Venezuela : l’indulgence de la presse
française (et d’une partie de la gauche)
pour la violence d’extrême droite
Thierry Deronne
Jeudi 17 août 2017
Les violences de la droite
semblent, pour l’heure, avoir pris
fin grâce à la mobilisation démocratique venue essentiellement des
secteurs populaires – 90 % de la
population, indifférents ou
exaspérés par trois mois d’une
insurrection armée qui a causé la
majorité des morts. Depuis l’élection
d’une Assemblée Constituante, la droite
se déchire sur les causes de son
échec, tout en inscrivant ses candidats
aux prochaines élections régionales
d’octobre…
Je vis depuis 23 ans au Venezuela et
jamais je n’ai observé un tel délire, un
tel déni de réalité sur le Venezuela. 99
% de propagande martelée tous les jours
par 99% des médias ont eu raison de
l’esprit critique de 99% des citoyens
occidentaux. Comment expliquer le
paradoxe qui voit la gauche condamner la
résurgence du néo-nazisme aux
Etats-Unis mais appuyer en
majorité l’extrême-droite raciste du
Venezuela, et croire dur comme fer qu’il
s’agit d' »une révolte populaire contre
un régime répressif » ? La réponse est
facile : alors que les médias ont
dénoncé les exactions des néo-nazis aux
Etats-Unis, ils ont transformé les
terroristes vénézuéliens en
« combattants de la liberté ». C’est
aussi bête que ça. En 2017, plus que
jamais, la gauche occidentale est coupée
du monde et ne prend plus position en
fonction d’un réel donné mais en
fonction d’un champ médiatique devenu
univoque. Claude Bailblé, professeur de
cinéma : « Vu l’absence de source
alternative on est supposé admettre les
infos comme objectives, alors qu’elles
sont scénarisées, répétées jour après
jour. Comment démêler des images
violentes (incompréhensibles) montées et
commentées (de manière compréhensible)
et qui font office de vérité, sans une
connaissance exacte de la situation ? »
L’arnaque s’opère essentiellement en
termes d’inversion. En
ce qui concerne le Venezuela, la
technique a été utilisée plusieurs fois.
En avril 2002 par exemple, alors qu’un
putsch du patronat et de militaires de
droite avait renversé le président
Chavez, les médias internationaux
justifièrent le coup d’État en inversant
l’ordre des images. Des secteurs
populaires tentant de défendre le palais
présidentiel avec des armes de fortune
devinrent grâce à l’inversion
chronologique du montage, des
« assassins chavistes embusqués tirant
sur une foule d’opposants
désarmés ». C’était doublement faux :
non seulement la manifestation ne se
trouvait pas à cet endroit mais ces
« assassins » résistaient aux tirs des
snippers putschistes. Une manipulation
restée dans les annales grâce au
documentaire de Kim Bartley, récompensé
par plusieurs prix internationaux, : « La
révolution ne sera pas télévisée »
(voir l’explication de l’inversion du
montage par la télévision à partir de la
minute 25) :
La même gauche tombe aujourd’hui en
majorité dans le piège d’une autre
inversion médiatique : la mobilisation
démocratique du 30 juillet – leçon de
courage citoyen et de sagesse politique
– qui a permis l’élection d’une
assemblée constituante est transformée
en « mise en place d’une
dictature »… Bref, bienvenue et longue
vie dans la Caverne de Platon tant que
les médias resteront la propriété de
grands groupes privés, donc opposés aux
ruptures de l’ordre global. Nous
publions ci-dessous une analyse
détaillée de la propagande quotidienne
en France, réalisée par le Site « Le
vent se lève« , sous le titre :
Venezuela : l’indulgence de la presse
française pour la violence
d’extrême-droite.
Thierry Deronne, Caracas, août 2017
Lynchage
du jeune afrodescendant Orlando Figuera,
brûlé vif par les manifestants de droite
au Venezuela.
Au Mexique, la prétendue
guerre totale contre les cartels de
drogue lancée en 2006 par le
président Felipe Calderón et
poursuivie par son successeur Enrique
Peña Nieto aurait déjà fait entre 70 000
et 100 000 morts et disparus et
le bilan macabre continue de s’alourdir.
