« Sous nos yeux »
Le terrorisme vu de Washington
Thierry Meyssan
L’ambassadrice itinérante Tina
S. Kaidanow, coordinatrice de la lutte
anti-terroriste,
lors de la présentation de son rapport
annuel.
Lundi 5 mai 2014
Le rapport annuel du département d’État
sur le terrorisme dans le monde est un
tissu de contradictions brillant par ses
omissions. À le lire, la Syrie est le
centre mondial du terrorisme, mais aucun
Syrien n’en a été victime dans l’année.
D’ailleurs la Syrie n’est pas touchée
par le terrorisme, elle en est au
contraire le principal et le plus ancien
support dans le monde. Thierry Meyssan a
lu pour vous cet étonnant travail de
propagande.
Le département
d’État a rendu public, le 30 avril,
son rapport annuel sur le terrorisme
dans le monde.
Pour les Nations unies, le
terrorisme c’est, selon la
définition du chercheur néerlandais
Alex P. Schmid : « une méthode
d’action violente répétée inspirant
l’anxiété, employée par des acteurs
clandestins individuels, en groupes
ou étatiques (semi-) clandestins,
pour des raisons idiosyncratiques,
criminelles ou politiques, selon
laquelle — par opposition à
l’assassinat — les cibles directes
de la violence ne sont pas les
cibles principales. Les victimes
humaines immédiates de la violence
sont généralement choisies au hasard
(cibles d’occasion) ou sélectivement
(cibles représentatives ou
symboliques) dans une population
cible, et servent de générateurs de
message. Les processus de
communication basés sur la violence
ou la menace entre les
(organisations) terroristes, les
victimes (potentielles), et les
cibles principales sont utilisés
pour manipuler la (le public) cible
principale, en faisant une cible de
la terreur, une cible d’exigences,
ou une cible d’attention, selon que
l’intimidation, la coercition, ou la
propagande est le premier but » [1].
Mais depuis 2004, la loi
états-unienne définit le terrorisme
comme des « actes prémédités de
violence politique contre des
non-combattants par des groupes
infra-nationaux ou des agents
clandestins » [2]
Cette définition vise à condamner
comme criminels des actes de
résistance au colonialisme ou à
l’impérialisme et à dédouaner les
crimes commis par l’État colonial
d’Israël et les États impérialistes
occidentaux, au premier rang
desquels les États-Unis eux-mêmes.
Elle assimile la Résistance au
terrorisme. Avant la Seconde Guerre
mondiale, le terme « résistance »
désignait les forces réactionnaires
qui s’opposaient au Progrès. Mais
après la Guerre mondiale, il désigne
« tout mouvement qui s’oppose à
l’occupation d’un pays par des
forces étrangères » en référence à
la Résistance française contre les
collaborateurs des nazis et les
fonctionnaires civils ou militaires
du Reich.
Al-Qaïda selon
le département d’État
Le rapport du département d’État
mêle donc les crimes commis contre
des civils de manière indistincte, à
l’exception de ceux commis par
l’Empire, avec les hauts faits de la
Résistance. Comme il admet que le
centre du terrorisme mondial se
trouve aujourd’hui dans la région
MENA autour d’Al-Qaïda et de ses
affiliés, j’ai lu attentivement les
notices consacrées à chaque pays qui
la compose. S’il admet qu’il y a eu
8 800 victimes du terrorisme en
Irak, en 2013, le reste du document
brille par ses omissions.
Le
rapport ignore que l’ancien numéro 2
d’Al-Qaïda, Abdelhakim Belhaj, est
devenu le gouverneur militaire de
Tripoli (Libye) et le chef du parti
Al-Watan, dont ressortait le Premier
ministre, Ali Zeidan.
Rien
sur l’accueil par Israël des
combattants blessés d’Al-Qaïda et
les félicitations qu’ils ont reçues
personnellement du premier ministre
Benjamin Netanyahu, venu les visiter
dans ses hôpitaux.
