Religion
La réforme et les six « C »
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Samedi 23 juillet 2016
Mes études théoriques et légales ainsi
que mon travail de terrain, durant ces
vingt dernières années, m’ont amené à
évoluer, à densifier ma réflexion et à
explorer de nouvelles pistes. Sur le
plan théorique, j’en suis arrivé à
penser que les musulmans devaient aller
plus loin que de simplement réfléchir
sur le droit et la jurisprudence
islamique (al-fiqh). Depuis cent
cinquante ans, nous parlons du
raisonnement critique autonome (ijtihâd)
qui devrait nous permettre de faire face
aux défis contemporains et, malgré tout,
les crises et les obstacles demeurent,
même si on a vu des évolutions notoires.
À mon sens, il faut désormais remonter
aux sources des fondements du droit et
de la jurisprudence (usûl al-fiqh) et
questionner les catégorisations et les
méthodologies originelles. C’est ce que
j’ai appelé la « réforme radicale » qui
devrait nous faire passer de la réforme
essoufflée de l’adaptation à la réforme
créatrice de la transformation . Le défi
est majeur et le processus qui pourra
mener à ces développements demandera du
temps et devra essuyer d’abord de vives
critiques, voire des oppositions
catégoriques et des rejets. Les termes
du débat sont néanmoins posés : il
s’agit pour moi, avec d’autres savants
et intellectuels musulmans, d’ouvrir un
débat de fond.
Cet engagement théologico-juridique,
intellectuel et académique en amont,
j’ai toujours voulu le mener en même
temps que mon engagement au cœur des
sociétés civiles, en Occident ou dans le
Tiers-Monde et, bien sûr, à l’intérieur
des sociétés et des communautés
musulmanes. Depuis vingt ans, j’ai pu
visiter la quasi-totalité des pays
européens, les États-Unis, le Canada, la
Russie, l’Australie, la Nouvelle-Zélande
mais également un nombre considérable de
pays africains, asiatiques et arabes. Je
n’ai eu de cesse d’être en contact avec
les citoyens de tous horizons et de
toutes religions, de même que des
musulmans, afin d’écouter, d’analyser et
de chercher à comprendre. Dans le cas
des communautés musulmanes à travers le
monde, en Occident comme partout
ailleurs, il m’est vite apparu que les
problèmes étaient autant liés à la
spiritualité et à la psychologie qu’à
des réalités strictement religieuses,
sociales ou politiques.
Au cours des années, j’ai développé
une approche et un discours que j’ai
d’abord résumés en une théorie des «
quatre C » . Il s’agissait de fixer des
priorités et d’ouvrir des perspectives
simples et clarifiantes quant à la
compréhension des enjeux et à
l’engagement des acteurs musulmans. Lors
d’une visite en Afrique au cours du
Colloque International des Musulmans
dans l’Espace Francophone (CIMEF) qui
s’est tenu à Ouagadougou (Burkina Faso)
en août 2006, deux intervenants m’ont
interpellé et m’ont proposé d’ajouter
deux autres « C » à ma liste. Ils
avaient bien raison et c’est pourquoi
l’approche se conjugue désormais autour
de six « C » qui devraient former autant
de piliers dans l’élaboration des
priorités et des stratégies.
Ce dont les musulmans ont besoin de
toute urgence est de confiance. La crise
identitaire est profonde et il est
impératif de développer, à travers
l’éducation, une meilleure connaissance
de soi et de son histoire, de forger une
conscience et une intelligence qui soit
confiante et sereine : sûre de soi tout
en étant humble vis-à-vis d’autrui parce
qu’il s’agit, à terme, de conjuguer la
confiance en soi avec la confiance en
l’autre. Ce travail doit être marié à un
devoir permanent et rigoureux de
cohérence : en effet, il ne s’agit pas
d’idéaliser ses valeurs et son message
en n’étant plus capables d’établir une
critique rigoureuse des contradictions,
des dysfonctionnements, voire des
trahisons qui traversent les sociétés et
les communautés musulmanes. L’esprit
critique, la loyauté critique, la
rationalité active sont non seulement
les meilleurs amis de la spiritualité
profonde mais ils sont les conditions du
développement et du renouveau. Où qu’ils
soient, dans n’importe quelle région du
monde, les musulmans devraient être des
témoins (shâhid, plur. shuhadâ) de la
richesse et du potentiel positif de leur
message : pour ce faire, ils doivent
contribuer au bien-être de tous, quels
que soient leur religion, leur statut ou
leur origine : le pauvre, le malade,
l’opprimé n’ont pas de religion. La
contribution des citoyens de confession
musulmane doit être la réponse positive
aux discours passéistes obsédés par «
l’intégration ». Il est important que
les musulmanes et les musulmans
retrouvent, dans tous les domaines de
l’intelligence et de l’agir (sciences,
arts, cultures, sociétés, politique,
économie, écologie, éthique, etc.)