Cependant, la situation au Mexique ne
fait pas les gros titres de la presse
française ; c’est un autre pays
latino-américain traversant une profonde
crise économique, sociale et politique,
qui retient l’attention des médias de
masse : le Venezuela.
Quel est le ressort de cet effet
médiatique de miroir grossissant sur les
convulsions vénézuéliennes et d’invisibilisation
des autres pays latino-américains ?
C’est qu’au-delà du parti pris
atlantiste de la classe dominante
française, le Venezuela est également
instrumentalisé à des fins de politique
intérieure. Autrement dit, avec le
Venezuela, le camp néolibéral fait d’une
pierre, deux coups : relayer l’agenda
géopolitique de
Washington qui n’exclue pas une
intervention militaire et donner des
uppercuts à la gauche de transformation
sociale (FI et PCF), quitte à banaliser
l’aile la plus radicale de la droite
vénézuélienne qui est aujourd’hui en
position de force au sein de la MUD,
la large et composite coalition
d’opposition au chavisme. Il ne s’agit
pas de prétendre ici que les forces de
l’ordre vénézuéliennes ne seraient
responsables de rien, qu’Hugo Chávez
Frías et son successeur seraient
irréprochables et n’auraient commis
aucune erreur, notamment en matière de
diversification économique ou de lutte
contre l’inflation ou bien encore que le
« chavisme » ne compterait pas, dans ses
rangs, des éléments corrompus ou
radicaux. Il s’agit de mettre en lumière
que le parti pris médiatique majoritaire
en faveur de l’opposition vénézuélienne,
y compris de l’extrême-droite, répond à
la volonté de marteler, ici comme
là-bas, qu’il n’y a pas d’alternative au
modèle néolibéral et à ses avatars, pour
reprendre la formule consacrée et
popularisée en son temps par Margaret
Thatcher,
fidèle soutien de l’ancien dictateur
chilien, Augusto Pinochet.
Le Venezuela
bolivarien, une pierre dans la chaussure
des Etats-Unis d’Amérique
Hugo
Chávez brandit un livre de Noam Chomsky
à la tribune du siège des Nations-Unies
en 2006
Depuis l’arrivée au pouvoir d’Hugo
Chávez , devenu rapidement une figure
mondiale de la lutte antiimpérialiste,
les relations entre le Venezuela, qui
dispose des premières réserves de
pétrole brut au monde et les Etats-Unis
d’Amérique, première puissance et plus
grand consommateur de pétrole mondial,
se sont notoirement détériorées. Il y a,
d’ailleurs, une certaine
continuité dans la politique agressive
des Etats-Unis envers le Venezuela
bolivarien entre les administrations
Bush, Obama et Trump. En avril
2002, le gouvernement Bush reconnait
de facto le gouvernement Caldera,
issu d’un putsch militaire contre Hugo
Chávez puis finit par se rétracter
lorsque le coup d’état est mis en échec
par un soulèvement populaire et une
partie de l’armée restée fidèle au
président démocratiquement élu. Du
reste,
le rôle des Etats-Unis d’Amérique dans
ce coup d’état ne s’est pas limité à
une simple reconnaissance du
gouvernement putschiste. Dès lors, les
relations ne cesseront plus de se
détériorer entre les deux pays. En 2015,
Barack Obama prend un décret
qualifiant ni plus, ni moins, le
Venezuela de « menace
inhabituelle et extraordinaire pour la
sécurité nationale et la politique
extérieure des Etats-Unis ».
Qui peut sérieusement croire que les
troupes bolivariennes s’apprêtent à
envahir le pays disposant du premier
budget militaire au monde ? Ce décret
ahurissant sera prolongé et est toujours
en vigueur aujourd’hui. En décembre
2016, Donald Trump, nomme Rex Tillerson
au poste de secrétaire d’état, un homme
qui a eu
de lourds contentieux avec le
gouvernement vénézuélien lorsqu’il
était PDG de la compagnie pétrolière
Exxon Mobil. La nouvelle administration
annonce rapidement la couleur en
multipliant les déclarations hostiles à
l’égard de Caracas et en prenant, en
février 2017, des
sanctions financières contre le
vice-président vénézuélien Tarik El
Aissami, accusé de trafic de drogue.
