique en Irak
La seconde partie de l’opération, en
Irak cette fois, est presque entièrement
réalisée. L’Émirat islamique a été
chargé de nettoyer ethniquement la zone
du pays à majorité sunnite de toutes ses
minorités. Les chrétiens et les yazidis
se sont enfuis tandis que d’autres
minorités, comme les shabaks, ont été
définitivement anéanties. Washington et
ses allies déclarent ne pas être
responsables de ce crime contre
l’humanité et même le condamner.
Le nettoyage ethnique de la zone
sunnite a été coordonné, lors d’une
réunion préparatoire à Amman, non
seulement entre l’Émirat islamique et
les kurdes pro-Israéliens d’Irak, mais
aussi avec des officiers anciennement
baasistes, écartés du pouvoir par Paul
Bremer en 2003, puis maintenus à
l’écart [3].
Tandis que les médias internationaux
rendaient compte de l’avancée de
l’Émirat islamique en Irak, les
peshmergas du clan Barzani étendaient la
province kurde d’Irak de 40 %. Durant
cette période, les peshmergas et les
djihadistes n’ont pas eu l’occasion de
se croiser et ne se sont donc pas
combattus : ils se sont partagés l’Irak
selon le plan pré-établi en 2001 par
l’état-major militaire états-unien. Ce
sont les Kurdes turcs et syriens du PKK
qui sont entrés en territoire sunnite et
ont combattu l’Émirat islamique pour
sauver les Yazidis survivants.
La chute de la zone sunnite, tout
autant que celle de la zone kurde, ne
sont pas imputables à des faits
d’armes : dans les deux cas, les
officiers de l’armée irakienne ont
offert le terrain. Ce ralliement n’avait
pu être préparé à l’avance que par ceux
qui ont organisé l’armée irakienne : les
États-Unis. Il a été effectué de la même
manière que la prise de Bagdad en 2003.
À l’époque une quarantaine de généraux,
qui avaient été retournés par la CIA,
abandonnèrent leur poste et fuirent aux
États-Unis, livrant leur capitale aux
envahisseurs.
Pour aussi cruels que les crimes de
l’Émirat islamique puissent paraître,
ils sont une nécessité pour contraindre
les populations non-sunnites à fuir. Non
seulement l’Émirat islamique ne s’est
pas retourné contre ceux qui l’ont créé,
mais il applique à la lettre leur
politique, tandis que l’armée régulière
US ne pouvait le faire sans être
poursuivie pour « crime contre
l’humanité ».
Troisième partie :
créer un État pirate au Nord-est de la
Syrie
La troisième partie de l’opération
concerne le Nord-Est de la Syrie. Au
moment ou Israël attaquait Gaza, la
Turquie asséchait le Nord-Est de la
Syrie en détournant les eaux de
l’Euphrate. Tandis que l’aviation de
l’Otan, basée à Incirlik (Turquie),
dispersait à haute altitude un pesticide
sur la région. Ce produit chimique,
utilisé dans le désert pour éradiquer
les criquets pèlerins, stérilise la
terre sur laquelle il se dépose.
L’ancien grenier à blé de la Syrie est
aujourd’hui impropre à la culture.
Il est surprenant que les États-Unis,
qui se présentent comme les leaders de
la lutte contre la guerre chimique, se
permettent de la livrer contre la Syrie
tout en accusant ce pays d’en faire
usage.
Toujours dans cette période, l’Otan a
transporté au Nord-Est de la Syrie des
familles chinoises, des musulmans
Ouigours parlant le turc. Il s’agit de
les former pour déstabiliser
ultérieurement la Chine, à la manière
dont les combattants d’Oussama Ben Laden
furent d’abord réunis contre le
gouvernement communiste afghan, puis
utilisés en Tchétchénie contre la Russie
et au Xinjiang contre la Chine, jusqu’à
se heurter à l’Organisation de
coopération de Shanghai. Ainsi que l’a
observé le politologue Alfredo Jalife,
l’Émirat islamique a été créé, certes au
Levant et sera chargé de déstabiliser le
Moyen-Orient élargi durant les quatre
années à venir, mais son objectif ultime
est de poursuivre l’œuvre précédente [4].
Seul bémol à ce programme, si
l’Organisation de coopération de
Shanghai a intégré l’Iran en son sein,
comme je l’annonçais, l’Inde a préféré
conserver son statut d’observateur.
