Palestine
Figées dans leur douleur :
le deuil des familles palestiniennes
Samah Jabr

Une
famille palestinienne s’avance à travers
les décombres de ce qui était leur
maison
Mercredi 9 mars 2016
Middle East Monitor
– 25 février 2016
Alors que le monde
fêtait la Saint-Sylvestre en 2015, avec
toutes ses promesses pour la nouvelle
année, des dizaines de familles
palestiniennes recevaient les corps
froids de leurs Shaheeds
(martyrs) : des enfants tués par les
Israéliens dans le récent bouleversement
politique.
Permettez-moi de
dire d’emblée que cet article est une
tentative pour explorer le vécu de la
douleur chez les victimes de notre
réalité politique – et non un essai sur
la signification du martyre, ou une
analyse sur ce que l’on désigne sous le
nom de « Shaheed », un statut à la fois
laïque et religieux que les Palestiniens
donnent à leurs enfants tués par
l’occupation.
Je fais simplement
observer que la communauté
palestinienne, à l’instar de nombreux
groupes qui glorifient leurs soldats
morts en leur nom, glorifie elle aussi
celles et ceux qui ont donné leur vie en
résistant à l’occupation et qu’elle
utilise le terme « Shaheed » pour
attirer l’attention sur les
circonstances de leur mort.
Un grand silence
entoure la douleur des familles des
combattants palestiniens. Les
Palestiniens ressentent les autorités
israéliennes comme tirant une
satisfaction sadique de notre
souffrance. En réaction, les
Palestiniens présentent souvent un
extérieur rude, masquant ainsi leurs
émotions et effaçant tout signe de
vulnérabilité face à ceux qui ont tué
leurs êtres chers. Certains Palestiniens
vont plus loin, essayant d’éviter
d’infliger davantage de douleur aux
membres de leurs familles, et gardent
leur douleur au fond d’eux-mêmes.
Une jeune femme est
venue me voir pour des palpitations et
une insuffisance respiratoire, des
symptômes pour lesquels aucune cause
organique n’avait été trouvée. Quand je
lui ai demandé quand ses symptômes
avaient commencé, elle a répondu : « Depuis
que le cœur de mon frère a cessé de
battre ». Son frère avait été tué
lors d’une manifestation deux ans
auparavant ; elle avait gardé cette
disparition enfouie dans sa poitrine de
peur que toute sa maison ne s’effondre
si quelqu’un le reconnaissait à haute
voix.
Le silence
palestinien est aussi motivé par le
souhait d’éviter que ne soient
incriminés ceux qui ont été tués et par
la nécessité d’empêcher qu’il y ait plus
de pressions encore sur les personnes
qui apportent leur aide et leur
compassion dans la communauté.
Manifester de la solidarité auprès des
familles endeuillées signifie prendre
des risques et en supporter les
conséquences. Même les députés arabes de
la Knesset israélienne, des législateurs
qui ont visité les familles dans la
douleur qui lançaient des appels pour
que les corps de leurs enfants leur
soient remis afin de les enterrer
décemment, même ces députés ont été
menacés et punis.
Le Premier ministre
israélien, Benjamin Netanyahu, a
affirmé : « Ceux qui réconfortent les
familles des terroristes ne méritent pas
d’être membres de la Knesset ». La
participation de ces membres arabes de
la Knesset a donc été suspendue, alors
qu’aucune mesure n’a été prise contre le
ministre de la Justice israélien quand
celui-ci a réconforté les familles des
colons accusés d’avoir brûlé vive une
famille palestinienne.
L’intimidation
élimine les expressions de soutien de la
communauté à des familles qui déjà
souffrent des entraves au processus
naturel de deuil. Traités comme des
suspects par l’occupation, les membres
des familles sont souvent mis en
détention, punis collectivement par la
démolition de leur maison, par des refus
de permis de travail et une ingérence
dans l’accomplissement des rites
traditionnels de deuil à travers
l’insistance que le corps du défunt ne
sera rendu que lorsque la famille
capitulera devant l’exigence d’enterrer
son mort à l’écart de la communauté.
Après quatre mois
d’épuisantes négociations entre les
autorités israéliennes et la famille
d’Ahmad Abu Sha’aban, le corps de ce
fils, Ahmad, a été rendu à la famille
aux conditions que les funérailles ne
durent pas plus d’une heure et demie,
qu’il n’y ait pas plus de quatorze
personnes présentes et qu’elles aient
lieu au milieu de la nuit.
Nous aussi, les
Palestiniens, nous sommes parfois
coupables de laisser ces familles
enfermées dans leur douleur. Une enquête
conduite par le Centre Al-Quds pour les
études israéliennes et palestiniennes a
démontré que 66 % des Palestiniens
exprimaient un sentiment de gêne après
la descente du personnel de nos médias
chez les familles endeuillées,
spécialement dans les premières heures
suivant le décès.