Bien entendu, aucune preuve ne sera
apportée quant au présumé trafic de
drogue et les sanctions consistent en un
gel de ses avoirs éventuels aux
Etats-Unis sans que l’on sache s’il a
effectivement des avoirs aux Etats-Unis,
l’idée étant avant tout de
décrédibiliser le dirigeant vénézuélien
aux yeux de l’opinion publique
vénézuélienne et internationale. Tout
change pour que rien ne change. Les
médias français se sont contentés de
relayer la propagande américaine
sans la questionner.
La droite
réactionnaire vénézuélienne jugée
respectable dans la presse française
Fait inquiétant : la frange la
plus extrême et « golpiste » de la
droite vénézuélienne semble avoir les
faveurs de l’administration Trump.
La veille de l’élection de l’assemblée
nationale constituante, le
vice-président Mike Pence a téléphoné à
Leopoldo López, figure de cette frange
radicale, pour le féliciter pour « son
courage et sa défense de la démocratie
vénézuélienne ». Lilian Tintori,
l’épouse de López, accompagnée de
Marco Rubio, un sénateur républicain
partisan de la ligne dure et de
l’ingérence contre Cuba et le Venezuela,
avait été
reçue à la Maison Blanche par Donald
Trump, quelques mois plus tôt. Qui
se ressemble, s’assemble. Pourtant,
après avoir largement pris parti pour la
campagne d’Hillary Clinton au profil
bien plus rassurant que Donald Trump, la
presse française dominante, y compris
celle qui se réclame de la « gauche »
sociale-démocrate (Libération, L’Obs),
ne semble guère s’émouvoir, aujourd’hui,
de cette internationale de la droite
réactionnaire entre les Etats-Unis
d’Amérique et le Venezuela. Nous avons
pourtant connu notre presse dominante
plus engagée contre l’extrême-droite
comme, par exemple, lorsqu’il s’agissait
de faire campagne pour Emmanuel Macron
au nom du
vote utile contre Marine Le Pen.
Leopoldo
López brandissant le tricolore
vénézuélien
Il faut dire que la presse dominante
a mis beaucoup d’eau dans son vin en ce
qui concerne ses critiques à l’encontre
de Trump depuis qu’il est à la tête de
l’Etat nord-américain, comme on a pu
notamment le constater lors de sa
visite officielle le 14 juillet dernier.
De plus, notre presse entretient
de longue date un flou bien plus
artistique que journalistique sur la
véritable nature politique d’une partie
de l’opposition vénézuélienne
voire sur l’opposition tout court. Ainsi
dans un
article du Monde, on peut lire que
la « Table de l’Unité Démocratique »
(MUD) est une « coalition
d’opposants qui va de l’extrême-gauche à
la droite& ». S’il existe bien une
extrême-gauche et un « chavisme
critique » au Venezuela comme Marea
Socialista ou le journal Aporrea, ce
courant politique n’a jamais fait partie
de la MUD qui est une coalition qui va
d’Acción Democratica, le parti
social-démocrate historique converti au
néolibéralisme dans les décennies 80-90
à la droite extrême de Vente Venezuela
de Maria Corina Machado et de Voluntad
Popular de Leopoldo López.
En février 2014, L’bs publie un
portrait dithyrambique de Leopoldo López.
Sous la plume de la journaliste Sarah
Diffalah, on peut lire que « sur la
forme, comme sur le fond, Leopoldo López
est plutôt brillant », que c’est un
« homme de terrain », « combattif »,
qu’il a une « hauteur
intellectuelle certaine », qu’il « peut
se targuer d’une solide connaissance
dans le domaine économique », que
« la résistance à l’oppression et la
lutte pour l’égalité, il y est tombé
dedans tout petit », qu’il est un
« époux modèle », qu’il a une
« belle allure » et qu’il est
devenu « le héros de toute une
frange de la population ». On y
apprend également que Leopoldo López est
« de centre-gauche » ! Henrique
Capriles, un autre leader de
l’opposition, serait ainsi « plus à
droite que lui ». Pourtant, dans
le dernier portrait que L’Obs consacre à
Leopoldo López, on lit bien qu’il « présente
l’aile la plus radicale de la coalition
d’opposition » ! Leopoldo López n’a
pourtant pas évolué idéologiquement
depuis 2014… et L’Obs non plus. Cherchez
l’erreur.
