Religion
La démocratie
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Jeudi 18 août 2016
Tariq RAMADAN: Il est un point sur
lequel je ne suis pas sûr que nous
soyons d’accord. J’aimerais connaître
votre avis sur cette question. Lorsque
j’analyse les crises du monde arabe, je
suis inquiet, pour ne pas dire sidéré.
Un débat très stérile oppose les laïcs
et les islamistes qui justifient, au
fond, la pertinence de leurs positions
par la critique du camp adverse.
Politique émotionnelle, alimentation des
peurs, surenchère des postures
victimaires : en Égypte, en Tunisie,
partout dans la région, on assiste à des
débats faussement idéologiques aux vrais
relents populistes, au sens où j’ai
défini ce terme tout à l’heure. Alors
que la crise frappe ces pays de plein
fouet, on ne parle pas de lutte contre
la corruption, de choix économiques, de
modèles d’éducation, du rôle des femmes,
de la culture, etc. Les vraies questions
sont absentes et l’on préfère s’écharper
sur les structures de l’État et la
rédaction de constitutions. On a fini,
presque unanimement, par accepter le
rôle majeur que sont censées jouer les
institutions de Bretton Woods, la Banque
mondiale et le Fonds monétaire
international. Et la démocratie devrait
sortir miraculeusement gagnante de cette
évolution qui n’est, dans les faits, que
la même aliénation sous de nouveaux
vêtements…
Je vis en Occident, je suis un
Européen et je constate tous les jours
deux réalités que l’on ne peut passer
sous silence si l’on parle de démocratie
ou de liberté. La première est le
pouvoir immense du champ économique sur
toutes les structures politiques. On
peut bien parler de démocratie et du
pouvoir de l’État, mais ce dernier est
relatif et les multinationales, les
banques et les technocrates sont bien
les maîtres du jeu, la dernière crise
nous l’a encore confirmé si nous avions
quelque doute. Le second constat est
directement lié au premier : la
sécularisation a signifié la séparation
de l’autorité religieuse et de
l’autorité de l’État, et ce fut un
progrès majeur.
Aujourd’hui, néanmoins, on s’aperçoit
que la place de la religion n’est pas
restée vide et que c’est l’autorité de
l’économie qui impose ses dogmes à
l’État. Or cette autorité est tout sauf
démocratique ; les décisions y sont loin
d’être concertées et transparentes. Le
président Bill Clinton a déclaré un jour
que les États-Unis étaient gouvernés par
1 % de la population américaine : il
faisait allusion aux riches, au monde de
la finance et de l’économie. On voulait
un État libéré du contrôle de la
religion, le voici sous contrôle de la
nouvelle Église de l’économie et de la
finance. Tous les États sont
littéralement pris à la gorge et leur
marge de manœuvre est très réduite.
Le résultat et le constat sont
alarmants : la délégation de pouvoir
octroyée par les citoyens à l’État est
relative, sinon marginale et fantasmée,
la transparence est absente, l’essence
démocratique des processus de décision
est souvent un leurre et l’absence
d’éthique en politique est désormais la
règle partout. « L’éthique ne suffit
pas, dites-vous. Ce qu’il faut, c’est
bien comprendre le monde, emmagasiner la
connaissance nécessaire de tout ceci… »
Edgar MORIN: Emmagasiner, mais
articuler.
Tariq Ramadan: Soit. Mais, de là où
je me situe, je veux sortir de ce cercle
vicieux. Certes, il faut séparer
autorité de l’État et autorité
religieuse ; encore faut-il éviter le
divorce de l’État, de la politique et de
l’éthique. De même pour l’économie et,
enfin, toutes les sphères de l’activité
humaine. La résistance aux populismes de
tout genre est, à mon sens, une
résistance de l’intelligence, de la
raison raisonnable qui s’appuie sur
l’éthique, sur des valeurs, des
principes – des vertus, dans le langage
des Anciens. C’est vrai pour la
politique comme ça l’est pour la
finance, les médias, les cultures et les
sports… Dans la logique de votre propos,
je ne peux « bien comprendre » que si,
en conscience, je dispose de principes,
d’une échelle de valeurs ; sinon, ma
compréhension même finit par être
technique, instrumentale, factuelle et
presque mécanique.
Le propre de l’observation humaine
est la reconnaissance de la subjectivité
consciente et en conscience. Toute
objectivation ou subjectivité sans le
postulat de la conscience, qui forcément
évalue ou doit évaluer, ouvre selon moi
une voie à la dérive, c’est-à-dire à la
déshumanisation, à notre transformation
en sujets émotionnels répondant,
réagissant à des stimuli plus qu’à des
idées. Les idées appellent la conscience
et la conscience a besoin de principes,
d’une éthique. C’est tellement évident
aujourd’hui, avec l’information de masse
: comprend-on des faits ou des processus
? Réagit-on à de simples faits divers ou
à des histoires humaines complexes ?
Comment « bien comprendre » et «
articuler » ces données ? Le peut-on ?
Edgar MORIN: Bien sûr. La
connaissance ne réside pas dans
l’accumulation des informations, mais
dans la capacité à les intégrer, à les
contextualiser dans un ensemble qui la
rende visible. C’est, au fond, le
travail des journalistes, des
éditorialistes. Cela relève de leur
éthique interne. Quelles sont les
conditions de l’information véridique ?
