Middle East
Monitor
Mémoires de la terre et de l’esprit
Samah Jabr

Samah Jabr - ©A.Dols
Dimanche 12 avril 2015
La Journée de la terre commémore les
évènements du 30 mars 1976, quand les
Palestiniens, de la Galilée au Néguev,
organisèrent une grève massive pour
protester contre la confiscation
israélienne de la terre, officiellement
pour des raisons de sécurité et
d’implantation ; beaucoup par la suite
furent arrêtés ou tués. C’est devenu un
évènement central dans l’histoire de la
lutte entre le peuple palestinien et
l’occupation israélienne. C’est
aujourd'hui le jour où les Palestiniens
du monde entier honorent ceux qui sont
tombés pour défendre notre terre, pour
affirmer notre existence en tant que
Palestiniens et embrasser notre identité
en tant que tels.
La Journée de la
Terre de cette année n’a guère retenu
l’attention des médias locaux. À la
place, les gros titres se sont
concentrés sur la libération des
recettes fiscales qu’Israël gelait
depuis tous ces derniers mois en
représailles contre l’admission de la
Palestine comme membre de la Cour pénale
internationale. Parmi 180 000 autres,
j’étais l’une des employés du secteur
public dont les salaires avaient été
amputés de 40 % à cause de cette
initiative malveillante d’Israël. Les
médias ont également fait part du
soutien palestinien officiel à la
coalition arabe qui attaquait les
rebelles Houthi au Yémen. Et, enfin, les
médias ont rapporté que l’Autorité
palestinienne s’était jointe à la
communauté mondiale en exprimant sa
préoccupation sur les effets sur
l’environnement du changement
climatique. Des chants nationaux de
mauvais goût, en une expression
chauviniste plutôt que patriotique, ont
également été diffusés alors que les
médias se disaient prêts pour la Journée
de la Terre.
Ce fut ainsi une
occasion manquée de partager, avec tous
les Palestiniens, un sentiment de
patrimoine commun. L’occasion ne fut pas
utilisée pour promouvoir la conscience
nationale au service de notre nécessité
actuelle d’empêcher d’autres vols de
terres, de retravailler notre héritage
de mémoires traumatiques et de renforcer
une identité palestinienne indéfectible
face aux efforts visant à éliminer notre
existence. Les médias locaux au lieu de
cela ont amoindri nos rêves, éclipser
notre caractère et fait écho en
résonance avec le vide de notre
bureaucratie.
Historiquement, la
plupart des Palestiniens autrefois
étaient des agriculteurs, dévoués à la
terre qu’ils possédaient ou qui avait
été travaillée par leurs familles et
communautés par coutume pendant des
siècles. Le vol de la terre
palestinienne n’a pas impliqué que le
déplacement de ces personnes, mais aussi
la perte plus abstraite d’une patrie et
d’une géographie nationale ; un espace
où nous avions une existence historique
et psychologique spécifique, à laquelle
nous étions liés tant par la logique que
par l’instinct. On dit que certains
Palestiniens, à la suite du nettoyage
ethnique de 1948, auraient risqué la
mort pour franchir la ligne verte
(d’armistice) rien que pour manger les
oranges mûries sur la terre dont ils
avaient été expulsés à la pointe du
fusil.
La perte de notre
terre et la stratification ultérieure en
différents groupes de Palestiniens selon
leur lieu actuel d’habitation et leurs
papiers d’ « identité » se sont
combinées pour porter un coup sévère à
leur rapport et leur sentiment
d’appartenance ; il s’agit là d’une
agression contre le développement de
notre identité individuelle et
communautaire, et d’une destruction de
nos liens sociaux étroits. Avec la perte
de la terre, nous, Palestiniens, nous
sommes sentis dépossédés, brisés,
limités dans notre capacité à prospérer
et confinés dans des voies étroites de
sécurité et de survie.
Dans « L’Être et
le Néant » (en français dans le
texte), Jean-Paul Sartre note que « avoir »
(à côté de « faire et être ») est
l’une des trois catégories de
l’existence humaine. Une patrie n’est
pas commercialisable ; c’est une partie
prolongée de l’être, entrelacée avec le
climat et le paysage, les plantes qui
poussent à l’état sauvage, et la culture
de notre patrie. Une patrie est un point
de référence autour duquel la personne
structure une portion importante de sa
réalité et de son sens de l’identité
collective, et dans lequel, lui ou elle
investit une énergie émotionnelle et
psychologique considérable. Cependant,
certains Palestiniens assument une
responsabilité, prennent l’initiative de
diriger et sont prêts à faire des
sacrifices personnels pour assurer leur
existence en tant que Palestiniens et
œuvrer à la libération.