Le magazine américain Foreign Policy,
peu suspect de sympathie pour le
chavisme, a publié, en 2015, un article
sur la fabrication médiatique du
personnage de Leopoldo López intitulé « The
making of Leopoldo López » qui
dresse un portrait de l’homme bien moins
élogieux que celui de L’Obs. L’article
répertorie notamment tous les éléments
qui prouvent que Leopoldo López,
à l’époque maire de la localité huppée
de Chacao (Caracas), a joué un rôle dans
le coup d’état d’avril 2002
quand bien même, par la suite, la
campagne médiatique lancée par ses
troupes a prétendu le contraire.
L’article rappelle également qu’il est
issu de l’une des familles les plus
élitaires du Venezuela. Adolescent, il a
confié au journal étudiant de la Hun
School de Princeton qu’il appartient « au
1% de gens privilégiés ». Sa mère
est une des dirigeantes du Groupe
Cisnero, un conglomérat médiatique
international et son père, homme
d’affaires et restaurateur, siège au
comité de rédaction de El Nacional,
quotidien vénézuélien de référence
d’opposition. Ce n’est pas
franchement ce qu’on appelle un homme du
peuple. Après ses études aux Etats-Unis
– au Kenyon College puis à la Kennedy
School of Government de l’université
d’Harvard -, il rentre au Venezuela où
il travaille pour la compagnie
pétrolière nationale PDVSA. Une enquête
conclura plus tard que López et sa mère,
qui travaillait également au sein de
PDVSA, ont détourné des fonds de
l’entreprise pour financer le parti
Primero Justicia au sein duquel il
militait. L’Humanité rappelle
ses liens anciens et privilégiés avec
les cercles du pouvoir à Washington
; en 2002, il rencontre la famille Bush
puis rend visite à l’International
Republican Institute, qui fait partie de
la NED (National Endowment for Democracy)
qui a injecté des millions de dollars
dans les groupes d’opposition tels que
Primero Justicia.
A gauche,
Leopoldo Lopez, flanqué de Maria Corina
Machado (à sa droite) fait la promotion
de la « salida » lors d’une conférence
de presse. A droite, des « manifestants
» prenant la fuite après avoir lancé des
cocktails molotov.
En 2015, Leopoldo López est condamné par
la justice vénézuélienne à 13 ans et
neuf mois de prison pour commission de
délits d’incendie volontaire, incitation
au trouble à l’ordre public, atteintes à
la propriété publique et association de
malfaiteurs. Il est condamné par la
justice de son pays pour son rôle
d’instigateur de violences de rue en
2014, connues sous le nom de « guarimbas »
(barricades), pendant
la campagne de la « salida »
(la sortie) qui visait à « sortir »
Nicolás Maduro du pouvoir, élu
démocratiquement un an auparavant. Ces
violence se solderont par 43 morts au
total dont la moitié a été causée par
les actions des groupes de choc de
l’opposition et dont 5 décès impliquent
les forces de l’ordre, selon le site
indépendant
Venezuelanalysis. L’opposition, les
Etats-Unis et ses plus proches alliés
vont s’employer à dénoncer un procès
politique et vont lancer une vaste
campagne médiatique internationale pour
demander la libération de celui qui est
désormais, à leurs yeux, un prisonnier
politique (#FreeLeopoldo). La
presse française dominante embraye le
pas et prend fait et cause pour Leopoldo
López. Pour le Monde, il est
tout bonnement
le prisonnier politique numéro 1 au
Venezuela.
L’université publique San Cristobal
ravagée par les flammes en 2014 lors de
la « salida »
Pourtant, à l’époque, la procureure
générale Luisa Ortega Diaz, qui, depuis
qu’elle critique le gouvernement Maduro,
est devenue la nouvelle coqueluche des
médias occidentaux et suscite désormais
l’admiration de Paulo Paranagua du Monde
qui loue son « indépendance »,
estimait que ces « manifestations » «
[étaient] violentes, agressives et
[mettaient] en danger la liberté de ceux
qui n’y participent pas ».
