Réseau Voltaire
« Nuit debout »,
un mouvement à dormir debout
Thierry Meyssan
Dimanche 10 avril 2016
Le mouvement « Nuit debout » qui vient
de se créer en France, mais aussi en
Espagne et en Allemagne, ambitionne de
faire barrage au projet de loi El-Khomri
sur la réforme du Code du travail et,
plus généralement, de lutter contre le
néolibéralisme. Thierry Meyssan dénonce
des discussions creuses et incohérentes.
Il relève les références explicites des
organisateurs aux manipulations de
l’équipe de Gene Sharp, qui a organisé
pour le compte de la CIA les révolutions
colorées et le printemps arabe.
La presse parisienne
se pâme devant la naissance d’un
mouvement politique, « Nuit debout ».
Des centaines de personnes se
rassemblent sur les grandes places des
principales villes françaises pour
discuter et refaire le monde.
Ce mouvement « spontané » s’est
organisé en quelques jours. Il dispose
désormais de deux sites internet, d’une
radio et d’une télévision web. À Paris,
place de la République, 21 commissions
ont été constituées comme dans un
inventaire à la Prévert : animation
artistique, climat, cantine, création
d’un manifeste, dessin debout, jardin
des savoirs, manifestations, campement,
démocratie, science debout, grève
générale, éducation, économie,
féminisme, LGTBI+, TV debout, vote
blanc, transparence, Françafrique,
infirmerie, communication. C’est dans ce
bavardage que se jouerait l’avenir du
pays.
« Nuit debout » aurait surgi de la
projection d’un film militant « Merci
patron » de François Ruffin, le 23
février. Les spectateurs auraient
constitué un collectif « Convergence des
luttes », avec l’idée de rassembler les
préoccupations des salariés, des
migrants, etc. [1]
Cependant, la lecture de l’appel
rédigé par « Convergence des luttes » ne
manque pas surprendre. On peut y lire :
« Ce mouvement n’est pas né et ne
mourra pas à Paris. Du printemps arabe
au mouvement du 15M, de la place Tahrir
au parc de Gezi, la place de la
République et les nombreux autres lieux
occupés ce soir en France sont
l’illustration des mêmes colères, des
mêmes espoirs et de la même conviction :
la nécessité d’une société nouvelle, où
démocratie dignité et liberté ne sont
pas des déclarations vides » [2].
Si ce mouvement n’est pas né à Paris,
comme l’affirment ses initiateurs, qui
en a eu l’idée ?
Les références au « printemps
arabe », au « mouvement du 15M », à la
« place Tahrir » et au « parc de Gezi »
renvoient toutes quatre à des mouvements
clairement soutenus, sinon initiés par
la CIA. Le « printemps arabe », c’est le
projet du département d’État de
renverser les régimes laïques arabes et
de les remplacer par les Frères
musulmans. Le « mouvement du 15M », en
Espagne, c’est la contestation de la
politique économique des grands partis
tout en affirmant l’attachement aux
institutions européenne. La « place
Tahrir » en Égypte est habituellement
considérée comme un des lieux du
printemps arabe, et l’en distinguer ne
peut faire référence qu’à son occupation
par les Frères musulmans de Mohamed
Morsi. Quant au parc Gezi, ce fut le
seul mouvement laïque des quatre, mais
il était instrumenté par la CIA pour
mettre en garde Recep Tayyip Erdoğan,
qui n’en a pas tenu compte.
Derrière ces quatre références et
bien d’autres, on trouve un même
organisateur : l’équipe de Gene Sharp,
jadis baptisée Albert Einstein
Institute [3]
et aujourd’hui Centre for Applied
Nonviolent Action and Strategies (Canvas),
exclusivement financée par les
États-Unis [4].
Des gens très organisés, directement
liés à l’Otan et ayant une sainte
horreur du spontanéisme de Rosa
Luxembourg.
