Religion
Le langage
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Vendredi 12 août 2016
Tariq RAMADAN : Peut-être
devrions-nous approfondir la question du
langage ou, plus exactement, celle de la
rationalité et du langage. Quand on
entre dans l’univers de l’art, de la
poésie, des métaphores, des analogies,
des expressions imagées (ce fut le souci
de Bergson, dont j’ai beaucoup apprécié
la limpidité de la langue et le souci du
dépassement de la logique par la
sympathie ou l’empathie), on s’aperçoit
que l’on peut dépasser les limites de la
rationalité et de la sémantique
circonscrite de la langue, des mots. Le
langage poétique permet de dépasser, par
les images, la rationalité du sens
premier des mots.
Les débats n’ont pas manqué sur la
qualification de la langue des
Révélations monothéistes. Le Coran est
un texte nourri par les images, les
paraboles, les histoires appelant le
lecteur, le croyant, à assumer sa
subjectivité, sa capacité à interpréter
et à pénétrer profondément le sens des
images. On comprend par la raison, puis
on dépasse la raison par la parabole, le
verbe imagé au-delà de la rationalité.
La spiritualité, me semble-t-il, passe
par cette expérience.
Sur un autre plan, je pense que nos
systèmes éducatifs ont vocation à nous
réconcilier avec l’art, l’imaginaire et
la poésie d’un point de vue particulier.
Les jeunes peuvent ainsi entrer en
communication avec les horizons les plus
riches des cultures, des langues, des
imaginaires et des expériences
mystiques. Il s’agit ainsi de dépasser
le seul enseignement du religieux en
ouvrant les horizons au-delà des
exigences de la seule rationalité. Cet
enseignement permet à la raison de ne
pas s’enfermer sur elle-même et de se
dépasser. C’est aussi pourquoi Pascal
est un génie : il a l’intelligence,
l’intuition, la mystique, mais il
maîtrise aussi la plume, l’image, la
formule, la poétique. Il était à la fois
poète et rationnel. C’est ainsi qu’il a
pu traduire sa propre expérience
mystique.
Claude-Henry DU BORD : À ceci près
que nous sommes dans un monde où la
puissance magico-mythique de la langue
s’est effondrée. Si l’on en croit Jan
Patočka, notamment son « Fragment sur le
langage » (1942), nous vivions jusqu’à
la fin du XVIIIe siècle dans un monde où
la puissance de désignation du langage
convoquait en nous des puissances quasi
divines : « Le langage était envisagé
dans le rapport le plus étroit à la
personne de Dieu. Il continuait à vivre
au début du dernier siècle dans l’esprit
des anges sécularisés qu’étaient les
nations. Puis, il y eut un brusque
revirement : jusque-là le Verbe avait
été Dieu, désormais Dieu devenait un
mot. » Cette grande puissance s’érode,
s’effondre et le langage commence à se
vider lentement de son contenu : «
Aujourd’hui, on considère ordinairement
le langage comme une sorte d’image,
quelque chose d’entièrement passif et
impuissant. L’homme qui ne domine plus
les mots ne peut plus dominer les choses
par leur moyen . » Si on en croit
Deleuze, qui parle d’« épuisement de la
parole », nous sommes dans une période
où il sera encore plus difficile de
transmettre, puisque la parole elle-même
est épuisée.
Tariq Ramadan: Vous touchez un point
essentiel et, pourtant, je ne suis pas
aussi pessimiste. Il subsiste encore une
puissance évocatrice de la parole, de la
langue, qui n’est pas exploitée. Notre
univers de communication globale a
transformé la langue en un instrument,
un moyen strict d’expression doté d’une
fonctionnalité réduite, inversement
proportionnelle à la globalisation de la
communication express. Il faut y
résister et s’engager dans deux voies.
La première consiste à rappeler, avec
Barthes ou Foucault, que le langage est
pouvoir et que ce pouvoir est
déterminant dans l’action sur le réel –
sur soi comme sur l’environnement. Pas
de sujet sans langage. Malgré le
délitement de la parole dont vous
parliez, il n’est pas trop tard. Le
verbe reste porteur de la puissance du
sens, de l’expression, de la révélation
autant que du mystère et du silence.
Il faut enfin revoir, ici encore, nos
programmes d’enseignement : réconcilier
les élèves et les étudiants avec la
langue, la beauté de la langue et ses
pouvoirs artistiques autant que
sentimentaux et mystiques. Le langage du
cœur n’est pas mort et il faut y donner
accès, à l’école même. Il faut résister!
Comme disait Baudelaire, «la plus grande
ruse du diable est de faire croire qu’il
n’existe pas », et l’une de ses ruses
est peut-être de nous faire croire que
nous avons perdu, avec la langue, les
moyens de sauver la langue, et donc de
nous sauver…
— À nous élever ou à nous rassembler ?
Tariq Ramadan: Oui.
Edgar MORIN : On a cru aussi, me
semble-t-il, que le propre de la
connaissance scientifique était
d’éliminer le raisonnement par analogie.
Or on s’est rendu compte que le
raisonnement par analogie ne fonctionne
pas seulement dans la métaphore, la
poésie ou dans la vie quotidienne, il
opère aussi dans les progrès des
sciences. L’analogie est un instrument
cognitif qui porte sa richesse poétique.
D’ailleurs, certains philosophes sont
aussi très poètes, tel Hegel qui écrit
dans une langue où ne cessent de surgir
des images poétiques qui l’aident à
mieux exprimer la rigueur de sa
rationalité. La philosophie romantique a
été très habitée par cette richesse
poétique du langage qui, par ailleurs,
renaît sans cesse dans les divers
argots, de banlieue ou d’ailleurs. Il y
a deux sources majeures de renouveau du
langage : l’écrivain et le délinquant,
grâce auxquels il se régénère.
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