Religion
La femme
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Vendredi 26 août 2016
— Il me semble que nous avons gagné
un peu de terrain en incluant dans notre
logique la nécessité de nous construire
sur ce qui nous est commun, sans pour
autant négliger le moindre aspect de la
diversité. Il y a peu encore, nous
voulions nous enrichir de nos mutuelles
différences, sans vraiment les
connaître. Le principe avait l’air
fécond et suffisant. Il l’était
seulement dans la mesure où il nous
donnait l’illusion de nous ouvrir en
échappant à un individualisme clos. Il
s’agissait plus d’un alibi que d’une
conviction. Aujourd’hui, Élisabeth
Badinter, par exemple, à propos du
statut de la femme, affirme que le plus
important n’est pas de répertorier ce
qui la différencie de l’homme, mais au
contraire d’établir ce qui fait qu’un
homme et une femme possèdent un
patrimoine en commun, de manière à mieux
le défendre. En quoi ces deux êtres se
ressemblent-ils, sur quoi peuvent-ils se
rassembler ? Non plus ce qui dissocie,
mais ce qui unifie et en somme égalise.
Voilà le premier point sur lequel
j’aimerais que vous interveniez : ce qui
nous appartient en propre à tous, la
nature humaine contre la guerre des
sexes…
Edgar Morin: Sur cette question des
hommes et des femmes, je ne dis pas
qu’il y a d’abord le patrimoine commun.
Il y a à la fois la différence et le
patrimoine commun. D’ailleurs, on voit
très bien que le féminisme a connu deux
étapes en France. La première, c’est le
« beauvoirisme », qui consiste à dire
que les hommes et les femmes sont égaux
et identiques (« On ne naît pas femme,
on le devient ») ; la deuxième étape a
été le Women’s Lib : non, nous ne sommes
pas des hommes, nous sommes tout à fait
différentes, mais nous voulons les mêmes
droits. Je crois donc que la vérité du
beauvoirisme doit être liée à la vérité
de la spécificité féminine qui, l’un et
l’autre, revendiquent l’égalité des
droits.
Tariq Ramadan: La question que pose
Élisabeth Badinter est capitale dans
toutes les religions, mais elle est
aussi centrale au cœur de l’humanisme.
Le rapport femme/homme est directement
lié à la conception de l’Homme. Nous
avons affaire à un principe d’unité, de
similarité et de différence. Peut-on, au
nom de la différence, c’est-à-dire de la
diversité, justifier des traitements
discriminatoires ? Je viens d’une
tradition musulmane où l’on m’a
expliqué, pendant des années, que les
hommes et les femmes sont égaux devant
Dieu et complémentaires au sein la
société. Quand vous en venez à vous
demander ce que signifie « être
complémentaires dans la société », et
pour peu que vous ayez lu Hegel, par
exemple, vous vous rendez compte que le
concept de « complémentarité » est
ambigu car, enfin, le maître et
l’esclave aussi sont « complémentaires »
! La notion de complémentarité pourrait
donc justifier une relation de
domination et de pouvoir entre l’«
homme-libre » et la « femme-soumise ».
Il faut faire attention à l’emploi de
certains mots, en apparence positifs,
qui peuvent tout justifier. J’aime que
vous insistiez sur la question de l’être
et de la dignité. Je suis dans la même
perspective. La dignité de l’homme,
c’est son essence, son être, et il faut
que nous affirmions avec force le
premier principe, j’entends par là le
statut commun de tous les êtres humains,
femmes, hommes, noirs, blancs, riches,
pauvres. La dignité est ce premier
principe. Un verset coranique stipule :
« Nous avons donné la dignité aux
enfants d’Adam », ce qui englobe
l’humanité entière, les femmes comme les
hommes, au-delà, en amont de leur
diversité de couleurs, de religions ou
de cultures. C’est le principe
fondateur.
Comment, à partir de là, concevoir cet
homme ? Pourquoi dans la tradition
chrétienne, par exemple, la conception
de l’homme est-elle liée à une
considération morale : nous sommes
certes tous égaux, mais la femme fut
tentée et elle est la tentatrice ?