Paulo Paranagua parlait, quant à lui, de
« manifestations d’étudiants et
d’opposants [sous-entendues
pacifiques, ndlr], durement
réprimées » dans un portrait à la
gloire de Maria Corina Machado, très
proche alliée politique de Leopoldo
López, présentée comme la « pasionaria
de la contestation au Venezuela »
comme l’indique le titre de l’article.
Notons que si Luisa Ortega est
aujourd’hui très critique du
gouvernement Maduro, elle n’a, en
revanche, pas changé d’avis sur la
culpabilité de Leopoldo López et la
nature des faits qui lui ont valu sa
condamnation. Dans
l’article de Sarah Diffalah de l’Obs,
la stratégie insurrectionnelle de la « salida »
est qualifiée de « franche
confrontation au pouvoir » qui
constitue néanmoins « une petite
ombre au tableau » de López, non
pas pour son caractère antidémocratique
et violent mais parce qu’ elle a créé
des remous au sein de la coalition
d’opposition car, selon la journaliste,
« certains goûtent moyennement à sa
nouvelle médiatisation ». Et la
journaliste de se demander s’il ne
ferait pas « des jaloux ».
Cette explication psychologisante
s’explique peut-être par le fait que
Leopoldo López avait déclaré à L’Obs, de
passage à Paris, qu’il entendait trouver
des « luttes non-violentes, à la
façon de Martin Luther King » et
que Sarah Diffalah a bu ses paroles au
lieu de faire son travail de
journaliste.
Des opposants armés et
violents dans les quartiers riches de
Caracas repeints volontiers en
combattants de la liberté et de la
démocratie
Orlando
Figuera, 21 ans, poignardé puis brûlé
vif par des opposants qui le
suspectaient d’être chaviste en raison
de la couleur de sa peau
Le chiffre incontestable de plus de 120
morts depuis le mois d’avril, date à
laquelle l’opposition radicale a renoué
avec la stratégie insurrectionnelle, est
largement relayé dans la presse
hexagonale sauf que l’on oublie
souvent de préciser que « des
candidats à la constituante et des
militants chavistes ont été assassinés
tandis que les forces de l’ordre ont
enregistré nombre de morts et de blessés »
comme le rappelle José Fort, ancien chef
du service Monde de l’Humanité, sur son
blog. Par exemple, la
mort d’Orlando José Figuera, 21 ans,
poignardé puis brûlé vif par des
partisans de l’opposition qui le
suspectaient d’être chaviste en raison
de la couleur noire de sa peau, en marge
d’une « manifestation » dans le quartier
cossu d’Altamira (Caracas), n’a pas fait
les gros titres en France. On
dénombre
plusieurs cas similaires dans le
décompte des morts.
José Felix
Pineda, un candidat chaviste à
l’assemblée nationale constituante,
tué par balle à son domicile, la veille
du scrutin
Exemple typique de ce qui s’apparente à
un mensonge par omission : dans un
article de Libération, on peut lire
que « ces nouvelles violences
portent à plus de 120 morts le bilan de
quatre mois de mobilisation pour
réclamer le départ de Nicolás Maduro »
sans qu’aucune précision ne soit
apportée quant à la cause de ces morts.
On lit tout de même plus loin qu’« entre
samedi et dimanche, quatre personnes,
dont deux adolescents et un militaire,
sont mortes dans l’Etat de Tachira,
trois hommes dans celui de Merida, un
dans celui de Lara, un autre dans celui
de Zulia et un dirigeant étudiant dans
l’état de Sucre, selon un bilan
officiel. » Le journaliste omet
cependant de mentionner que parmi ces
morts, il y a celle de
José Félix Pineda, candidat chaviste à
l’assemblée constituante, tué par balle
à son domicile. La manipulation
médiatique consiste en un raccourci qui
insinue que toutes les morts seraient
causées par un usage disproportionné et
illégitime de la force par les gardes
nationaux et les policiers, et qu’il y
aurait donc, au Venezuela, une
répression systématique, meurtrière et
indistincte des manifestants anti-Maduro
forcément pacifiques. L’information
partielle devient partiale. L’article de
Libération est en outre illustré par une
photo de gardes nationaux, accompagnée
de la légende « des policiers
vénézuéliens affrontent des manifestants
le 30 juillet 2017 ». Les images
jouent en effet un rôle central dans la
construction d’une matrice médiatique.
