Entretien
Être une femme en Palestine
Samah Jabr

Samedi 8 juillet 2017
Samah Jabr est l’une des rares
psychiatres en Palestine. Actuellement
directrice de l’Unité Santé Mentale qui
supervise les services de santé mentale
dans toute la Cisjordanie, son travail
s’étend à toute la communauté
palestinienne qui souffre actuellement
de l’oppression et de l’occupation
israélienne. Par sa pratique médicale et
thérapeutique, elle peut témoigner des
maltraitances et traumatismes subis par
la population palestinienne. Elle a
accepté de répondre aux questions de
Femmes Plurielles à propos de l’impact
de l’occupation sur la vie des femmes.
Pour vous, que signifie « être une
femme en Palestine aujourd’hui » ?
Dans la situation actuelle, notre
identité palestinienne fait de nous des
suspect-e-s, notre humanité est niée,
l’oppression et la dépossession mènent à
l’emprisonnement de nos hommes
palestiniens et à leur réduction en
esclavage, à travers le statut de
travailleur dans les colonies
israéliennes. Ainsi, les femmes
palestiniennes deviennent les gardiennes
du capital social et du réseau qui
permet la survie de cette communauté
fragmentée et brisée face aux
traumatismes. Les femmes palestiniennes
représentent la majorité des étudiantes
universitaires et une proportion
significative de la force de travail. La
majorité des travailleuses exercent dans
le secteur des services (santé et
éducation) ainsi que dans celui de
l’agriculture. Par ailleurs, leur haut
taux de fertilité devient une arme de
résistance contre la volonté de
l’occupation de nous éliminer en tant
que nation sur ces terres. Ces
différents rôles font de ses femmes
palestiniennes les bâtisseuses et les
gardiennes de la vie humaine.
Quelles sont les principales
difficultés que les femmes rencontrent ?
Comment les surmontent-elles ?
Comme dans d’autres pays colonisés,
quand les Palestiniens échouent dans
leur opposition contre les violences
verticales et l’oppression venant de la
puissance occupante, cette violence et
cette oppression deviennent
horizontales. Elle s’exprime alors sous
la forme de conflits internes, de
régressions et de violences domestiques.
Les femmes étant considérées comme
physiquement et socialement plus faibles
deviennent alors les dernières victimes
de ces hommes humiliés et de cette
communauté qui régresse. Dans ma
pratique, je vois souvent des femmes qui
souffrent de traumatismes, de
dépression, d’anxiété. Elles sont
victimes de violence basées sur le
genre, qui sont en réalité les
prolongements, les conséquences d’une
oppression structurelle et d’une
violence politique. L’amélioration de la
santé mentale et la « libération
psychique » des Palestinienne-s devrait
aller de pair avec les efforts pour
libérer le territoire palestinien.
L’émancipation des femmes est une clé
pour le projet de libération.
En tant que psychiatre exerçant sous
l’occupation, quels enjeux
considérez-vous comme primordiaux
aujourd’hui en Palestine ?
En Palestine, les injustices, les
humiliations et les traumatismes sont
constants et affectent tous les aspects
de la vie palestinienne, causant ainsi
des dommages à la personnalité
individuelle et au système de valeurs de
la communauté. Quand je reçois dans ma
clinique des femmes atteintes de
dépression liée à des violences genrées,
je ne vais pas leur donner un
antidépresseur pour qu’elles deviennent
indifférentes à la violence. Par contre,
je travaille avec elles afin qu’elles
puissent décider quoi faire par rapport
au facteur qui les a menées à la
dépression. Quand je rencontre un enfant
qui a été abusé, ma responsabilité
éthique est d’informer à propos de ces
abus et de tout faire pour les stopper.
C’est aussi important que de travailler
sur le traumatisme même. Tant que
l’injustice et l’humiliation
continueront, nos outils médicaux et
psychothérapeutiques ne resteront que
palliatifs. L’occupation est en effet un
problème de santé mentale autant qu’un
problème politique. Jusqu’à ce qu’on en
arrive à bout, j’essaie de promouvoir
l’indépendance et la liberté d’esprit de
mes patient-e-s à travers l’éducation et
la prise de conscience psychologique.
Mais il y a une autre priorité pour
arriver à la « libération psychique » :
être finalement indépendant.
Malheureusement, sans cela, les gens
doivent faire beaucoup de compromis sur
leur esprit et leurs valeurs.
L’indépendance est la seule manière de
régler le problème en profondeur.
La « résistance » et la
« résilience » sont des concepts-clés
pour les Palestinien-ne-s aujourd’hui.
Pourquoi ?
La résistance des Palestinien-ne-s à
l’occupation est un droit humain
légitime qui doit être respecté et
soutenu par la communauté
internationale. Le devoir des
Palestinien-ne-s est de repenser et de
réformer leurs méthodes de résistance
pour préserver la dimension morale de
leur situation actuelle. Je soutiens que
la résistance a une valeur humanisante
et thérapeutique. Cela rappelle à une
nation opprimée qu’elle est en vie, avec
une volonté et une capacité d’action ;
que ses membres ne sont pas de simples
ombres ou des objets passifs qui se font
dévorer par toutes les formes
d’agressions et d’humiliations sans
aucune opposition. La grève de la faim
d’environ une centaine de prisonniers
politiques palestiniens dont on nie les
droits fondamentaux est un exemple de
cette saine volonté et capacité d’agir.
La résilience est la capacité durable
d’un individu ou d’une communauté à
rebondir face l’adversité et à utiliser
ses ressources pour survivre et
minimiser l’impact des crises sur sa
vie. L’éducation, la foi et les liens
familiaux sont les ressources et le
capital de la résilience palestinienne
(que nous appelons Sumoud). Quand vous
rencontrez des personnes palestiniennes,
elles ne semblent pas être des personnes
traumatisées. Elles vous parlent juste
de leurs problèmes de boulot, de leurs
enfants, elles racontent des blagues
politiques et se vantent à propos de
leur cuisine. Leur foi dans leur droit à
vivre décemment sur le territoire de
leurs parents et grands-parents les aide
à donner un sens à ce traumatisme
insensé et aux souffrances politiques,
en les transformant en résistance et en
résilience.
Quel message avez-vous envie de faire
passer aux citoyen-ne-s belges ?
Je demande aux citoyens, aux mouvements
populaires, aux représentants de
Belgique et au monde entier de porter
l’idée que les Palestiniens et les
Israéliens sont égaux, en créant une
pression pour en finir avec cette
occupation qui blesse toutes les parties
impliquées, qui déshumanise l’occupant
plus que l’occupé, qui désensibilise les
« spectateurs » internationaux et menace
la paix mondiale. Le rôle d’une
tiercepartie qui serait témoin du
traumatisme est de valider les
souffrances et de créer un espace sûr
pour émanciper les personnes affectées,
afin qu’elles puissent se soulever pour
leurs droits. Condamner toutes les
parties, blâmer les Palestiniens de
l’avoir bien cherché ou faire des
déclarations vides de sens soutenant le
« processus de paix » sont des manœuvres
inutiles. Ce n’est pas en laissant les
Israéliens s’en sortir avec leurs crimes
et passer ainsi au-dessus du droit
international que l’Europe peut se
repentir de sa culpabilité vis-à-vis de
l’Holocauste. Au contraire, c’est en
supportant la résistance palestinienne
et la résilience jusqu’à ce qu’Israël
soit amené devant la justice
internationale, que l’Europe et le monde
peuvent réellement agir selon la maxime
« Plus jamais ça ».
Propos recueillis par Marie-Anaïs
Simon
(06 juillet 2017)
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