The Independent
Le juge Richard Goldstone a souffert
d’avoir renié Gaza, mais pas autant que
les Palestiniens qu’il a trahis
Robert FISK
Juge
Richard Goldstone ( AFP/Getty )
Vendredi 11 janvier 2019
Quand on est trahi par son héros, on ne
l’oublie jamais. Je ne suis pas la seule
personne, je le sais, qui considérait
Richard Goldstone comme
un héros - un juge formidable, brillant
et courageux qui avait finalement dit la
vérité au pouvoir au Moyen-Orient. Et
puis il s’est rétracté, comme un
prisonnier politique terrifié, en
multipliant les protestations d’amour
envers la nation dont il avait si
courageusement dénoncé les crimes de
guerre.
Aujourd’hui, après
des années de silence, l’homme qui avait
osé mettre Israël et le Hamas en face de
leur violence impardonnable après la
guerre de Gaza en 2008-09 a trouvé un
défenseur dans un universitaire peu
connu mais éloquent. Le juge Goldstone,
un juif sud-africain, a été accusé par
les Israéliens et leurs partisans d’être
le "mal incarné" et un "collabo" parce
qu’il avoir publié les preuves de la
brutalité d’Israël contre les
Palestiniens de Gaza (environ 1 300
morts, pour la plupart civils), et des
crimes du Hamas en nombre plus réduit
(13 morts israéliens, dont trois civils,
et plusieurs exécutions d’"informateurs"
palestiniens).
Le professeur
Daniel Terris, de l’Université Brandeis
reconnu pour ses recherches sur le droit
et l’éthique, a appelé son nouveau
livre : The Trials of Richard
Goldstone [Les épreuves de Richard
Goldstone]. Le titre est bon, mais c’est
tout. Terris essaie d’être impartial.
Peut-être trop. Il traite avec beaucoup
trop de complaisance l’article que
Goldstone a écrit dans le Washington
Post, pour renier les recherches et les
conclusions de son propre rapport
co-écrit avec trois autres chercheurs
sur la guerre de Gaza. Le livre rappelle
que Richard Falk, professeur de droit à
Princeton et ancien rapporteur des
Nations-Unies sur les droits humains à
Gaza et en Cisjordanie, a décrit la
rétractation de Goldstone comme "une
tragédie personnelle pour un
fonctionnaire international aussi
distingué". Je pense que Falk avait
raison.
Le livre de Terris
est construit autour de cette tragédie
personnelle en laissant de côté la
tragédie des Palestiniens, dont beaucoup
avaient fait confiance à Goldstone quand
il est arrivé à Gaza, et lui avaient
parlé du massacre de leurs familles.
Wa’el al-Samouni, par exemple, a
personnellement décrit à Goldstone
comment 23 membres de sa famille ont été
tués par l’armée israélienne, et lui a
montré leurs photos individuelles sur un
mur. "La douleur de ces deuils a
profondément affecté Goldstone",
écrit Terris. "Quand Wa’el eut fini
de lui montrer les photos, les deux
hommes ne purent contenir leur émotion
et ils se serrèrent dans les bras l’un
de l’autre en pleurant."
Voici donc un
Palestinien qui croyait en Goldstone,
comme beaucoup d’autres. Au début,
certains Israéliens se sont également
félicités de son engagement : il était
un membre très admiré de la communauté
juive d’Afrique du Sud ainsi qu’un
éminent avocat et juge. En outre, il
avait été procureur général du Tribunal
pénal international pour
l’ex-Yougoslavie.
Quand il était
encore à La Haye, j’ai longuement parlé
avec Goldstone et je lui ai demandé
quelle était selon lui la ligne de
démarcation entre crimes de guerre et
massacres. "Je suppose que je suis un
optimiste de nature", m’a-t-il dit.
"Je n’ai absolument aucun doute que
l’écrasante majorité des gens dans
n’importe quel pays du monde sont des
gens honnêtes et bons - pas du tout des
méchants. Il y a un très petit nombre de
brutes qui font beaucoup de mal... Je ne
parle pas des chefs malfaisants. Je
parle des gens ordinaires qui commettent
des crimes terribles, des gens qui sont
habituellement des gens honnêtes et
respectueux des lois. Et la raison de
leurs crimes est la peur : la peur que
s’ils ne tuent pas, ce soient eux qui
soient tués ou dépossédés de leur pays.
Ils pensent ces gens vont nous tuer, ces
gens vont nous voler nos maisons et nos
terres, ils n’ont aucun droit d’être ici
et ils ne méritent pas d’être ici".
Lorsque, 13 ans
plus tard, Goldstone a accepté de
diriger l’enquête de l’ONU sur Gaza,
j’ai relu ces paroles. Je me demandais
s’il allait en constater la véracité
lorsqu’il se rendrait à Gaza pour parler
aux Palestiniens. Les Israéliens
refuseraient de participer à l’enquête,
en dehors des quelques Israéliens
individuels qui ont pu témoigner devant
l’ONU à Genève.
