Religion
Plusieurs fronts, deux univers, une
parole
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Jeudi 7 avril 2016
Les oppositions sont multiples comme
on peut le voir et la multiplicité des
fronts1
empêche à l’évidence mon discours d’être
entendu pour ce qu’il est dans sa
substance, ses nuances et sa vision
d’avenir. Certaines des critiques
formulées sont bien sûr sincères et
elles posent des questions légitimes
auxquelles je vais d’ailleurs essayer de
répondre dans le présent ouvrage, mais
d’autres sont clairement tendancieuses
et veulent faire passer leur écoute
sélective et biaisée pour « un double
discours » dont il faudrait se méfier.
J’ai depuis longtemps fait la critique
de leur surdité volontaire et de leur
« double audition » idéologique2 :
je tiens à aller de l’avant, à ne pas
perdre mon temps avec ces distractions
stratégiques, et à rester fidèle à ma
vision, à mes principes et à mon projet.
Il s’agit d’établir des ponts entre
deux univers de référence, entre deux
constructions (très discutables) qu’on
appelle les « civilisations »
occidentales et islamiques (comme s’il
s’agissait d’entités fermées et
monolithiques) et enfin entre les
citoyens à l’intérieur même des sociétés
occidentales. Il s’agit de montrer,
théoriquement autant que pratiquement,
que l’on peut être tout à la fois
pleinement musulman et occidental ou
européen et que, au-delà de nos
différences apparentes, nous partageons
beaucoup de principes et de valeurs à
partir desquels le « vivre ensemble »
est possible dans les sociétés
contemporaines pluralistes,
multiculturelles et où coexistent
plusieurs religions.
Au-delà des animosités que suscite la
parole religieuse d’un musulman et dont
j’ai parlé plus haut, il est clair que
ce rôle de médiateur suscite des
réactions négatives dans les deux
univers de référence. De nombreux
Occidentaux pensent que je suis encore
« trop musulman » alors que certains
courants musulmans me définissent comme
« trop occidental ». C’est le prix à
payer et que je savais devoir payer
depuis le début de l’entreprise. Ce qui
ajoute à la difficulté tient au fait que
je ne me borne pas à mettre en évidence
les zones d’intersection et les points
communs entre les deux univers mais que
j’appelle les savants, les intellectuels
et les politiciens à un devoir
nécessaire de cohérence et
d’autocritique. Cet exercice est moins
apprécié par mes interlocuteurs parce
que, somme toute, il n’est pas aisé.
La rencontre entre l’Occident et
l’Islam ne se réalisera pas
constructivement et positivement (entre
les civilisations, les nations et/ou les
citoyens) par un simple vœu pieu en
rappelant de façon optimiste l’existence
de valeurs communes. Le problème est en
amont. Il s’agit pour tous de faire
preuve d’humilité, de respect et de
cohérence. D’humilité en
reconnaissant que personne, aucune
civilisation ou nation, n’a le monopole
de l’universel et du bien ; de
respect vis-à-vis de l’autre parce
qu’il faut être persuadé que les
richesses et les acquis de ce dernier
peuvent nous apporter quelque chose et
enfin de cohérence car la
présence de l’autre est comme un miroir
qu’il faut utiliser pour faire face à
nos propres contradictions et à nos
incohérences dans l’application concrète
et quotidienne de nos valeurs les plus
nobles. L’exercice est difficile mais il
est impératif. Au lieu de comparer
injustement l’idéal de nos valeurs
théoriques avec les déficiences de la
pratique de l’autre, il importe de
comparer les pratiques, de mettre en
évidence les contradictions et les
hypocrisies mutuelles pour s’imposer
ensemble une double exigence : clarifier
l’espace de nos valeurs communes et nous
efforcer d’y être fidèles
intellectuellement, politiquement,
socialement et culturellement. Cette
exigence stricte et déterminée m’a amené
à être perçu comme « un traître » par
certains musulmans et comme « un agent
infiltré de la cinquième colonne » par
certains de mes concitoyens occidentaux.
Aux musulmans, je répète que l’islam
est une grande et noble religion mais
que tous les musulmans ou les sociétés
majoritairement musulmanes ne furent et
ne sont de loin pas à la hauteur de
cette noblesse, dans l’histoire comme à
l’époque contemporaine : une réflexion
critique s’impose sur la fidélité à nos
principes, notre regard sur l’autre, les
cultures, les libertés, la situation des
femmes, etc. Nos contradictions et
nos ambiguïtés sont innombrables.
Aux Occidentaux, je répète de la même
façon que les acquis indéniables de la
liberté et de la démocratie ne sauraient
faire oublier « les missions
civilisatrices » bien meurtrières, les
colonisations, l’ordre économique
destructeur, les racismes, les
discriminations, les relations entendues
avec les pires dictatures, etc. Nos
contradictions et nos ambiguïtés sont
innombrables. Une même exigence et
une même rigueur entre deux univers.
Dans les deux univers, gênés par
l’exigence de cohérence et
d’autocritique, on a dit et répété que
mon discours était « peu clair »,
« alambiqué » et surtout « ambigu ». Il
se pourrait pourtant qu’il faille
retourner la perspective comme le
suggère le sociologue Charles Taylor en
analysant mes positions : il se
pourrait, en effet, que j’aie bien une
seule parole, comme il le rappelle,
toujours la même, entre deux univers qui
ont bien du mal à faire face à leurs
propres ambiguïtés.
1. Il ne faut pas
oublier ici de mentionner les écrits
des nouveaux « experts en
terrorisme » qui n’ont de cesse
d’entretenir les doutes, d’alimenter
les rumeurs sur de possibles
connexions, sans jamais vraiment
prouver leurs hypothétiques
conclusions. C’est le moyen pour eux
de continuer à donner des « avis
autorisés » sur « la nébuleuse
terroriste » et de gagner un peu
d’argent.
2. D’aucuns
me demandent par exemple pourquoi je
suscite autant de passions et,
parfois, autant de haine. Ils me
citent en exemple le cas de la
« journaliste d’investigation »
Caroline Fourest qui, dans un livre,
aurait analysé « objectivement » mes
livres et mes discours. Outre le
fait que son livre comporte
plusieurs dizaines de fautes
factuelles et de très nombreuses
citations fausses ou tronquées (que
malheureusement le lecteur ne prend
le temps de vérifier), il faut
rappeler que derrière cette
« journaliste » se cache le profil
d’une activiste qui réunit à elle
seule quatre des oppositions citées
plus haut : elle milite pour une
laïcité très dogmatique et
antireligieuse ; elle promeut un
féminisme occidental exclusiviste et
paternaliste ; elle défend, en tant
que lesbienne, les droits des
homosexuels et critique les
religions qui, selon elle, les
mettent en danger et elle est enfin
une militante du sionisme le plus
aveugle dans son soutien aux
politiques israéliennes. Le cumul
des postures idéologiques (et non
pas seulement des opinions
personnelles) suffit à expliquer ici
l’origine de la haine objective.
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