Au micro de la radio suisse RTS
(07/07/2017), le même
Maurice Lemoine s’insurge contre ces
raccourcis médiatiques : « J’y
suis allé pendant trois semaines
[au Venezuela, ndlr]. Les
manifestations de l’opposition sont
extrêmement violentes, c’est-à-dire que
vous avez une opposition qui défile de
10h du matin jusqu’à 1h de l’après-midi
et, ensuite, elle est remplacée par des
groupes de choc de l’extrême-droite avec
des délinquants. […] Ils sont très
équipés et c’est une violence qui n’a
strictement rien à avoir avec les
manifestations que nous avons ici en
Europe. On vous dit « répression
des manifestations au Venezuela, 90
morts ». C’est pas vrai ! C’est pas
vrai ! […] En tant que journaliste, je
m’insurge et je suis très en colère.
Dans les 90 morts, vous avez 8 policiers
et gardes nationaux qui ont été tués par
balle. Vous avez, la semaine dernière,
deux jeunes manifestants qui se sont
fait péter avec des explosifs
artisanaux. Vous avez des gens, des
chavistes, qui essayent de passer une
barricade et qui sont tués par balle,
c’est-à-dire que la majorité des
victimes ne sont pas des opposants tués
par les forces de l’ordre et, y compris
dans les cas – parce qu’il y en a eu –
de grosses bavures et de manifestants
qui sont victimes des forces de l’ordre,
les gardes nationaux ou les policiers
sont actuellement entre les mains de la
justice. Il y a une
présentation du phénomène qui, de mon
point de vue de journaliste, est très
manipulatrice. »
1er
septembre 2016, la « toma de Caracas »
de la MUD (en bas)
contre la « marea roja por la paz » des
chavistes (en haut)
En outre, la presse mainstream insiste
lourdement sur la « polarisation
politique », certes incontestable, au
Venezuela pour mieux cacher une
polarisation sociale à la base du
conflit politique. Comme le souligne
Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS
et spécialiste de l’Amérique Latine,
dans une
interview à L’Obs, « l’opposition
peut se targuer d’avoir le soutien d’une
partie de la population mais il ne
s’agit sûrement pas du peuple
« populaire ». Principalement, ce sont
des classes moyennes, aisées, jusqu’à
l’oligarchie locale tandis que le
chavisme s’appuie sur des classes plus
populaires, voire pauvres. En fait, le
conflit politique qui se joue
aujourd’hui cache une sorte de lutte des
classes. L’opposition a donc un
appui populaire en termes de population
mais pas dans les classes populaires. »
Les manifestations de l’opposition se
concentrent, en effet, dans les
localités cossues de l’est de la
capitale (Chacao, Altamira) gouvernées
par l’opposition tandis que les
barrios populaires de l’ouest de la
capitale restent calmes. La base
sociale de l’opposition est un détail
qui semble déranger la presse mainstream dans
la construction du récit médiatique d’un
peuple tout entier, d’un côté, dressé
contre le « régime » de Nicolás Maduro
et sa « bolibourgeoisie » qui le
martyrise en retour, de l’autre côté.
Ainsi, les manifestations pro-chavistes
qui se déroulent d’ordinaire dans le
centre de Caracas sont souvent
invisibilisés dans les médias français.
Le 1er septembre 2016,
l’opposition avait appelé à une
manifestation baptisée « la prise de
Caracas » et les chavistes avaient
organisé, le même jour, une
contre-manifestation baptisée « marée
rouge pour la paix ». Une journée de
double-mobilisation donc. Le Monde
titrera sur «
la démonstration de force des opposants
au président Maduro » en ne
mentionnant qu’en toute fin d’article
que les chavistes avaient organisé une
manifestation le même jour qui « a
réuni quelques milliers de personnes ».
