Réseau Voltaire
La baisse des prix du pétrole
renverse l’échiquier géopolitique
Thierry Meyssan
L’année
dernière, les patrons des plus grandes
compagnies pétrolières du monde
occidental plaidaient pour une réduction
de l’émission de CO2. Ils espéraient
encore obtenir des aides publiques pour
développer des sources d’énergie
alternatives au pétrole. Mais
aujourd’hui le prix du pétrole prive ces
investissements de rentabilité.
Lundi 13 juin 2016
La baisse des prix du pétrole a démenti
la théorie du « pic de Hubbert ». Il ne
devrait pas y avoir de pénurie
énergétique dans le siècle à venir. La
baisse des prix a probablement aussi
commencé le démantèlement de la théorie
de « l’origine humaine du réchauffement
climatique ». Elle a privé de toute
rentabilité les sources d’énergie
alternatives et les investissements dans
les hydrocarbures de schistes et les
forages en eaux profondes. Renversant
l’échiquier géo-politique, elle est
susceptible de rappeler les militaires
US au Proche-Orient et de contraindre le
Pentagone à abandonner définitivement la
théorie du « chaos constructeur ».
En deux ans, le
marché mondial des sources d’énergie a
été bouleversé. D’abord, l’offre et la
demande ont considérablement changé,
puis les flux commerciaux, enfin les
prix qui se sont écroulés. Ces
changements radicaux remettent en cause
tous les principes de la géo-politique
du pétrole.
Le mythe de la
pénurie
Le ralentissement de l’économie des
pays occidentaux et celui de certains
pays émergents s’est traduit par une
baisse de la demande, tandis que la
croissance continue en Asie l’a, au
contraire, augmentée. En définitive, la
demande globale poursuit son lent
développement. Côté offre, non seulement
aucun État producteur n’a vu ses
capacités s’effondrer, mais certains ont
pu l’augmenter comme la Chine, qui
amasse désormais d’importantes réserves
stratégiques. De sorte qu’au total, le
marché est très excédentaire.
Ce premier constat contredit ce qui
était la doxa des milieux scientifiques
et professionnels durant les années
2000 : la production mondiale
s’approchait de son pic, le monde allait
connaître une période de pénurie au
cours de laquelle certains États
allaient s’effondrer et des guerres de
ressources éclater. Dès son retour à la
Maison-Blanche, en janvier 2001, le
vice-président Dick Cheney avait formé
un groupe de travail sur le
développement de la politique nationale
de l’énergie (National Energy Policy
Development — NEPD), qualifié de
« société secrète » par le Washington
Post [1].
Dans une ambiance ultra-sécurisée, les
conseillers de la présidence
auditionnèrent les patrons des grandes
entreprises du secteur, les
scientifiques les plus reconnus, et les
patrons des services de Renseignement.
Ils arrivèrent à la conclusion que le
temps pressait et que le Pentagone
devait garantir la survie de l’économie
états-unienne en s’emparant sans
attendre des ressources du
« Moyen-Orient élargi ». On ignore qui
participa exactement à ce groupe de
travail, sur quelles données il
travailla, et les étapes de sa
réflexion. Tous ses documents internes
ont été détruits afin que nul ne
connaisse les statistiques auxquelles il
avait eu accès.
C’est ce groupe qui conseilla de
mener des guerres contre l’Afghanistan,
l’Iran l’Irak, la Syrie, le Liban, la
Libye, la Somalie et le Soudan ; un
programme qui fut officiellement adopté
par le président George W. Bush lors
d’une réunion, le 15 septembre 2001, à
Camp David.
Je me souviens d’avoir rencontré à
Lisbonne, lors d’un congrès de l’AFPO,
le secrétaire général du groupe de
travail de la Maison-Blanche. Il avait
présenté un exposé sur l’étude des
réserves annoncées, l’imminence du « pic
de Hubbert » et les mesures à prendre
pour limiter la consommation d’énergie
aux USA. J’avais alors été convaincu —à
tort— par son raisonnement et son
assurance.
Nous avons constaté avec le temps que
cette analyse est complétement fausse et
que les cinq premières guerres (contre
l’Afghanistan, l’Irak, le Liban, la
Libye et la Syrie) ont été de ce point
de vue inutiles, même si ce programme se
poursuit aujourd’hui. Cette énorme
erreur de prospective ne doit pas nous
surprendre. Elle est la conséquence de
la « pensée de groupe ». Progressivement
une idée s’impose au sein d’un groupe
que nul n’ose remettre en question au
risque de se voir exclure du « cercle de
la raison ». C’est la « pensée unique ».
Dans ce cas, les conseillers de la
Maison-Blanche sont partis et sont
restés dans la théorie malthusienne qui
domina la culture anglicane du XIXe
siècle. Selon elle, la population
augmente à un rythme exponentiel, tandis
que les ressources ne le font qu’à un
rythme arithmétique. À terme, il ne peut
pas y avoir de ressources pour tous.
Thomas Malthus entendait s’opposer à
la théorie d’Adam Smith selon laquelle,
lorsqu’il est libre de toute
réglementation, le marché se régule de
lui-même. En réalité, le pasteur Malthus
trouvait dans sa théorie —non démontrée—
la justification de son refus de
subvenir aux besoins des innombrables
pauvres de sa paroisse. À quoi bon
nourrir ces gens si, demain, leurs
nombreux enfants mourront de faim ? Le
gouvernement de George W. Bush était
alors largement WASP et comprenait de
nombreuses personnes issues de
l’industrie pétrolière, à commencer par
le vice-président Cheney, ancien patron
de l’équipementier Halliburton.
