Religion
Au cœur de la modernité
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Lundi 25 janvier 2016
À l’Orient comme à l’Occident, notre
époque donne naissance à la plus grande
famine jamais constatée sur la terre. La
torture des corps fait écho à la
souffrance des âmes : les corps et les
cœurs ont faim d’humanité. La pauvreté,
l’errance, les dictatures, les guerres
bafouent chaque jour plusieurs milliards
de femmes et d’hommes. La solitude,
l’individualisme, la misère morale, le
manque d’amour rongent l’être de tous
ceux que le confort devrait contenter.
Où est la voie ? Où allons-nous ?
Comment être une femme, comment être un
homme aujourd’hui ?
Comment, au cœur de cette tourmente,
répondre à notre cœur et protéger la
spiritualité qui nous fait être ?
Comment sur les ruines de tant de
déséquilibres enfanter l’équilibre et
l’harmonie qui apaisent les cœurs ?
Comment rester fidèles au pacte de
l’originel quand la modernité nous rend
si infidèles à notre humanité ? Mémoire
du premier matin :
« Quand ton Seigneur tira des
reins d’Adam sa descendance et les fit
témoigner :“Ne suis-je pas votre
Seigneur ?” – Ils répondirent : “Certes,
nous en témoignons.”[…] »
Ce témoignage, qui vit au plus
profond des cœurs, qui nous parle et
nous appelle. Notre cœur est notre
espoir : la spiritualité est notre
chemin :
« […] Ce ne sont pas les yeux
qui sont aveugles, mais les cœurs, dans
les poitrines. »
Chercher, au fond de soi, la force de
voir, de voir vraiment… Être avec Dieu
pour lire Ses signes, vivre de Son
souvenir pour s’emplir d’humanité,
donner à la nuit sa lumière et prier à
voix haute dans un infini silence :
« Nous allons faire descendre
sur toi une parole de grand poids : la
prière du début de la nuit laisse une
empreinte plus forte et permet une
attention plus soutenue ; tu as, dans la
journée, de nombreuses occupations.
Invoque le nom de ton Seigneur ;
consacre-toi à lui de tout ton être. Il
est le Seigneur de l’Orient et de
l’Occident ; il n’y a de Dieu que lui
[…] »
Donner vie à son cœur est difficile,
tellement. Le quotidien du monde nous
vole à nous-mêmes. Au point, parfois, de
rendre double notre personnalité et de
nous déchirer. J’ai ce souvenir, si
présent à mes yeux… une image, en
Tunisie, en Égypte, en Inde, aux
États-Unis, en Europe… à l’Orient comme
à l’Occident. Vendredi et jours de
semaine : le déchirement du monde
musulman est là.
La foule. La communauté. La ferveur.
L’espoir et les meilleures intentions.
Le plus beau jour de la semaine, le jour
de tous les symboles. Le sermon, le
rappel du sens, les yeux mouillés, les
larmes du cœur…Le monde de l’islam
vibre : en cette fin de vingtième comme
au début du septième, Dieu est témoin de
cette force de la foi. Vendredi… les
mosquées s’épanchent, les rues sont
mosquées, la terre est mosquée. La Ummah
est là. Le pauvre et le riche,
l’informaticien et l’analphabète,
témoins du même témoignage, étanchant la
même soif.
Samedi, dimanche, lundi et le reste.
Cinq heures du matin, midi ou quatre
heures… Le sommeil est lourd, les
occupations préoccupent. Tant de
silences vendredi, tant de mots les
autres jours. Tant de vérité, puis tant
de mensonges ; tant d’espoirs puis tant
de plaintes ; tant de volonté, puis tant
de paresse. Il y avait la mémoire, il
reste l’oubli. Il y avait tant, il reste
si peu. Jours de semaine : le quotidien
a ses raisons qui ont raison de notre
infidélité. Notre époque est une
torture. La spiritualité est une
épreuve.
Vendredi et jours de semaine. La
blessure est profonde. D’aucuns,
observant les vanités de ce monde,
emprunteront les voies de la mystique…
loin du monde, loin des ambitions, loin
des conflits. Nourris, à la lumière de
la seule Lumière. En Occident, on a même
considéré que tel était « le véritable
islam », « l’autre islam » ; celui qui
force le respect, quand il est un islam
qui agresse les esprits. Il faudrait
vivre loin, pour vivre mieux ; délaisser
les hommes pour s’approcher de Dieu.
Notre époque semble donner raison au
sens de cet exil.
Les soufis par leur contemplation,
par leur exil intérieur, par leur
éloignement du monde, ont suivi et
suivent encore l’exemple de Muhammad
(PBSL) qui passait des nuits entières en
prière, en recueillement, à embellir sa
mémoire, à approfondir sa
reconnaissance, à parfaire son
adoration. Les larmes de la méditation,
faisaient apparaitre les signes dans
l’univers. La présence du sacré :
« Il y a, dans la création
des cieux et de la terre, dans la
succession des jours et des nuits, des
signes pour ceux qui sont doués
d’intelligence.
Ceux qui se souviennent souvent de
Dieu, debout, assis ou couchés et qui
méditent sur la création des cieux et de
la terre […] »
Au cœur de notre quotidien agité,
noyé dans les occupations les plus
envahissantes, faire un pas en arrière,
s’exiler au centre de soi, chercher la
force de sa mémoire, aimer et
reconnaître, remercier et prier… dans le
bruit, chercher le silence et vivre avec
force le sens de ces mots :
« Sois sur la terre comme un étranger
ou un passant. »
Cette spiritualité est la nôtre, avec
ses exigences également, au cœur de
notre quotidien. Il s’agit de ne rien
nier de notre être, ni notre corps, ni
notre esprit, ni cette vie, ni
l’au-delà. L’épreuve de la spiritualité
est l’épreuve de l’équilibre ; la voie
du « juste milieu » est la voie de
toutes les difficultés.
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