Ayant perdu leur
patrie, de nombreux Palestiniens ont
aussi perdu leur autonomie ; nous avons
subi, sous la menace de fusils ou par
nécessité financière. Un homme, me
montrant sa terre à Al-Walajeh, m’a dit,
« Nous avons des abricots et des
amandes près de ce mur. Mon père se
serait fait tuer en essayant d’atteindre
cette terre, mais pas moi. Même dans les
meilleures conditions, exploiter cette
terre ne rapporterait pas ce que je peux
gagner en travaillant comme ouvrier pour
les Israéliens ». Dans la vallée du
Jourdain, l’eau est distribuée d’une
manière qui contraint les Palestiniens à
quitter leur propre terre pour aller
travailler sur des terres arables
occupées par les colonies israéliennes,
qui sont plus productives du fait de
leur approvisionnement en eau. Cela
s’applique non seulement à la terre,
mais aussi à tout ce qui est nôtre : je
pourrais gagner dix fois plus que dans
le secteur public en Palestine en
faisant un travail insignifiant pour une
ONG qui définit ses priorités pour
complaire à un donateur étranger.
Sans terre, nous
manquons de souveraineté nationale et
notre direction est forcée de modeler
ses positions politiques en respectant
les polarisations régionales, et nous
devons souvent payer un lourd tribut
pour cela. La guerre contre les
Palestiniens en Jordanie et puis au
Liban ; la difficile situation des
Palestiniens dans le Golfe durant la
Guerre du Golfe ; et l’impasse actuelle
dans laquelle se trouvent les
Palestiniens du camp de réfugiés de
Yarmouk en Syrie, ne sont que
quelques-unes des conséquences pour
nous, les pions des pouvoirs politiques
régionaux.
Le 13 avril 1983,
Rafael Eitan, ancien chef d’état-major
de l’armée israélienne (et ensuite
membre de la Knesset), faisait ce
commentaire sur l’objectivation des
Palestiniens : « Nous déclarons
ouvertement que les Arabes (c'est-à-dire
les Palestiniens) n’ont aucun droit à
s’installer sur ne serait-ce qu’un
centimètre de l’Eretz Israël… La force
est la seule chose qu'ils comprennent et
comprendront jamais. Nous utiliserons la
force extrême jusqu'à ce que les
Palestiniens viennent se traîner à nos
pieds à quatre pattes ». Cette
objectivation est tellement enracinée
dans l’esprit des Israéliens que nous
leur faisons peur et que nous les
consternons quand nous réclamons notre
subjectivité. Récemment, j’ai été
arrêtée à un check-point sur ma route
vers Jérusalem. Voyant de la nourriture
dans ma voiture, le soldat s’écria : « Vous
ne pouvez pas passer, ce n’est pas légal ».
Il fut abasourdi quand je lui répondis
calmement, « C’est votre présence ici
qui est contraire au droit
international, pas la nourriture que
j’emmène de mon lieu de travail à la
maison ». Alors il appela des
renforts pour manifester une hostilité
et une agressivité extrêmes en réaction
à mes remarques.
Nos êtres ne sont
pas que de chair et de sang ; ils sont
aussi la somme de nos pensées, de nos
sentiments et de nos actions. Ils sont
influencés par le contexte environnant.
Les conditions d’une oppression sociale
génèrent une oppression psychologique ;
l’expression de la colère, les
protestations et la révolte peuvent être
des réactions optimales pour le contrôle
militaire, économique et politique. Nous
sommes formés pour supprimer nos pensées
et nos sentiments face à une coercition
chronique ; pour accepter notre
assujettissement ; pour nous conformer,
hébétés, au pouvoir ; et pour ravaler
notre colère et notre douleur. À la fin,
ces choses se transforment en un
sentiment d’humiliation et de haine de
nous-mêmes ; notre conscience est
désorientée et notre être lui-même est
détruit. Nous déplaçons sur l’autre et
sur nous-mêmes ces réactions
fragmentées. Notre humiliation s’exprime
en une inertie, en un manque de
confiance et en une incapacité à
exploiter l’énergie qui nous est
indispensable pour œuvrer efficacement à
notre libération ; ou bien elle
s’exprime en un chauvinisme faux et vide
manquant d’empathie envers les
opposants, de même qu’envers les
victimes. Toutes ces réactions placent
des obstacles sur le chemin vers la
libération.
Nous devons
comprendre le cercle vicieux d'une
dévalorisation. Nous devons reconnaître
les outils de l’oppresseur et développer
des outils différents pour l’action,
tels que l’autonomisation communautaire,
le respect des considérations éthiques
et la sollicitation de la solidarité et
du soutien pour parvenir à la
libération. Il est essentiel pour nous
de développer une vision afin de percer
le brouillard qui nous entoure : la
libération de soi va de pair avec la
libération de la terre. Le travail de
mémoire est le chemin de la guérison et
de l’auto-libération. Avec cela, nous
nous tiendrons debout et jamais,
contrairement à ce que Rafael Eitan a
prétendu, jamais nous nous traînerons à
quatre pattes, même s’ils retiraient
chaque pouce de terre de sous nos pieds.
Samah Jabr
est Jérusalémite, psychiatre et
psychothérapeute, dévouée au bien-être
de sa communauté, au-delà des questions
de la maladie mentale.
Traduction :
JPP pour les Amis de Jayyous
The Middle East Monitor -https://www.middleeastmonitor.com/articles/middle-east/17892-memories-of-land-and-the-mind
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