Opinion
J’accuse…et je prends date
Tariq Ramadan
Photo:
D.R.
Mardi 3 février 2015
Les médias français, les politiques et
les intellectuels
Ces derniers jours ont été bien
révélateurs. Au gré de mes interventions
médiatiques en France, les
téléspectateurs autant que les auditeurs
ont pu se rendre compte du jeu malsain
de certains journalistes. La plupart ont
inlassablement répété le refrain de mon
«double discours» et d’autres, sans
arguments, ont
insisté sur la non-clarté de mon propos
pour entretenir l’impression de ce
qu’ils ne pouvaient prouver. Oui,
vraiment, «nul n’est plus sourd que
celui qui ne veut pas entendre », et la
double audition est devenue un mal
médiatique (intellectuel et politique)
français.
Au-delà
de ma personne, cette attitude met en
évidence un problème en France, réel,
profond, ancien. Pour discréditer ma
personne, il faut commencer par dire que
je suis «controversé», «ambigu», et que
mon discours est «habile» et «double».
Ces deux dernières semaines étaient
symptomatiques : à quelques rares
exceptions près, la même stratégie fut
établie, pour refuser d’entendre, ou
pour troubler l’écoute du public. Il
s’agit donc soit de ne pas m’inviter,
soit de m’inviter avec «le filtre»
d’usage. «Prévenir», «avertir» les
spectateurs et les auditeurs que
«l’homme» est dangereux et malin…des
fois qu’il (cet Africain, cet Arabe, ce
musulman) dirait quelque chose
d’intéressant (il serait alors deux fois
plus dangereux). Ils sont rares ceux qui
en France ont osé m’inviter sans y
ajouter le perpétuel coup bas d’une
présentation malhonnête, agrémentée de
sinueux sous-entendus : Moati, Giesbert,
Taddéi, Simonin, Marschall et Truchot,
Naulleau et Zemmour, à ce jour. Tant
d’autres, grands défenseurs de la
liberté d’expression, ne m’invitent pas,
ou plus (les pressions et les critiques
furent si fortes).
Il est intéressant de noter le parallèle
avec les institutions d’Etat et les
universités. Je suis professeur d’études
islamiques contemporaines à Oxford et
j’ai été invité à m’exprimer dans les
plus grandes universités et institutions
à travers le monde. Sauf en France, avec
son étrange « exception », où
l’académique semble prendre pour argent
comptant (et se plier devant) les
approximations médiatiques (ce qui est
en soi très inquiétant). Pas
d’interventions universitaires, des
conférences annulées et des services de
l’Etat faisant pression pour m’empêcher
de m’exprimer, presque chaque mois,
depuis vingt-cinq ans. Quelle insulte
faite aux étudiants français ! Ils ne
seraient donc pas intellectuellement
armés pour entendre, analyser, critiquer
? Seraient-ils plus bêtes et vulnérables
que les autres ? Ou alors a-t-on peur
d’autre chose, que mon propos réveille
des consciences libres par exemple ?
Il faut mettre en évidence trois points
qui sont cruciaux au-delà de ma personne
:
1. Soit les musulmans invités à
s’exprimer (tv, radios, ou autres) sont
diabolisés soit ils répètent ce que les
médias et l’Etat a envie d’entendre ou
de leur faire dire. Le résultat est sans
équivoque : on n’avance pas, on assiste
à l’éternel retour des mêmes sujets,
réchauffés, encore et encore. Quelle
lassitude ! Or, ne pas avancer sur ces
questions c’est bel et bien régresser.
Intellectuellement (et socialement),
chers journalistes, vous faites
régresser la France et les politiques et
les intellectuels vous emboîtent le pas.
2. Les Français de confession musulmane
sont encore et toujours perçus comme
«
l’autre » dans les débats publics et
médiatiques. Ils doivent se justifier,
sont suspects et/ou suspectés, et leur
liberté d’expression critique est
restreinte par cette épée Damoclès sous
laquelle elles /ils doivent décliner
leur identité physique autant
qu’intellectuelle. Ils doivent montrer
patte blanche avec le faciès autant
qu’avec l’esprit.
3. Les médias grands publics, comme les
politiques et les intellectuels, sont
aujourd’hui les principaux responsables
de la normalisation du discours
stigmatisant, xénophobe, raciste aux
parfums de l’extrême droite d’antan. On
peut bien faire mine de ne pas y
toucher, mais le ton, la substance des
débats et les stigmatisations
récurrentes sont en train d’avoir un
impact dangereux sur la France, sa
psychologie collective et son manque
d’ouverture à la diversité.
Je l’ai répété souvent. Je ne suis que
l’arbre qui cache la forêt et mon
traitement médiatique et académique est
révélateur des contradictions
françaises… pays de la liberté aux
libertés à géométrie variable.
Néanmoins, je suis optimiste car les
choses changeront assurément. Je prends
date. Je me répète depuis 30 ans, en
France, sans être entendu : déjà des
femmes et des hommes, Français de
confession musulmane, se font entendre
et défendent autant leurs droits qu’ils
connaissent leurs responsabilités. Ils
construiront une France réconciliée avec
ses valeurs de liberté et d’égalité. Il
faudra les écouter car votre surdité
continuée serait alors le pire qui
puisse advenir. Vous les entendrez,
assurément, et vous vous souviendrez
qu’un jour, avec humilité et sérénité,
je vous avais invités à prendre date.
J’accuse aujourd’hui la grande majorité
d’entre vous de manquer de déontologie,
de professionnalisme, de liberté et de
courage. Et je prends date car
l’Histoire sera plus forte que vos
présentes trahisons à ces belles valeurs
que vous affirmez défendre.
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