Lors de notre
discussion à La Haye, Goldstone m’avait
aussi parlé de la nécessité pour toutes
les victimes d’obtenir justice. "Il
faut reconnaître officiellement ce qui
est arrivé aux victimes, a-t-il dit.
"Les gens veulent que la société
reconnaisse officiellement ce qui leur
est arrivé." Mais qu’en est-il du
million et demi d’Arméniens victimes du
génocide turc de 1915, lui ai-je
demandé ? Ils ne pouvaient plus
bénéficier du tribunal du juge Goldstone.
"Eh bien, en effet, pour eux c’est
raté", répondit-il aussitôt. "Leur
bateau n’est pas arrivé au port". "C’est
dur ce que vous dites", ai-je
répondu. "Mais c’est pourtant vrai",
a dit Goldstone. "Ils avaient droit à
la justice. Mais ils ne l’ont pas eue."
Qu’adviendrait-il
donc des victimes palestiniennes d’un
massacre de masse beaucoup moins
important à Gaza et du moins grand
nombre de victimes israéliennes du même
conflit ? Goldstone amènerait-il le
bateau au port ? La justice leur
serait-elle rendue ? Les Palestiniens
croyaient évidemment que le juge le
ferait. Ils savaient qu’il était juif et
s’en moquaient. Ils avaient entendu
parler de son courage lors des procès en
Yougoslavie.
Ce qu’ils ne
pouvaient pas savoir, c’est qu’il serait
qualifié d’"incarnation du mal" par ce
fléau de tous les libéraux un peu
courageux, Alan Dershowitz. Et je me
suis souvenu de ce que Goldstone m’avait
aussi dit à La Haye en 1996. La
recherche de la justice, m’a-t-il dit,
est "le seul moyen de dissuasion
possible pour mettre un frein aux
terribles atrocités qui ont été commises
pendant plus de 90 guerres au cours des
cinquante dernières années... si les
dirigeants criminels internationaux
savaient qu’ils pouvaient avoir à rendre
des comptes, cela pourrait... dans de
nombreux cas, avoir un effet dissuasif".
Voilà ce que
signifiait ces mots : désormais, les
officiers, les soldats, les combattants
et les guérilleros, qu’ils soient
palestiniens ou israéliens, pourraient
être traduits devant les plus hautes
juridictions pour leurs actions à Gaza.
Dans son rapport final de 2009,
Goldstone a déclaré que tant les
Israéliens que les Palestiniens avaient
violé les lois de la guerre, qu’Israël
avait utilisé une force disproportionnée
– la preuve irréfutable étant le fossé
entre les 1 300 Palestiniens tués et les
13 Israéliens morts - et qu’il avait
pris pour cible les civils et les
infrastructures civiles palestiniennes,
et utilisé des civils comme boucliers
humains. Le rapport disait que le Hamas
et d’autres groupes visaient
délibérément des civils israéliens.
Leurs armes de troisième ordre et le
petit nombre de victimes israéliennes ne
les excusaient pas.
Puis les insultes
contre Goldstone ont commencé,
incessantes, de plus en plus violentes,
haineuses et personnelles.
Sans même en parler
aux trois co-auteurs de son rapport, il
a écrit un article pour le Washington
Post qui a anéanti tout leur travail. Le
cœur de ce court article –qui est déjà
curieusement réfuté par le New York
Times - était que les enquêtes
ultérieures d’Israël (qui avait, bien
sûr, refusé de participer à l’enquête de
Goldstone) indiquaient "qu’il n’y
avait aucune intention politique de
cibler les civils".
Mais ce n’est pas
ce que disait le rapport original ; il
disait qu’Israël employait délibérément
une force disproportionnée et
indiscriminée afin de "punir",
d’humilier et de terroriser les civils.
Ce qui constitue sans doute un crime de
guerre. Bien que Goldstone ait largement
ignoré ce fait, des soldats israéliens
avaient révélé d’eux-mêmes qu’on leur
avait enjoint, dans le cadre d’une
nouvelle politique militaire, de
considérer leur propre vie comme plus
importante que celle des civils. Un
ministre du gouvernement israélien avait
même déclaré que les soldats israéliens
"s’étaient déchaînés" à Gaza.
L’"intention"
n’avait rien à voir avec l’affaire. Il
s’agissait de tuer massivement des
civils en recourant à des méthodes qui
engendreraient - inévitablement et
irrévocablement - un bain de sang.
Des amis de
Goldstone m’ont dit plus tard qu’il
avait subi des pressions "douloureuses"
d’Israël et de membres de sa propre
famille pour se rétracter, et qu’il
était dans un état de grande détresse
personnelle. On a dit que Goldstone
avait été grandement influencé par
l’enquête menée par Israël sur le
comportement de ses propres soldats -
dont l’un d’eux avait pourtant été
condamné pour avoir volé une carte de
crédit à Gaza.