Si le pétrole est une ressource non
renouvelable et qu’il aura donc une fin,
rien ne permet de penser que celle-ci
est proche. En 2001, on raisonnait en
fonction du pétrole de type saoudien que
l’on savait raffiner. On ne pensait pas
exploitables les réserves du Venezuela
par exemple, dont on admet aujourd’hui
qu’elles suffisent à pourvoir à
l’ensemble des besoins mondiaux pour au
moins un siècle.
On observera que la théorie de
l’« origine humaine du réchauffement
climatique » n’est probablement pas plus
sérieuse que celle du pic pétrolier.
Elle procède de la même origine
malthusienne et a en outre l’avantage
d’enrichir ses promoteurs à travers la
Bourse des droits d’émission de
Chicago [2].
Elle a été popularisée dans le but
d’apprendre aux Occidentaux à diminuer
leur consommation d’énergie d’origine
fossile, donc de se préparer à un monde
où le pétrole serait devenu rare et
cher.
La fin des prix
artificiels
La hausse du prix du baril à 110
dollars a semblé conforter la théorie de
l’équipe de Dick Cheney, mais sa chute
brutale à 35 dollars montre qu’il n’en
est rien. Comme en 2008, cette chute a
débuté avec les sanctions européennes
contre la Russie qui ont désorganisé les
échanges mondiaux, déplacé les capitaux
et en définitive crevé la bulle
spéculative du pétrole. Cette fois, les
prix bas ont été encouragés par les
États-Unis qui y ont vu un moyen
supplémentaire de couler l’économie
russe.
La chute s’est aggravée lorsque
l’Arabie saoudite y a trouvé son
intérêt. En inondant le marché de ses
produits, Riyad maintenait le cours du
baril d’Arabian light entre 20 et
30 dollars. De la sorte, il détruisait
la rentabilité des investissements dans
les sources alternatives d’énergie et
garantissait son pouvoir et ses revenus
à long terme. Il est parvenu à
convaincre ses partenaires de l’OPEC de
soutenir cette politique. Les membres du
cartel ont pris la décision de sauver
leur autorité à long terme quitte à
gagner beaucoup moins d’argent durant
quelques années.
Par conséquent, la baisse des prix,
encouragée par Washington contre Moscou,
a fini par l’atteindre lui aussi. Si
plus de 250 000 emplois ont été détruits
dans les industries de l’énergie en deux
ans dans le monde, environ la moitié
l’ont été aux États-Unis. 78 % des
plateformes pétrolières US ont été
fermées. Même si le recul de la
production n’est pas aussi
spectaculaire, il n’en reste pas moins
que les États-Unis ne sont probablement
plus indépendants énergétiquement ou ne
vont pas tarder à le devenir.
Et ce ne sont pas que les
États-Unis : tout le système capitaliste
occidental est impacté. En 2015, Total a
perdu 2,3 milliards de dollars,
ConocoPhillips 4,4 milliards, BP 5,2
milliards, Shell 13 milliards, Exxon
16,2 miliards, Chevron près de 23
milliards.
Cette situation nous renvoie à la
« Doctrine Carter » de 1980. À l’époque,
Washington s’était donné le droit
d’intervenir militairement au
Proche-Orient pour garantir son accès au
pétrole. Par la suite, le président
Reagan avait créé le CentCom pour
appliquer cette doctrine. Aujourd’hui on
exploite du pétrole un peu partout dans
le monde et sous des formes assez
différentes. Le fantasme du « pic de
Hubbert » s’est dissipé. De sorte que le
président Obama a pu ordonner de
déplacer les troupes du CentCom vers le
PaCom (théorie du « pivot vers
l’Asie »). On a pu observer que ce plan
a été modifié avec l’accumulation de
forces en Europe orientale (EuCom), mais
il devra l’être encore si les prix
stagnent entre 20 et 30 dollars le
baril. Dans ce cas, on cessera
d’exploiter certaines formes de pétrole
et l’on reviendra vers l’Arabian
light. La question du
repositionnement des forces au
Proche-Orient se pose donc dès à
présent.
Si Washington s’engage dans cette
voie, il devra probablement également
modifier les méthodes du Pentagone. La
théorie straussienne du « chaos
constructeur », si elle permet de
gouverner des territoires immenses avec
très peu d’hommes sur le terrain, exige
beaucoup de temps pour permettre
l’exploitation de vastes ressources,
comme on le voit en Afghanistan, en Irak
et en Libye. Peut-être faudra-t-il
revenir à une politique plus sage,
cesser d’organiser le terrorisme,
admettre la paix, pour pouvoir commercer
avec les États ou ce qu’il en reste.
[1]
“Energy Task Force Works in Secret”,
Dana Milbank & Eric Pianin,
Washington Post, April 16th, 2001.
[2]
« 1997-2010 :
L’écologie financière », par Thierry
Meyssan, Оdnako (Russie) ,
Réseau Voltaire, 26 avril 2010.
Thierry Meyssan
Consultant
politique, président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Dernier ouvrage en
français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007). Compte
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