La
Turquie, qui est classée comme un
pays européen et non pas asiatique,
est présentée comme un partenaire de
longue date des États-Unis dans la
lutte anti-terroriste. Le rapport
s’étend sur les actions du PKK, mais
ne dit pas un mot sur la présence de
trois camps d’entraînement
d’Al-Qaïda sur son territoire (deux
à la frontière syrienne et un dans
la banlieue d’Istanbul). Et bien
sûr, rien sur la procédure
judiciaire ayant établi que le
Premier ministre Recep Tayyip
Erdoğan recevait en secret le
banquier d’Al-Qaïda pour financer
ses opérations en Syrie [3].
C’était pourtant l’information la
plus importante de l’année dans ce
domaine.
Pas
un mot non plus sur la nomination de
Nayif Muhammad al-Ajmi comme
ministre de la Justice et des
affaires religieuses du Koweït,
alors que le département du Trésor
l’accuse d’être l’un des principaux
collecteurs de fonds d’Al-Qaïda [4].
Mais c’était le 5 janvier 2014, donc
peut-être considéré hors du champ du
rapport bien que celui-ci cite des
événements jusqu’en février.
Pas
en mot encore sur l’Arabie saoudite
dont le conseiller de sécurité
nationale et chef des services
secrets fut tout au long de 2013 le
prince Bandar ben Sultan, considéré
comme le vrai chef d’Al-Qaïda depuis
le retrait pour raison de santé
d’Oussama Ben Laden en août 2011.
Les soutiens du
terrorisme selon le département
d’État
Le rapport passe en revue les
différents pays qui ont eu à subir
du terrorisme, à l’exception de
quatre qu’il considère comme
responsables du terrorisme
international, donc pas victimes,
mais bourreaux : Cuba (depuis 1982),
l’Iran (depuis 1984), le Soudan
(depuis 1993) et la Syrie (depuis
1979).
Cuba
est accusé d’héberger des
terroristes en fuite des États-Unis,
de leur accorder des logements, de
la nourriture et des soins médicaux.
Il s’agit des survivants du groupe
des Panthères noires !
L’Iran
est accusé de soutenir la Résistance
au Levant (ce qu’il revendique)
(Hezbollah, Jihad islamique, FPLP)
et au Yémen, et surtout d’héberger
des bases d’Al-Qaïda (?) sous le
commandement de Muhsin al-Fadhli. Le
rapport assure que le gouvernement
iranien autorise le transfert de
fonds et de jihadistes par son
territoire vers la Syrie (?). Selon
lui, l’Iran est donc l’allié
d’Al-Qaïda en Syrie et lutte aux
côtés de l’État et des terroristes
contre « l’opposition pacifique ».
Pas un mot sur l’assassinat de
scientifiques iraniens, ni sur les
attentats des Moujahidines du
Peuple.
Le
gouvernement soudanais serait un
partenaire des États-Unis dans la
lutte contre le terrorisme, mais il
persiste à soutenir le Hamas, raison
pour laquelle le pays est toujours
sous « sanctions ». Le rapport
semble ignorer que le Hamas est
dirigé depuis le fidèle et
exemplaire Qatar.
La
Syrie est accusée de soutenir la
Résistance au Levant (ce qu’elle
revendique). Le rapport souligne
que, malgré son adhésion au
MENA-FATF, le pays est incapable de
contrôler le financement du
terrorisme parce que 80 % de ses
ressortissants effectuent leurs
transactions en liquide, échappant à
la surveillance des banques. Enfin,
la Syrie a pris l’engagement de
détruire ses armes chimiques dont on
sait qu’elles auraient pu être
utilisées par des groupes
terroristes. Et c’est tout.
En 2013, il n’y a pas eu de
terrorisme en Syrie, selon le
département d’État, bien qu’il
s’agisse de la principale
destination d’Al-Qaïda et que cet
afflux de milliers de jihadistes
pose un problème aux États-Unis et à
leurs alliés. Au contraire, « le
régime a essayé tout au long de
l’année de présenter le pays comme
victime du terrorisme, caractérisant
tous ses opposants armés de
terroristes ». Les têtes coupées
qui ornent les entrées et les places
centrales des « zones libérées »
et soutenues par l’Otan
n’intéressent pas Washington. Au
contraire, celui-ci se félicite
qu’Al-Nosra et l’ÉIIL se soient
désolidarisés de la Coalition
nationale qu’il sponsorise
officiellement.