Ces quelques milliers de chavistes,
n’auront pas le droit, eux, à une photo
et une vidéo de leur manifestation…
D’autant plus qu’ils étaient sans doute
plus nombreux que ce que veut bien en
dire le quotidien. Dans un
article relatant une manifestation
d’opposition de vénézuéliens installés à
Madrid qui a eu lieu quelques jours plus
tard, Le Monde mentionne la « prise de
Caracas » du 1er septembre
mais réussit le tour de force de ne pas
mentionner une seule fois la « marée
rouge » chaviste. En réalité, les deux
camps politiques avaient réuni beaucoup
de monde, chacun de leur côté,
illustrant ainsi la polarisation
politique et sociale du Venezuela.
Les photos des manifestations de
l’opposition et des heurts avec les
forces de l’ordre sont largement
diffusées et les événements sont traités
comme un tout indistinct alors que ces
mobilisations d’opposition se déroulent
en deux temps, comme l’explique Maurice
Lemoine et que les manifestants
pacifiques de la matinée ne sont pas les
mêmes « manifestants » qui, encagoulés,
casqués et armés, s’en prennent aux
forces de l’ordre dans l’après-midi.
Cet amalgame rappelle le
traitement médiatique des mobilisations
sociales contre la Loi Travail sauf
que, dans le cas français, les médias de
masse avaient pris fait et cause pour le
gouvernement et les forces de l’ordre
et avaient stigmatisé le mouvement
social, en amalgamant manifestants et
casseurs qui passeraient, soit dit en
passant, pour des enfants de chœur à
côté des groupes de choc de l’opposition
vénézuélienne. Ce parti pris médiatique
majoritaire s’explique sans doute parce
qu’au Venezuela, le gouvernement est
antilibéral et l’opposition est
néolibérale, conservatrice voire
réactionnaire tandis qu’en France, c’est
précisément l’inverse. Sous couvert de
dénoncer la violence, la presse de la
classe dominante défend, en réalité, à
Paris comme à Caracas, les intérêts de
la classe dominante.
Le Venezuela devient
un sujet de politique intérieure en
France
Un dessin
du caricaturiste Plantu pour L’Express
Après avoir publié une interview de
Christophe Ventura en contradiction avec
sa ligne éditoriale, certes relayée sur
sa page Facebook à une heure creuse et
tardive (lundi 31/07/2017 à 21h41) et
sans véritable accroche, L’Obs renoue
avec la stratégie d’instrumentalisation
du dossier vénézuélien pour faire le
procès de la gauche
antilibérale française en
relayant sur Facebook le surlendemain,
cette fois-ci à une heure de pointe
(18h30 pétantes), un article intitulé « Venezuela :
La France Insoumise peine à expliquer sa
position sur Maduro »,
agrémenté de la photo choc d’une
accolade entre Hugo Chávez et Jean-Luc
Mélenchon. Le texte introductif précise
qu’un tweet a refait surface. Un tweet
qui date de… 2013. Plutôt que d’informer
les lecteurs sur la situation au
Venezuela, la priorité semble donc être
de mettre l’accent sur des enjeux
purement intérieurs. Une avalanche
d’articles dénonçant les « ambiguïtés »
de la France Insoumise s’abat sur la
presse hexagonale. Le Lab d’Europe 1 se
demande « comment
la France Insoumise justifie les
positions pro-Maduro de Mélenchon ».
A France Info, on semble avoir la
réponse : « désinformation »,
situation « compliquée » : comment des
députés de La France Insoumise analysent
la crise vénézuélienne ».
L’hebdomadaire Marianne, quant à lui,
parle des « positions
équilibristes de la France Insoumise et
du PCF ». LCI titre sur le « malaise
de la France Insoumise au sujet de
Maduro » puis publie une sorte de
dossier sur « Jean-Luc
Mélenchon et le régime chaviste :
économie, Poutine, constituante, les
points communs, les différences ».