Question centrale quant à la conception
de l’homme : commence-t-on par la
qualification morale de l’être humain
afin de déterminer qui est coupable et
de quoi il est coupable, ou part-on de
l’innocence de l’homme afin de
déterminer quelle est sa
responsabilité ? Nous ne sommes pas
sortis de cette problématique, de cette
idée que nous avons certes la même
dignité, mais pas forcément le même type
de rapport à la moralité, au bien ou au
mal. C’est le cœur de la critique de
Nietzsche vis-à-vis du christianisme,
qui fait même remonter le rejet de la
science à l’image d’Ève tentée par le
fruit de l’arbre du savoir. Ce que je
veux dire par là, c’est que tout
commence par cette qualification morale
de l’essence masculine et féminine : il
importe d’avoir un discours qui puisse
clarifier non seulement l’égalité, mais
également cette commune dignité en ayant
le courage de dire : il est une égalité
devant Dieu (si l’on croit en Dieu), une
identique innocence et responsabilité
morale, puis enfin une égalité de
traitement devant la loi, parmi les
hommes, dans la société. Il faut ajouter
aussi, et je le crois profondément, que
l’homme, au sens du masculin, doit
également pouvoir assumer son caractère
masculin, et que la femme, au sens du
féminin, doit pouvoir assumer son
caractère féminin, sans que cela veuille
dire que nous acceptions une
discrimination quant au statut, à la
moralité ou au plan légal…
— Une discrimination ou une
hiérarchie.
Tariq Ramadan: Ou une hiérarchie, en
effet. Nous ne sommes pas sortis de ce
problème. Dans les sociétés
majoritairement musulmanes, on s’y noie
encore, c’est le moins que l’on puisse
dire. En Occident aussi, mais de façon
plus subtile et cachée, semble-t-il. Le
fait qu’à l’heure où nous parlons, à
compétences égales, peuvent exister
jusqu’à 20 % de différence de salaire
entre une femme et un homme est
révélateur. Nous sommes en face d’un
problème qui est loin d’être résolu.
J’insiste : la question doit être aussi
traitée en amont du fait social.
— C’est un problème de dignité.
Edgar Morin: Permettez-moi d’inscrire
tout cela dans une perspective
historique. Il faut bien dire que le
christianisme, autant que l’islam et le
judaïsme dont il est issu, partent du
même terreau préchrétien, prémusulman et
peut-être préjuif, où s’affirme une
domination de l’homme, comme dans toute
société tribale, et une subordination de
la femme, parfois même recluse dans le
gynécée ou dans le harem. Prenez le
christianisme, lisez notamment l’épître
aux Corinthiens de Paul. Que dit-il ?
Deux choses différentes. Premièrement :
il n’y plus d’hommes ni de femmes, il
n’y a plus de Juifs ni de Gentils, nous
sommes tous identiques, tous « enfants
de Dieu » ; un peu plus loin, cependant,
il dit que la femme doit obéir à son
mari, etc. Il y a cette dualité. Dans le
fond, je pense que le Coran, qui est né
sur un terreau judéo-chrétien, tribal de
surcroît, a atténué le caractère de
hiérarchie et de domination de l’homme
sur la femme, sans le supprimer. Le
christianisme, en principe égalitaire, a
maintenu une subordination de la femme.
Il y a encore des régions de France, au
Pays basque par exemple, où les femmes
ne s’assoient pas avec les hommes à
l’église. Autrement dit, l’émancipation
féminine est une œuvre historique très
longue, encore inachevée dans nos pays –
je pense notamment à la capacité à
accéder à des carrières jusqu’à présent
réservées aux hommes. Est-ce à dire que
l’homme et la femme, c’est exactement la
même chose ? Non. Il y a une hormone
mâle, la testostérone, qui pousse à
l’agressivité plus que chez la femme.