La non intervention de la préfecture
de police, le discret soutien de l’Union
européenne à Radio Debout, et la
présence parmi les organisateurs de
personnalités jadis soutiens d’Action
directe [5]
ne semblent pas poser de problème aux
participants.
Bien évidemment, le lecteur se
demande si je ne force pas la dose en
voyant ici aussi la main de Washington.
Mais les manipulations de l’équipe de
Gene Sharp dans une vingtaine de pays
sont aujourd’hui largement attestées et
étudiées par les historiens. Et ce n’est
pas moi, mais les organisateurs de
« Nuit debout » qui font référence à ses
actions.
L’équipe de Gene Sharp intervient
avec des recettes toujours identiques.
Selon les cas, les manifestations
manipulées visent soit à changer le
régime, soit au contraire à stériliser
l’opposition, comme c’est le cas ici.
Depuis 2000, cette équipe utilise un
logo emprunté aux communistes pour mieux
les combattre : le poing levé. C’est
évidemment le symbole qu’à choisi
« Convergence des luttes ».
Le slogan de « Nuit debout », « On ne
rentre pas chez nous », est nouveau dans
la longue succession des opérations de
Gene Sharp, mais il est tout à fait
typique de sa manière d’intervenir : ce
slogan ne comprend aucune revendication
positive, ne propose rien. Il s’agit
juste d’occuper la rue et de distraire
les médias pendant que les choses
sérieuses se déroulent ailleurs.
Le principe même de « Nuit debout »
exclut toute participation des
travailleurs. Il faut être bien
noctambule pour pouvoir passer ses nuits
à discuter. Les « salariés et les
précaires » que l’on est censé défendre
travaillent, eux, le matin et ne peuvent
pas se permettre de nuits blanches.
Ce ne sont pas les commissions de
« Nuit debout » —où l’on s’intéresse à
tout sauf aux ravages de l’exploitation
et de l’impérialisme— qui mettront fin à
la domination de la France par une
coterie de nantis, qui l’ont vendue aux
Anglo-Saxons et viennent d’autoriser le
Pentagone à y installer des bases
militaires. Imaginer le contraire serait
croire une histoire à dormir debout.
[1]
« Nuit
debout : genèse d’un mouvement pas si
spontané », Eugénie Bastié, Le
Figaro, 7 avril 2016.
[2]
« Appel
de la Nuit Debout », place de la
République le 8 avril 2016, Paris.
[3]
« L’Albert
Einstein Institution : la non-violence
version CIA », par Thierry Meyssan,
Réseau Voltaire, 4 juin 2007.
[4]
La présence de l’équipe de Gene Sharp
est attestée au moins dans : la chute
des Caucescu (1989), la place Tian’anmen
(1989), la Lituanie (1991), le Kosovo
(1995), la « révolution des Bulldozers »
en Serbie (2000), l’Irak (2002), la
« révolution des roses » en Géorgie
(2003), l’« insurrection de Maafushi »
aux Maldives (2003), la « révolution
orange » en Ukraine (2004), la
« révolution du cèdre » au Liban (2005),
la « révolution des tulipes » au
Kirghizistan (2005), la « marche du
désaccord » en Russie (2006-7), les
« manifestations pour la liberté
d’expression » au Venezuela (2007), la
« révolution verte » en Iran (2009),
« Poutine doit partir » (2010), la
« révolution de jasmin » en Tunisie
(2010), la « journée de la colère » en
Égypte (2011), « occupy Wall Street »
aux États-Unis (2011), le « mouvement du
15M » en Espagne (2011), le « sit-in »
de Mexico (2012), « le départ » à
nouveau au Venezuela (1014), la « place
Maidan » à nouveau en Ukraine (en 2014),
etc.
[5]
Action directe fut un groupe d’extrême
gauche, qui organisa 80 attentats et
assassinats dans les années 80, et fut
en définitive manipulé par le Gladio,
c’est-à-dire les services secrets de
l’Otan.
Thierry
Meyssan
Consultant politique,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la
conférence
Axis for Peace. Dernier ouvrage
en français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007). Compte
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