A ce moment-là, je
faisais des recherches pour mon prochain
livre sur le Moyen-Orient et je voulais
parler à Goldstone de ce qui lui était
arrivé dans les mois qui avaient suivi
la publication de son rapport. Je lui ai
écrit et il m’a répondu, fort
aimablement et courtoisement, qu’il
lisait mes articles avec "beaucoup
d’admiration" depuis de nombreuses
années, mais qu’il avait refusé toutes
les demandes d’interview sur son rapport
sur Gaza et que cela restait sa ligne de
conduite. Il serait "injuste",
ajoutait-il, de faire une exception. Et
pourtant, il a fait une exception pour
Daniel Terris - et il a bien fait. Car
la tragédie de Goldstone mérite un livre
entier, pas seulement les deux chapitres
que j’ai écrits sur lui dans mon livre.
Le problème est que Terris lui-même
trouve difficile d’accorder à Goldstone
le pardon absolu que le héros de son
livre aurait probablement aimé recevoir.
"En prenant du
recul par rapport aux conclusions plus
ambitieuses de la mission, écrit
Terris, il a suscité l’occasion
d’examiner les lois de la guerre dans
toute leur complexité et leurs nuances.
Le rapport Goldstone "a mis en
lumière les questions difficiles qui se
posent quant à la meilleure façon de
protéger la vie des civils dans les
circonstances complexes d’une guerre
asymétrique".
Le livre ne manque
pas de tartufferies de ce genre. Je
doute que Wa’el al-Simouni ait vu quoi
que ce soit de complexe ou
d’"asymétrique" dans le massacre de sa
famille. Et les juges de Nuremberg n’ont
pas cru nécessaire de s’attarder sur la
complexité et les "nuances" des lois de
la guerre.
En réalité,
Goldstone a été harcelé par la
communauté juive d’Afrique du Sud. Il
allait être banni de la bar-mitsva de
son petit-fils, une interdiction qui a
été levée après sa rétractation. Il a
été exclu du conseil d’administration de
l’Université hébraïque. Et sa famille -
en particulier sa fille Nicole, décrite
dans le livre de Terris comme "une
ardente sioniste" – a été, elle
aussi, rejetée. " Nicky ne contrôlait
pas toujours ses émotions, et à plus
d’une occasion, elle s’était déchaînée
contre son père ou sa mère", écrit
Terris.
En plus de
l’accuser de se comporter comme un nazi
qui stigmatisait les Juifs d’Israël,
Israël a lancé une campagne de presse
montrant que, bien que le juge Goldstone
ait fait de son mieux pour protéger les
citoyens non-blancs des pires violations
des lois d’apartheid dans son Afrique du
Sud natale, il avait été néanmoins en
faveur de la peine de mort contre des
accusés noirs. On l’a traité de "juge
qui pend". Terris ne clarifie pas
tout à fait ces événements. Il se
contente de suggérer, pour rassurer le
lecteur, que les peines n’ont pas été
exécutées. Il est certain que Goldstone
n’avait pas parlé de ces condamnations à
mort dans ses interviews à la presse ou
dans les informations qu’il a données
sur lui-même avant sa nomination à La
Haye ou son poste de dirigeant du
rapport sur Gaza.
Je suis vraiment
désolé pour Goldstone. Je pense qu’il
était - et qu’il reste – une bonne et
belle personne. Mais je suis encore bien
plus désolé pour les civils palestiniens
qui ont si cruellement souffert des
obus, roquettes et balles des
Israéliens. Malgré toute sa "détresse"
ultérieure, ce qu’ils ont enduré est
sans commune mesure avec ce que
Goldstone a subi.
Etre mis au
purgatoire par la société est une chose.
Vivre l’enfer en est une autre. Les
Gazaouis ont fait confiance à l’homme
aimable, réfléchi, légaliste et
honorable qui est venu à Gaza pour leur
rendre justice. Et après leur avoir
rendu justice, Goldstone leur a repris
cette justice. Même le gouvernement
Obama a tenté d’enterrer le rapport
Goldstone. Et, encore plus scandaleux,
l’"Autorité" palestinienne de Mahmoud
Abbas, aussi.
Les Palestiniens
ont si souvent été trahis. Et
maintenant, en plus par Goldstone. C’est
effectivement une tragédie. Son
biographe conclut son livre en disant
qu’en tant que juge "qui comprenait
les imperfections du droit",
Goldstone "a tracé une voie d’avenir
pour la justice". En tout cas, pas
pour les Palestiniens, ça, sûrement
pas !
Robert Fisk
Traduction :
Dominique Muselet
Source : »» https://www.independent.co.uk/voices/israel-gaza-war-judge-richard-gol...
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