C’est ainsi, et c’est là que le problème
devient difficile et complexe. Nous
avons d’ailleurs assisté en France,
encore récemment, à une querelle de
sourds – je veux parler de la querelle
du sexe et du genre. Les biologistes,
bien entendu, disent que les femmes ne
sont pas des hommes ; les partisans du
genre, pour qui tout est culturel,
répondent que ces différences sont
produites par la société. Il va de soi
que les purs biologistes ne considèrent
pas l’impact social et que les
théoriciens du genre ne voient pas le
fait évident de la différence. Cette
querelle porte aussi sur les caractères
cérébraux, puisque l’hémisphère gauche,
celui des opérations logiques et
analytiques, est en général plus
développé chez les hommes que
l’hémisphère droit, celui des opérations
synthétiques et intuitives, plus
développé chez la femme. Est-ce inné ou
est-ce culturel ? En deçà de cette
question, il va de soi que l’homme a
tout intérêt à développer aussi son
hémisphère droit, d’être plus sensible,
plus intuitif, etc., de même que la
femme a tout intérêt à développer des
qualités analytiques.
Permettez-moi une anecdote. Lorsque,
dans les années 1950, je me suis rendu
pour la première fois aux États-Unis,
j’étais logé chez un couple d’amis, les
Plastrick. Un jour, à déjeuner, j’ai vu
mon ami, lui, un homme, prendre un
tablier, préparer le repas et faire la
vaisselle. J’étais complètement ahuri !
Moi, je vivais dans un monde où c’était
la femme qui s’occupait de ces
tâches-là… Aujourd’hui, je fais moi-même
des opérations domestiques ! J’ai vu, à
Marrakech, des hommes maternels qui
prennent leur enfant dans leurs bras. Je
veux dire par là qu’il est bon pour
l’homme d’acquérir des caractères
féminins et, pour la femme, d’acquérir
des caractères culturellement masculins
– ce qui ne fera jamais d’eux des êtres
tout à fait semblables car, dans la
relation d’amour, il y a un peu de ce
que Jung appelait l’animus et l’anima.
L’animus, le principe masculin, cherche
son âme, la féminité – on a besoin de la
féminité –, mais pas seulement
érotiquement, pas seulement physiquement
; on a besoin psychiquement de cette
tendresse, de cette capacité d’amour que
donne la femme. Et je pense que la femme
aussi a besoin de l’animus, de cette
sorte de protection, de fermeté que peut
donner l’homme. Il s’agit donc d’une
question complexe, mais je ne pourrais
transiger sur le fait qu’elles peuvent
et doivent avoir les mêmes droits
civiques, sociaux et politiques que les
hommes.
Tariq Ramadan: Je prolonge vos
propos. Vous avez tout de suite réagi en
disant : « Inscrivons tout ceci dans une
perspective historique », et vous avez
parfaitement raison. C’est la question
légitime qu’il faut poser lorsqu’on est
au cœur d’une tradition religieuse qui
s’inscrit dans le temps et affirme des
vérités au-delà du temps. Ainsi, dans la
tradition musulmane, il y a vingt-trois
années de révélation au cœur de laquelle
se produit une évolution. Certains
comprennent : « Après vingt-trois ans,
tout s’est arrêté, les principes étaient
énoncés définitivement » ; d’autres
comprennent : « L’essence est dans le
mouvement, certains principes sont
immuables, d’autres changent et doivent
garder le sens et la poursuite de
l’objectif, dans le mouvement.»
L’intelligence humaine doit donc se
marier au mouvement historique et le
prolonger.
Reste une question légitime : les
monothéismes – judaïsme, christianisme
ou islam – sont-ils intrinsèquement
porteurs d’un message et de principes
discriminatoires vis-à-vis des femmes ?
Personne ne peut nier que les trois
textes, lus dans leur littéralité ou
même dans leur historicité restreinte,
produisent des interprétations ou
peuvent justifier des lectures
discriminatoires.