La seule condition, c’est la pluralité
des sources d’information. Sans
pluralité, on peut répandre les plus
incroyables bobards. C’est ce qui s’est
passé avec l’Union soviétique, avec la
Chine maoïste. La Révolution culturelle
a été chantée comme une merveille par
une grande partie des intellectuels
français, alors que les morts se
comptaient par millions. La pluralité
des sources d’information plus que des
moyens d’expression, des journaux de
différentes opinions, plusieurs chaînes
de télévision : telle est la condition
politico-sociale d’où peuvent surgir de
bonnes informations. Mais il n’existe
aucun moyen éthique de dire : « Moi, je
vais produire de la bonne information. »
J’ai cité l’exemple de l’Équateur.
J’admire ce qui s’y passe, à une réserve
près : le président Correa a commencé à
dénoncer certains journaux d’opposition,
les accusant de répandre des
contrevérités.
C’est sans doute vrai, mais je pense
qu’il faut sacraliser la liberté
d’information. Le sacré, c’est là où je
mets de l’éthique, de la sacralité…
S’agissant de la question laïque et de
la religion, je dirai que la démocratie
a besoin d’un long enracinement
historique. Elle a pu se développer à
travers des épisodes comme la guerre de
Sécession aux États-Unis et dans des
pays qui n’ont pas connu d’invasions
extérieures, comme l’Angleterre. La
France, qui est le pays où la démocratie
a jailli dans sa plus merveilleuse
expression, a aussitôt sombré dans la
Terreur et le bonapartisme – puis, plus
tard, dans le vichysme. L’Allemagne, qui
était le pays le plus cultivé d’Europe,
a sombré dans l’hitlérisme. On a vu
aussi, en Grèce, la dictature des
colonels. Aussi, parler de la démocratie
européenne comme d’une sorte d’héritage
acquis n’est pas exact. Le grand
problème, c’est l’enracinement
démocratique. Je me rappelle ce que
proposait Soljenitsyne à l’époque de
l’Union soviétique : « Commençons par la
base, commençons par la municipalité… »
Tariq RAMADAN: La démocratie
participative…
Edgar MORIN: Exactement. La
démocratie, dans nos pays, est stagnante
: pas assez de diversité, trop de
corruption… Non seulement les citoyens
sont démoralisés, mais ils ne disposent
pas de moyens d’information sur des
problèmes techniques tels que le
nucléaire.
Pour en revenir au « printemps arabe »,
les éléments animateurs et moteurs de ce
réveil ont été avant tout une jeunesse «
moderne », appelons-la « laïque » car
d’abord peu religieuse. Les jeunes
Égyptiens que l’on voit, sur un film,
entraîner des adultes sur la place
Tahrir ont entraîné une révolution qui a
abouti à des élections. Celles-ci ont
porté au pouvoir des partis à composante
religieuse, comme il y a en Europe des
démocrates-chrétiens, avec la crainte
bien compréhensible que ces partis
islamistes, une fois au gouvernement,
puissent stopper la machine
démocratique.
(À ce sujet, il y a une contradiction
terrible que l’on n’a pas voulu voir en
Algérie où, lorsque est advenue la
liberté, les islamistes ont été empêchés
de prendre le pouvoir. On leur a
interdit d’établir une dictature en
établissant une autre dictature.
Terrible contradiction !)
Aujourd’hui, la situation de ces pays
est aléatoire et incertaine, la crise
économique et la crise du tourisme
sévissent, etc. Le problème de fond
n’est pas tant religieux, je dirai qu’il
tient à l’équilibre entre tradition et
modernité, tradition et développement,
chacun de ces termes ayant ses qualités
et ses lacunes. Appliquer le modèle
moderniste occidental et détruire les
valeurs profondes, les richesses
culturelles d’un pays, me paraît être
quelque chose d’abominable. Je pense que
la solution consisterait à sauver le
meilleur des traditions. Regardez ce qui
se passe au Maroc, qui commence à être
sérieusement érodé par l’invasion du
profit ! Il y a donc des valeurs à
sauver et, selon moi, les meilleures
sont les droits de l’homme, les
libertés, une police et une justice non
corrompues… Un « meilleur » qui bien
souvent n’existe pas plus en Occident !
Il faut respecter le passé, préserver
le meilleur des traditions. Mon but, je
l’ai exposé dans La Voie, c’est l’idée
de symbiose des civilisations, par
opposition à la destruction de la
dominée par la dominante, à l’érosion
des peuples en situation d’infériorité
économique par les dominations –
situation qui, du reste, ne cesse de
s’aggraver. C’est ainsi que l’on voit
des sociétés chinoises, coréennes ou
saoudiennes acheter des terres en
Afrique pour les besoins d’une
production d’exportation à leur unique
profit, détruisant par-là même
l’autonomie vivrière des nations
africaines. Je pense qu’une nation non
européenne doit protéger son autonomie
vivrière et, pour cela, sauvegarder sa
paysannerie et lui apporter les
connaissances techniques actuelles, en
particulier l’agroécologie, c’est-à-dire
le respect des sols, de la biodiversité,
etc.
Le sommaire de Tariq Ramadan
Le dossier religion musulmane
Les dernières mises à jour
|