On comprend que sur cette logique
négationniste, l’administration
Obama ne pouvait pas accepter les
demandes de la délégation syrienne
aux pourparlers de Genève.
On notera que la Syrie est l’État
le plus cité du rapport. En effet,
il observe que le jihad en Syrie est
devenu un problème pour 26 pays qui
fournissent des combattants et
craignent de les voir rentrer pour
commettre des actions chez eux. Si
les notices des principaux États
européens et arabes comportent cette
rubrique, seul le Kirghizistan est
mentionné dans le reste du monde,
alors que ce problème est largement
discuté ailleurs, en Indonésie
notamment. Pourtant, on apprend dans
d’autres passages du rapport que le
problème se pose aussi dans toute
l’ancienne Union soviétique.
Les
contradictions du département d’État
En définitive, ce rapport
comprend tellement de contradictions
que force est de constater qu’il
n’est plus possible à Washington de
masquer son jeu. Pourquoi ignorer le
rôle d’Abdelhakim Belhaj en Libye ?
sinon pour masquer son rôle dans la
conquête du pays par l’Otan, puis
dans l’attaque de la Syrie. Pourquoi
ignorer le financement d’Al-Qaïda
par des fonds publics publics turcs
détournés par le Premier ministre ?
sinon parce que ce pays est membre
de l’Otan. Pourquoi accuser le Hamas
d’être une organisation terroriste
contre Israël et ignorer qu’il est
domicilié au gentil Qatar ? sinon
parce que la politique de Washington
vis-à-vis des Frères musulmans est
incertaine. Pourquoi ignorer les
collectes du ministre koweïtien de
la Justice ? sinon parce qu’elles
financent précisément Al-Qaïda en
Syrie. Pourquoi ignorer le rôle du
prince Bandar ben Sultan, dit
« Bandar Bush » ? sinon parce qu’il
agissait pour le compte de la CIA.
Si certains doutent encore que la
« guerre contre le terrorisme » est
une escroquerie, que le terrorisme
en général et Al-Qaïda en
particulier sont des instruments de
la politique états-unienne, ce
rapport en est une preuve de plus.
Source
Al-Watan (Syrie)
Thierry
Meyssan,
Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Dernier ouvrage en
français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
Document joint
Country Reports on
Terrorism 2013
(PDF - 2.2 Mo)
[1]
"Terrorism is an anxiety-inspiring
method of repeated violent action,
employed by (semi-) clandestine
individual, group or state actors, for
idiosyncratic, criminal or political
reasons, whereby - in contrast to
assassination - the direct targets of
violence are not the main targets. The
immediate human victims of violence are
generally chosen randomly (targets of
opportunity) or selectively (representative
or symbolic targets) from a target
population, and serve as message
generators. Threat- and violence-based
communication processes between
terrorist (organization), (imperilled)
victims, and main targets are used to
manipulate the main target
(audience(s)), turning it into a target
of terror, a target of demands, or a
target of attention, depending on
whether intimidation, coercion, or
propaganda is primarily sought" in
Political Terrorism : A New Guide To
Actors, Authors, Concepts, Data Bases,
Theories, And Literature, par Alex
P. Schmid et Alebert J. Jongman,
Transaction Publishers, 1988, pp. 1-2.
[2]
“Premeditated, politically motivated
violence perpetrated against
non-combatant targets by subnational
groups or clandestine agents”. Cf.
Section 2656f(d) of Title 22 of the
United States Code.
[3]
« Erdoğan
recevait secrètement le banquier d’Al-Qaida »,
et « Al-Qaida,
éternel supplétif de l’Otan », par
Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 2 et 6
janvier 2014.
[4]
« Le
ministre de la Justice du Koweït,
financier d’Al-Qaïda », Réseau
Voltaire, 26 avril 2014.
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