Réseau Voltaire
L’Onu, l’UE et la schizophrénie Daesh
Thierry Meyssan
Jeffrey
Feltman, le directeur des Affaires
politiques de l’Onu, et Federica
Mogherini, la Haute Représentante de
l’Union pour les affaires étrangères et
la politique de sécurité. Ces
hauts-fonctionnaires servent-ils la paix
ou mentent-ils au profit de
l’impérialisme US ?
Lundi 6 juin 2016
Les organisations intergouvernementales
sont censées joindre les efforts des
États-membres pour parvenir à des
résultats qu’ils ne pourraient atteindre
seuls. On devrait pouvoir en conclure
que l’Onu et l’UE coordonnent la lutte
contre Daesh. Au lieu de quoi, ces deux
organisations mettent les bâtons dans
les roues aux acteurs de terrain et
masquent les soutiens étatiques au
terrorisme international.
Si durant la Guerre
froide, les crédits de recherche en
sciences sociales et politiques étaient
orientés vers des études du
« totalitarisme » —c’est-à-dire vers
l’assimilation du nazisme et du
stalinisme—, ils ont été réorientés vers
le « terrorisme » après les attentats du
11 septembre 2001. Soudain, des milliers
d’experts ont surgi, financés pour
justifier a posteriori la version
officielle des attentats, les guerres en
Afghanistan et contre l’Irak, et la
proclamation du Patriot Act.
Treize ans plus tard, le phénomène
s’est répété à l’occasion de la
proclamation du califat par Daesh. Il
s’agit désormais moins de lutter contre
une menace terroriste diffuse que de
combattre un État bien réel quoique non
reconnu, et de prévenir les transferts
d’armes, d’argent et de combattants
qu’il génère.
Deux organisations
intergouvernementales, l’Onu et l’Union
européenne, ont accompli un travail
gigantesque pour définir une stratégie
de « prévention de l’extrémisme
violent » et lutter contre Daesh.
L’Assemblée générale des Nations unies
examinera ces travaux le 30 juin et le
1er juillet. On peut évidemment craindre
que la « prévention de l’extrémisme
violent » ne soit jamais qu’une
justification de la répression de toute
opposition.
À lire les documents disponibles
—ceux (1) du secrétaire général de
l’Onu [1],
(2) du Comité 1373 de lutte
anti-terroriste, (3) de l’Équipe d’appui
analytique et de surveillance des
sanctions [2],
et (4) du Service d’action extérieure de
l’Union européenne [3]—,
on est pris d’un vertige devant ce qui
s’apparente non pas à un plan de
bataille, mais à l’élaboration d’une
rhétorique politiquement correcte.
L’Onu et l’UE se fondent
exclusivement sur des sources
occidentales éloignées du terrain et ne
mentionnent jamais non seulement les
informations transmises par l’Irak, la
Syrie et la Russie, mais leur existence
même. Pourtant celles-ci ont été remises
au Conseil de sécurité par les
ambassadeurs Mohamed Ali Alhakim, Bachar
Ja’afari et Vitali Tchourkine. Elles
sont librement consultables.
La Syrie, et dans une bien moindre
mesure l’Irak, ont fourni au jour le
jour des informations sur les transferts
d’argent, d’armes et de jihadistes,
tandis que la Russie a distribué cinq
rapports thématiques sur
1.
le commerce illégal d’hydrocarbures [4] ;
2.
le recrutement de combattants
terroristes étrangers [5] ;
3.
le trafic d’antiquités [6] ;
4.
les livraisons d’armes et de munitions [7] ;
5.
les composantes destinées à la
fabrication d’engins explosifs
improvisés [8].
L’ensemble de ces documents met en
cause directement l’Arabie saoudite, le
Qatar et la Turquie. Ces trois États
—alliés de Washington— y ont répondu par
des dénégations globales sans jamais
discuter la moindre imputation.
Daesh est fonctionnel aux quatre
objectifs de la stratégie des États-Unis
que ce soit en ce qui concerne la
création de la guerre civile
sunnites/chiites en Irak, puis le projet
de partition de l’Irak en trois parties
fédérées, celui de la coupure de la
route reliant l’Iran au Liban, ou encore
le projet de renversement de la
République arabe syrienne. De sorte que
l’on peut se demander : si Daesh
n’existait pas, Washington devrait-il
l’inventer ?
Il serait faux de croire que la mise
à l’écart des documents sus-cités serait
le fait d’un préjugé anti-irakien,
anti-syrien et anti-russe. En effet, les
sources occidentales publiques et
privées qui abondent dans leur sens sont
également ignorées. Par exemple, les
documents déclassifiés de l’U.S. Defense
Intelligence Agency [9]
ou les articles de Jane’s la
revue fétiche des officiers de l’Otan [10].
Non, l’Onu et l’UE abordent la question
de Daesh avec un a priori simple
et clair : cet État aurait surgi de
manière spontanée, sans bénéficier
d’aucune aide.
L’aveuglement de l’Onu est tel que
son secrétaire général, Ban Ki-moon,
attribue à la Coalition internationale
conduite par Washington les victoires
obtenues par les sacrifices des armées
irakienne et arabe syrienne, de la
Résistance libanaise, ainsi que par
l’engagement massif de l’armée russe.