— Cela supposerait d’avoir une
bien mauvaise conception de ce qu’on
appelle vraiment la tradition, à savoir
une conscience historique douée de la
faculté d’évoluer en fonction des
paradigmes contemporains. La tradition
n’est jamais un héritage statique, mais
un legs vivant et qui ne peut rester
vivant qu’à la lumière d’une
interprétation contemporaine, de
réactualisations successives…
Tariq Ramadan: Nous sommes bien
d’accord sur ce point. Il faut, sur un
autre plan, entendre les voix de
certaines féministes qui, développant
par exemple l’approche du genre,
poussent la critique et affirment : «
Quoi que vous fassiez de votre tradition
religieuse, du simple fait qu’elle fut
révélée ou inscrite dans un moment
historique, elle vous liera
systématiquement à une position qui, en
son essence, ne peut qu’être
patriarcale. » On ne peut pas négliger
ces critiques, elles disent quelque
chose de cohérent et posent une question
fondamentale. En tant que musulman, à
l’intérieur d’une tradition, j’entends
ce discours et je comprends ce qu’il
implique : avons-nous les moyens de lire
nos textes à la lumière d’une
contextualisation historique qui nous
mène à une lecture critique, à dépasser
les influences culturelles et à
considérer les notions de dignité,
d’égalité et d’autonomie ?
— Cela pose les conditions
réelles d’une exégèse.
Tariq Ramadan : Exactement, mais
attention ! Certains traditionalistes,
des juristes, affirmeront : « Non,
jamais vous ne pourrez, au nom de la
finalité de la Révélation, mettre en
cause ou reconsidérer l’interprétation
des textes et des règles. » C’est un
débat crucial, à la fois
philosophico-légal, parce qu’il pose
cette question, et fondamentalement
religieux, puisqu’il traite de la
question d’une Révélation divine dans
l’Histoire humaine.
Vous avez évoqué le débat qui oppose les
tenants du sexe à ceux du genre, autour
de la question des manuels scolaires. On
trouve des théoriciens des deux camps
dans le monde entier et les
confrontations sont parfois vives et
passionnées. La question est complexe.
Je pense en effet que nous sommes
déterminés et par la biologie et par la
culture et l’environnement social. Le
biologique comme le culturel nous
façonnent, nous orientent et nous
déterminent relativement. De ce point de
vue, il convient d’analyser dans les
différents milieux éducatifs, sociaux,
culturels et religieux le type d’usage
que l’on fait des notions biologiques du
sexe et des notions culturelles du
genre. Il faut donc aller plus loin : le
genre, en tant qu’il est perçu comme
produit d’une construction culturelle,
ne protège pas des relations de
domination. Ce serait simpliste de le
penser. Inversement, se référer à la
biologie et au sexe d’un enfant ne
revient pas forcément à promouvoir un
lien de pouvoir ou de domination
intrinsèque. Il faut donc étudier les
facteurs qui permettent et justifient ce
lien, et ils sont de différentes
natures.
Votre réflexion, Edgar Morin, s’inscrit
dans une pensée qui affirme : « Je ne me
réfère pas forcément à Dieu » (vous
m’aviez dit, je m’en souviens : « les
monothéismes se réfèrent à Dieu »). Elle
nous invite à nous poser de nouvelles
questions. D’un point de vue religieux
ou philosophique, au sens humaniste, que
pouvons-nous apporter au débat
contemporain en refusant les
simplifications, en acceptant par
exemple la complexité du genre et du
sexe, en tenant compte de
l’interprétation historique et de
l’évolution vers les finalités ?
Croyants ou pas, quelle contribution
majeure pouvons-nous apporter à ces
questions ? Quand vous dites : « Au bout
du compte, le masculin a besoin du
féminin et le féminin a besoin du
masculin », vous affirmez, avec bon
sens, qu’il faut revenir à certaines
vérités simples. Un rationalisme sans
âme finit par tout déconstruire, on en
oublie les finalités. Comme vous le
dites, tout est laminé. On déconstruit,
on « sectarise », il n’y a plus de
vision. Il faut penser et se penser à
partir d’une conception de l’homme. Or
je pense que l’homme est un être de
besoin, un être qui est toujours dans le
besoin de quelque chose. Besoin
affectif, besoin intellectuel, besoin
spirituel qui explique cette aspiration
naturelle vers le divin…
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