l’énergie de la créativité et le goût de
l’entreprise et du risque. Il faut
libérer les intelligences et les talents
et offrir aux femmes et aux hommes des
espaces d’expression, d’expérimentation,
de critiques et de renouvellement. Il ne
faut pas pourtant qu’ils oublient que de
nombreux concitoyens (voire des
coreligionnaires) ont des craintes, ne
comprennent pas et aimeraient en savoir
davantage : la communication est
essentielle. Le choix de la
terminologie, la définition des
concepts, la capacité de décentrage et
d’empathie intellectuelle (et
culturelle) sont importants pour tenir
compte non pas seulement de là où l’on
parle mais également pour considérer la
situation de celle ou de celui qui
écoute (avec ses peurs, son histoire et
ses références). Reste encore une
exigence : être cohérent et critique
vis-à-vis de soi ne peut justifier de
faire l’économie de la critique des
incohérences, voire des hypocrisies,
d’autrui. Qu’il s’agisse de pouvoirs, de
gouvernements, voire même de lois (comme
celles de l’apartheid qui était
institutionnalisé en Afrique du Sud), il
s’agit de garder intacts son devoir et
son droit humains à la contestation.
Savoir résister à la trahison des
principes, et ce, même quand cette
trahison est le fait de sa famille, de
ses coreligionnaires, de son
gouvernement ou de quiconque. Il ne faut
pas se taire ni en face des
gesticulations hypocrites des États
occidentaux devant la répression
chinoise vis-à-vis des Tibétains (que je
défends depuis plus de vingt-cinq ans)
ni au cœur du silence de la communauté
internationale alors que les
Palestiniens subissent la colonisation
et la répression des gouvernements
israéliens successifs.
Les six « C » (Confiance, Cohérence,
Contribution, Créativité, Communication
et Contestation) offrent un cadre clair
et surtout le sens de certaines
priorités. L’éducation, la connaissance
de soi, l’esprit critique et la
créativité sont des domaines où il faut
investir de toute urgence. Pour les
femmes comme pour les hommes musulmans,
nous traversons une crise de confiance
autant psychologique qu’intellectuelle.
Ce n’est qu’avec ce travail sur soi que
les musulmans sauront communiquer avec
leur environnement autrement que de
façon réactive ou émotive, trop souvent
sur la défensive. C’est aussi la
condition obligée pour penser des
contestations et des stratégies de
résistance aux dictatures, à la
domination autant qu’aux discriminations
qui ne soient pas ponctuelles,
chaotiques en ne s’appuyant sur aucune
vision et en n’ayant déterminé aucune
priorité ni étape. Il est urgent qu’au
cours de cette maturation, les musulmans
ne laissent pas le champ libre aux voix
les plus radicales qui monopolisent les
medias et les attentions. Avec leurs
concitoyens, et pour leurs concitoyens,
ils doivent faire entendre la voix, et
la voie, de l’assurance, de la
pondération et de la rationalité
critique : rester soi, refuser de
devenir les « Arabes de service » ou les
« musulmans de service », diffuser un
discours serein, nuancé, critique en
période de crises et de tensions, mais
également un propos ferme et
contestataire chaque fois que des femmes
ou des hommes, musulmans ou non,
trahissent les valeurs universelles de
dignité, de liberté et de justice.
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