Le « résultat » de quinze années de
« guerre contre la terreur », nous
assure-t-on, serait d’avoir tué plus
d’un million et demi de civils pour 65 à
90 000 présumés terroristes, et d’être
passé d’une attaque terroriste diffuse
(Al-Qaïda) directement à un État
terroriste (Daesh) ! Après nous avoir
expliqué qu’une quinzaine d’États
membres de l’Onu ont « failli » (Failled
States) malgré des années d’aide
internationale, nous sommes censés
croire qu’en quelques mois un groupe de
combattants incultes est parvenu, seul,
à créer un État et à menacer la paix
mondiale.
Al-Qaïda est passé subtilement du
statut de « menace » à celui d’« allié »
selon les cas. Il a pu financer l’AKP en
Turquie [11],
aider l’Otan à renverser Mouamar
el-Kadhafi en Libye et faire du « bon
boulot » en Syrie, tout en restant sur
la liste onusienne des organisations
terroristes. Personne n’a jugé utile de
nous expliquer cette évolution et cette
contradiction. Peu importe puisque le
statut d’« ennemi » est désormais dévolu
à Daesh.
Au cours des quinze dernières années,
nous avons vu le camp occidental
développer sa théorie du 11-Septembre et
de la menace Al-Qaïda. Après la
publication de ma critique de ce conte à
dormir debout [12]
et malgré les attentats qui se sont
multipliés, nous avons vu les opinions
publiques douter de la sincérité de
leurs gouvernements, puis se détacher
lentement de leurs déclarations
officielles au point de ne plus y croire
aujourd’hui. Ceci bien que certains
chefs d’État —à Cuba, en Iran [13],
au Venezuela— aient publiquement
déclarés ne pas être dupes.
Sachant que cette fois, le point de
vue contestataire est défendu dès le
départ par plusieurs États, dont deux
membres permanents du Conseil de
sécurité —la Russie et la Chine—,
allons-nous passer les quinze prochaines
années à devenir également schizophrènes
à propos de la « menace Daesh » ?
[1]
Lire notamment les deux rapports sur
Daesh : « Premier
rapport de l’Onu sur Daesh », 9
février 2016 et « Deuxième
rapport de l’Onu sur Daesh », 31 mai
2016.
[2]
« Rapport de l’Équipe d’appui analytique
et de surveillance des sanctions faisant
suite aux résolution 1526 (2004) et 2253
(2015) du Conseil de sécurité concernant
l’État islamique d’Iraq et du Levant (Daech),
Al-Qaida, et les personnes et entités
qui leur sont associées », 4 mars 2016.
[3]
“Towards
a comprehensive EU approach to the
Syrian crisis”, Voltaire Network,
24 June 2013. “Elements
for an EU regional strategy for Syria
and Iraq as well as the Da’esh threat”
(Confidential leaked document),
Voltaire Network, 6 February 2015. “Council
conclusions on the EU Regional Strategy
for Syria and Iraq as well as the ISIL/Da’esh
threat”, Voltaire Network, 16
March 2015. “One
year after : the impact of the EU
Regional Strategy for Syria, Iraq and
against Da’esh” (European External
Action Service. Mena Directorate.
Working document), Voltaire Network,
10 May 2016. “EU
Council conclusions on the EU Regional
Strategy for Syria and Iraq as well as
the Da’esh threat”, Voltaire
Network, 23 May 2016.
[4]
« Rapport
de Renseignement russe sur le commerce
de pétrole de Daesh », Réseau
Voltaire, 29 janvier 2016.
[5]
« Rapport
de Renseignement russe sur l’aide
actuelle turque à Daesh », Réseau
Voltaire, 10 février 2016.
[6]
« Rapport
de Renseignement russe sur le trafic
d’antiquités de Daesh », Réseau
Voltaire, 8 mars 2016.
[7]
« Second
rapport de Renseignement russe sur
l’aide actuelle turque à Daesh »,
Réseau Voltaire, 18 mars 2016.
[8]
« Troisième
rapport de Renseignement russe sur
l’aide actuelle turque à Daesh »,
Réseau Voltaire, 17 mai 2016.
[9]
« Rapport de la DIA sur les jihadistes
au Levant », 12 août 2012,
Téléchargement.
[10]
« Les
États-Unis violent le cessez-le-feu en
Syrie et arment Al-Qaïda »,
Réseau Voltaire, 25 avril 2016. « Qui
arme les jihadistes durant le
cessez-le-feu ? » (vidéo), par
Thierry Meyssan, Télévision nationale
syrienne , Réseau Voltaire, 30 avril
2016.
[11]
« Erdoğan
recevait secrètement le banquier d’Al-Qaida »,
Réseau Voltaire, 2 janvier 2014.
« Al-Qaida,
éternel supplétif de l’Otan », par
Thierry Meyssan, Al-Watan (Syrie)
, Réseau Voltaire, 6 janvier
2014.
[12]
« L’Effroyable
Imposture suivi de Le Pentagate »,
Ed. Demi-Lune (première édition mars
2002).
[13]
« Déclaration
de Mahmoud Ahmadinejad à la 67e
Assemblée générale de l’ONU », par
Mahmoud Ahmadinejad, Réseau Voltaire,
26 septembre 2012. « Al
Qaeda dénonce la position d’Ahmadinejad
sur le 11-Septembre », Réseau
Voltaire, 29 septembre 2011.
Thierry Meyssan
Consultant
politique, président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Dernier ouvrage en
français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007). Compte
Twitter officiel.
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