En outre, 60 % des
personnes ont fait part de leur
insatisfaction devant la conduite des
factions politiques, en particulier
quand elles allèguent que leur fils
appartenait à un parti politique,
qu'elles distribuent des posters où l’on
voit le shaheed en train de
coller une affiche de l’icône du parti
politique, et qu'elles hissent le
drapeau du parti politique aux
funérailles. Les factions politiques en
agissant ainsi s’approprient les
sacrifices des morts et l’angoisse de
leurs familles. Les médias rivalisent
pour écrire sur la dernière crise d’une
façon qui souvent s’immisce dans les
moments les plus intimes de la famille,
transformant un père ou une mère dans la
douleur en un porte-parole
institutionnel.
Une pression
sociale bien intentionnée sur une
famille endeuillée afin de lui exprimer
une fierté est encore un autre facteur
qui peut agir pour inhiber l’expérience
d’une douleur et retarder le processus
de deuil. Nous observons des familles
trouvant un réconfort dans l’importance
de la foule qui vient se présenter à
elles en ces moments difficiles, parlant
de la dernière fois où ils ont vu le
shaheed et énumérant ses différentes
vertus, ses amis prenant le rôle
imaginaire du fils pour le père, ou du
père pour ses enfants ; le défunt
devenant soudain leur ami le plus cher
et le plus proche. Bientôt, ces
relations du défunt affluent vers une
nouvelle crise qui revendique leur
attention, laissant la famille seule
face au vide.
Les cercles de
deuil présentant un « syndrome de
survivant » de culpabilité, de honte,
d’anxiété et de chagrin, semblent
impliquer une personne après l’autre.
Nous voyons quelques cas de jeunes amis
ou relations du shaheed qui
attaqueront réellement des soldats
israéliens ; ce sera alors un acte qui
sera motivé par le chagrin, entre
autres. De cette manière, le shaheed
est idéalisé et imité. Ses funérailles
entraînent d’autres funérailles.
Le shaheed
absent reste très présent dans la psyché
de ceux qui le pleurent. Un homme
introverti, d’âge moyen, m’a dit : « Je
prends garde à ne pas offenser l’image
de mon père. Je suis maintenant plus âgé
qu’il ne l’était quand il a été tué. Je
viens juste de me marier et mon épouse
est enceinte – et en fait, mon père a
été assassiné juste après avoir fécondé
ma mère de moi. Mais je vis encore,
chaque jour et chaque minute de ma vie,
avec son image qui me regarde, qui
corrige mon comportement et me dit ce
qu’il faut faire ».
Confisquer les
corps des Palestiniens tués et ajouter
des restrictions douloureuses au chagrin
de leurs familles n’ont rien à voir avec
la sécurité israélienne, il s'agit
uniquement de répondre à l’objectif
pernicieux de leur imposer des
souffrances pour son propre plaisir :
punir la communauté palestinienne en la
privant de participer au processus
normal de deuil. Les conséquences en
sont que les cercles de douleur
s’élargissent. Pour les familles
elles-mêmes, leur deuil entravé et rendu
compliqué crée des distorsions
cognitives et une injection de
culpabilité, il leur impose la
définition israélienne du défunt comme
criminel ou terroriste. Mais pour chaque
famille en Palestine, la mort de ces
jeunes combattants et la brutalisation
des survivants sont des armes puissantes
qui sapent la sécurité psychologique de
tous.
Quel que soit le
jugement que nous portons sur leurs
actions spécifiques, ces jeunes
combattants ont été pris entre la
violence de l’occupant et l’impuissance
de la direction palestinienne. Ces
jeunes combattants ont agi avec
désintéressement, ne recherchant ni
profit ni renommée personnels. Ils ont
exprimé la colère et la frustration que
ressentent tous les Palestiniens. Leur
impulsion a été d’offrir leur aide, de
l’unique façon qu’ils estimaient
possible. Leurs expériences, leurs
émotions, et leurs intentions doivent
être identifiées, comprises et validées
avant que le débat sur leurs actions
puisse acquérir une légitimité.
Après tout, c’est
le sacrifice de quelques-uns qui nourrit
l’espoir de la libération. Leurs
familles et l’ensemble de la communauté
palestinienne doivent reconnaître
l’énormité de la perte de nos enfants,
rétablir les souvenirs positifs qu’elles
ont d’eux, et redire l’histoire de leur
mort. À travers cela, nous devons
affirmer notre amour profond pour ceux
qui sont morts au nom de la Palestine. À
tout le moins, un processus pour une
mémoire nationale palestinienne peut
réduire l’isolement des familles
endeuillées et transformer leur perte
personnelle en une expérience de
signification collective.

Samah Jabr est
psychiatre et psychothérapeute,
jérusalémite, elle se préoccupe du
bien-être de sa communauté bien au-delà
des questions de santé mentale. Elle
écrit régulièrement sur la santé mentale
en Palestine occupée.
https://www.middleeastmonitor.com/articles/middle-east/24146-frozen-in-their-grief-on-the-bereavement-of-palestinian-families
Traduction : JPP
pour Les Amis de Jayyous
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