Une partie de la presse alternative et
indépendante de gauche n’est pas en
reste non plus, à l’instar de Mediapart
qui se fait depuis plusieurs mois le
relai médiatique en France du « chavisme
critique », un courant politique qui
participe depuis longtemps au débat
d’idées au Venezuela et qui n’est pas
dénué d’intérêt pour comprendre la
réalité complexe du pays et de sa
« révolution bolivarienne ». Ainsi, le
journal d’Edwy Plenel, très modérément
alternatif sur l’international et sur
Mélenchon, en profite pour régler ses
comptes avec la FI et le PCF en
dénonçant leurs « pudeurs
de gazelle pour le Venezuela ». Les
députés insoumis sont sommés de
s’expliquer à l’instar d’Eric
Coquerel face aux journalistes d’Europe
1 qui ne lui ont posé presque que
des questions sur le Venezuela alors
qu’il ne s’agissait en aucun cas d’une
émission spéciale sur le pays
latino-américain. Ce déploiement
médiatique ressemble furieusement à une
injonction morale faite à la France
Insoumise et à son chef de file dont on
reproche avec insistance le silence sur
le sujet, de condamner, bien entendu, ce
« régime » honni et de souscrire au
discours dominant. Les insoumis et les
communistes français ne sont pas seuls
au monde dans cette galère médiatique.
Unidos Podemos, en Espagne, fait
face au même procès médiatique depuis
des années. Outre-Manche, c’est
Jeremy Corbyn et
ses camarades qui sont, en ce
moment, sur la sellette.
Cette instrumentalisation
franco-française du Venezuela ne date
pas d’hier. On se souvient par exemple
de la
polémique lancée par Patrick Cohen, à 10
jours du 1er tour des
élections présidentielles, sur l’ALBA,
de la manchette du Figaro du 12 avril
« Mélenchon : le délirant projet du
Chavez français » et des nombreux
parallèles à charge entre le
Venezuela bolivarien et le projet
politique du candidat qui ont émaillé la
campagne. La rengaine a continué pendant
les élections législatives avec un
article du Point sobrement intitulé
« Venezuela,
l’enfer mélenchoniste », publié la
veille du second tour. Aujourd’hui, le
coup de projecteur médiatique sur
l’élection de l’assemblée constituante
vénézuélienne est, une fois encore,
l’occasion d’instruire le procès des
mouvements antilibéraux français :
ainsi, pour Eric Le Boucher (Slate),
le Venezuela est « la vitrine de l’échec
du mélenchonisme. En réalité, la FI
et le PCF, ont tort, aux yeux du parti
médiatique, de ne pas adhérer au
manichéisme ambiant sur une situation
aussi grave et complexe et à sa
décontextualisation géopolitique.
Ils refusent également d’alimenter la
diabolisation et le vieux procès en
dictature que se traîne le chavisme
depuis presque toujours alors qu’en 18
ans de « révolution bolivarienne », 25
scrutins reconnus comme transparents par
les observateurs internationaux ont été
organisés, que l’opposition contrôle
d’importantes villes, des États et
l’Assemblée Nationale et que les médias
privés d’opposition sont majoritaires (El
Universal, Tal Cual, Ultimas Noticias,
El Nacional Venevision, Televen,
Globovision, etc.). Que la gauche
antilibérale puisse considérer le
chavisme comme une source d’inspiration
pour ses politiques de redistribution
des richesses et non pas un modèle
« exportable » en France, contrairement
à ce que bon nombre de
journalistes tentent d’insinuer (Nicolas
Prissette à Eric Coquerel, sur un ton
emporté, « franchement,
est-ce que c’est ça, le modèle
vénézuélien que vous défendez ? »
sur Europe 1) semble être un délit
d’opinion dans notre pays.
Puisque le Venezuela est en
passe de devenir un véritable sujet de
politique intérieure, rappelons
aux éditorialistes de tout poil et
autres tenants de l’ordre établi que,
par leur atlantisme aveugle et leur
libéralisme économique forcené, ils se
persuadent qu’ils défendent la liberté
et la démocratie au Venezuela alors
qu’ils sont tout simplement en train
d’apporter un soutien médiatique et
politique international décisif à la
stratégie violente de l’extrême-droite
vénézuélienne et ce, quelles que soient
les critiques légitimes que l’on puisse
faire à l’exécutif vénézuélien et aux
chavistes. Leur crédibilité risque
d’être sérieusement entamée la prochaine
fois qu’ils ressortiront l’épouvantail
électoral du Front National pour faire
voter « utile ».
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