Religion
La question des femmes
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Samedi 25 juin 2016
La question de la femme a toujours été
l’une des priorités de mon engagement :
je n’ai eu de cesse de questionner les
interprétations traditionnelles et
d’appeler les musulmans à une lucidité
honnête et à une réflexion critique sur
la situation des femmes dans les
sociétés majoritairement musulmanes et
les communautés établies en Occident. Il
ne s’agissait pas pour moi de répondre
aux critiques occidentales en adoptant
une attitude défensive (voire
apologétique), mais bien de répondre à
l’exigence de probité intellectuelle et
de cohérence. Je l’ai dit et répété :
l’islam n’a pas de problème avec les
femmes mais il apparaît clairement que
les musulmans ont effectivement de
sérieux problèmes avec elles et il faut
en chercher, de l’intérieur, les raisons
et parfois les (discutables)
justifications.
Il y a d’abord un double phénomène à la
source de toutes les constructions
théologiques et sociales qui se sont
établies a posteriori. La question des
femmes est l’un de ces domaines qui est
le plus touché par les lectures
littéralistes du Coran et des traditions
prophétiques. Négligeant le fait que la
Révélation s’est produite dans un
contexte donné et que sa transmission,
sur vingt-trois années, détermine une
orientation quant à la pédagogie divine,
les lectures littéralistes figent le
Texte hors de son contexte, de sa
progression interne et des finalités du
message global. Elles opèrent par «
réduction » et parviennent parfois à
justifier des interprétations qui sont
clairement en contradiction avec la
totalité du message dans son évolution
historique ou encore avec le modèle
comportemental du Prophète de l’islam.
Au-delà des pratiques injustifiées
(comme la violence physique dont nous
avons déjà parlé), c’est la conception
même de la femme, de son identité et de
son autonomie qui différencie les
interprétations réformistes des
interprétations littéralistes : ces
dernières, en intégrant sans distance
critique le contexte patriarcal de
l’époque, associent la présence et le
rôle de la femme à sa relation à
l’homme, alors que l’approche réformiste
cherche à dépasser le contexte
historique et à extraire les objectifs
fondamentaux quant à l’identité de la
femme et à son statut d’être autonome.
La femme doit ainsi devenir sujet et
maîtresse de son destin.
L’étude des écrits et commentaires
des anciens ‘ulamâ, de Tabarî à Abû
Hâmid al-Ghazâlî, nous convainc que
ceux-ci étaient très influencés par leur
milieu culturel. Souvent, on constate
qu’ils opèrent très involontairement par
« projection » sur les Textes leur
contenu et leurs objectifs. Pour le
faqîh (juriste musulman) et le
commentateur contemporains, il faut
ainsi faire un double travail
dialectique d’analyse : lire les sources
scripturaires à la lumière de leur
contexte puis lire les commentaires
postérieurs à la lumière des contextes
socioculturels des savants qui les ont
produits. Ce travail de déconstruction
est difficile mais il permet d’établir
la critique de l’enveloppe historique et
culturelle qui a été projetée sur les
sources premières. Ainsi le discours sur
les femmes a-t-il été très influencé par
les cultures patriarcales et on en est
arrivé à justifier des pratiques
culturelles qui n’étaient pas «
islamiques ». L’excision des femmes, les
mariages forcés, les crimes d’honneur,
par exemple, ne sont pas islamiques même
si certains savants ont essayé de les
justifier religieusement. Ce travail
critique est loin d’être abouti et il
importe de sensibiliser les musulmans et
leurs concitoyens sur ces confusions qui
mènent à des trahisons. C’est en ce sens
qu’avec l’association musulmane SPIOR ,
depuis Rotterdam, nous avons lancé une
campagne européenne en mai 2008 contre
les mariages forcés : il s’agit de ne
pas se taire et de dire avec force que
ces pratiques (comme l’excision, les
crimes d’honneur ou autres) sont
anti-islamiques.
Il ne faut pas non plus minimiser la
dimension psychologique dans le débat
concernant les femmes. La relation avec
l’Occident est complexe : avant,
pendant, puis après les colonisations,
la question de la femme a été centrale
dans les relations de pouvoir et les
débats politiques autant que
théologiques et culturels. Cela a nourri
dans la psyché musulmane contemporaine
une sorte de réaction-réflexe : moins le
discours est occidental à propos des
femmes, plus il est perçu comme
islamique et, inversement, plus il est
islamique, plus il se devrait d’être
restrictif et s’opposer à la
permissivité occidentale dont la
finalité serait de laminer les
fondements de la religion et de la
morale. Cette attitude a souvent empêché
les savants et les intellectuels
musulmans d’engager une critique de
l’intérieur qui s’affirme comme autonome
et rigoureuse et qui se justifie par le
souci de réconciliation des musulmans
avec leur propre message et ses
finalités. Il ne s’agit pas d’être naïfs
sur les rapports de domination mais bien
de se libérer des craintes et des
aliénations qui, pour se distinguer de
l’autre et refuser sa mainmise, figent
la pensée. Refuser la domination de «
l’Occident » en trahissant les
enseignements de son propre message
religieux est une forme d’aliénation
plus dangereuse encore puisque, dans la
résistance, on a perdu sa capacité
critique, son souci de cohérence et son
énergie créatrice. On ne se définit plus
que par l’autre, à travers son miroir
négatif : la psychologie a ici raison de
la libération.
Il importe donc de mener un travail
critique approfondi et de pousser les
femmes à s’y engager, en acquérant les
connaissances religieuses nécessaires
pour développer des lectures féminines
nouvelles. Il faut qu’elles soient
présentes dans les espaces de décision
de la communauté religieuse, dans les
organisations, dans les conseils de
gestion des mosquées, etc. On doit
bousculer les choses pour que les femmes
trouvent leur juste place mais elles
doivent aussi se mobiliser : elles
n’obtiendront rien si, de leur côté,
elles cultivent une mentalité de
victimes. On le voit aujourd’hui,
partout où les femmes ont accès à
l’instruction, à l’éducation islamique,
et même à l’engagement communautaire et
social, elles font mieux que les hommes
: meilleurs résultats, plus
d’engagement, plus de rigueur et de
sérieux. La réalité et les chiffres
parlent d’eux-mêmes. Ce processus doit
se poursuivre et offrir la possibilité
aux femmes d’avoir accès à la société
civile et au travail, avec des
revendications qui doivent aller de soi
: même formation, même compétence
signifie obtention du même salaire et
les discriminations à l’emploi (parce
qu’il s’agit d’une trop jeune femme qui
passera sans doute par une maternité ou
d’une femme trop âgée qui ne correspond
pas à « l’image » de la jeunesse)
doivent être refusées et combattues.
Qu’on l’appelle féministe ou non (ce qui
ne me dérange pas), cet engagement pour
les droits légitimes de la femme peut et
doit se faire de l’intérieur pour avoir
quelque chance de succès. La route est
longue et il s’agit de s’y engager
ensemble : en élaborant un discours qui
parle de la femme en tant qu’être avant
de s’intéresser seulement à ses
fonctions familiales ou sociales, un
discours qui protège son autonomie et sa
liberté d’être et d’agir. Il s’agit pour
nous, pour nous tous, d’être cohérents :
garantir la liberté de la femme veut
dire d’accepter que celle-ci puisse
faire un choix que l’on comprend ou un
autre que l’on ne comprend pas. Il faut
se méfier de ces nouveaux juges très «
libéraux », et surtout très dogmatiques,
qui se permettent de juger du seul bon
usage de la liberté d’autrui.
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