C’est que, pour New Delhi, la division
du monde en deux blocs ne peut conduire
qu’à la guerre. Aussi, et bien que le
Premier ministre Narendra Modi soit un
nationaliste hindou et non pas un membre
du parti du Congrès, l’Inde a choisi la
« position non-alignée » de Jawaharlal
Nehru. La création d’« Al-Qaida en
guerre sainte dans le sous-continent
indien », annoncée le 3 septembre par
Ayman al-Zawahiri, sera donc
probablement mise en veilleuse.
Le Nord-Est de la Syrie est une terre
idéale pour devenir un État pirate. En
effet, la population qui y reste est
organisée en tribus, qui souvent se
déplacent dans le désert vers l’Arabie
saoudite. Or, les seuls États que l’Otan
est parvenue à détruire sont
l’Afghanistan, l’Irak, la Libye et le
Nord-Est de la Syrie, c’est-à-dire
exclusivement des sociétés tribales.
L’Otan a, par contre, échoué dans tous
les autres États qu’il a tenté de
détruire (la Tunisie, l’Égypte et bien
sûr le reste de la Syrie). En achetant
quelques chefs de tribu, Washington peut
espérer que l’Émirat islamique contrôle
cette région, quelque soit la volonté de
ses habitants.
Al-Qaïda et l’Émirat
islamique
Au passage, notons que la distinction
entre Al-Qaïda et l’Émirat islamique
semble très artificielle. Au cours des
derniers mois, on a beaucoup dit et
écrit que les projets des deux
organisations étaient fondamentalement
différents : le premier prêchant le
djihad mondial et le second la
réalisation immédiate du califat dans
une partie du monde seulement. Or, dans
sa vidéo du 3 septembre, l’émir
d’Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, a fixé
comme objectif d’instaurer un califat en
Birmanie, au Bangladesh et dans
certaines parties de l’Inde. Il n’en
reste pas moins vrai que si l’Émirat
islamique est une scission d’Al-Qaïda,
il en diffère par sa capacité à recruter
et à administrer les territoires qu’il
contrôle. Il dispose en effet en son
sein de deux services nouveaux : un
cabinet de relations publiques, qui
publie des vidéos et des rapports
d’activités comme une multinationale
états-unienne, et des administrateurs
civils, équivalent de préfets. La seule
école militaire au monde qui forme à la
fois et uniquement des chargés de
communication et des administrateurs
civils, c’est celle de l’armée de terre
US à Fort Bragg.
La suite du plan
Dans les mois à venir, le Kurdistan
devrait exiger et obtenir son
indépendance, tandis que l’Émirat
islamique sera repoussé en Syrie par une
vaste coalition constituée à
l’initiative des États-Unis.
Logiquement, les sunnites irakiens
refuseront alors de retomber sous
l’autorité de Bagdad et demanderont leur
indépendance.
Dans le cas où ils l’obtiendraient,
Washington imposera une monarchie et
confiera la trône à la famille
hachémite. Le prince Ali et son épouse,
la princesse Rym (fille de Lakhdar
Brahimi et ancienne présentatrice de
CNN) en deviendraient les souverains.
En échange, la Jordanie adopterait le
projet de loi plusieurs fois rejeté
selon lequel il accorderait sa
nationalité aux habitants de Gaza. Le
Royaume ayant rejoint le Conseil de
coopération du Golfe, les Gazaouis
pourraient alors quitter leur pays pour
travailler en Arabie saoudite ou aux
Émirats en tant que Jordaniens (et pas
que en tant que Palestiniens). La
question du transfert de population
seraient alors réglée avec le temps.
Cependant, ce plan cynique pourrait
être bousculé par la Russie. Moscou
vient en effet d’annoncer qu’il n’avait
pas besoin d’attendre la réunion du
Conseil de sécurité qui va débattre de
la lutte contre l’Émirat islamique pour
le combattre.
[1]
Comme celles de
Middle East
et de « Proche-Orient », la notion de
« Moyen-Orient élargi » n’a aucune
réalité géographique, c’est juste une
appellation coloniale de plus. Les
régions géographiques sont le Maghreb,
le Levant (ou Machreq), le Golfe et le
sous-continent indien, chacune ayant sa
propre culture.
[2]
“Stability,
America’s Ennemy”,
Ralph Peters,
Parameters,
Winter 2001-02, pp. 5-20.
[3]
« Révélations
du PKK sur l’attaque de l’ÉIIL et la
création du "Kurdistan",
Réseau
Voltaire, 8
juillet 2014. »
[4]
« Un
djihad mondial contre les BRICS ? »,
par Alfredo Jalife-Rahme, Traduction
Arnaud Bréart,
La Jornada
(Mexique),
Réseau Voltaire,
18 juillet 2014.
Thierry
Meyssan,
Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Dernier ouvrage en
français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
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