L'Humanité
Shlomo Sand : « Quand je lis
Finkielkraut ou Zemmour, leur lecture de
l’Histoire, je suis effrayé »
Entretien réalisé par
Pierre Barbancey
Photo :
Philippe Matsas/Opale/Flammarion
Dimanche 24 janvier 2016
Professeur honoraire
d’histoire contemporaine à
l’université de Tel-Aviv,
Shlomo Sand ne cesse
d’interroger l’Histoire.
C’est la fonction même de
cette discipline, qu’il
dénonce. Pour lui,
l’Histoire a servi à la
création d’un récit
national, utile aux élites.
Un mythe chaud qui n’aurait
plus lieu d’être et qui
empêche toute avancée ;
comme en Israël où il fait
croire que Hébron ou
Jérusalem sont la patrie des
juifs.
Tel-Aviv
(Israël), envoyé spécial.
Votre dernier
ouvrage s’intitule
Crépuscule de l’Histoire
(1). Un titre qui fait
peur. Il s’apparente à la
fin de l’Histoire ?
SHLOMO SAND
Je parle du métier. Il y a
quelque chose, concernant le
métier d’historien, qui est
en train de changer. La
discipline est en train de
changer. Pendant des
siècles, dans toutes les
civilisations, l’Histoire
avait pour tâche de fournir
des modèles pour les élites
politiques. L’Histoire était
toujours écrite à côté de la
force. Parce que ce ne sont
pas les masses qui ont pu
lire l’Histoire à travers
les siècles. C’était une
sorte de genre littéraire
qui a fourni une certaine
vision du monde pour les
élites. Avec la naissance
des États-nations au
XIXe siècle, ce métier
devient principal dans la
pédagogie de l’État. Des
écoles à l’université, on
commence à apprendre
l’Histoire. D’Augustin
Thierry à travers Michelet
jusqu’aux historiens du
XXe siècle, Ernest Lavisse
en tête, on a formé
l’Histoire comme métier
principal parallèlement aux
métiers scientifiques. Ma
question de départ est :
pourquoi apprendre
l’Histoire ? Pourquoi
pense-t-on que c’est
naturel ? J’ai donc analysé
les développements de ce
métier. L’ossature, les
vibrations les plus
importantes dans le métier
étaient l’histoire
nationale. C’est pour cela
qu’elle est devenue non
seulement une discipline
universitaire comme la
sociologie mais aussi un
métier principal dans
l’éducation. L’État-nation a
construit des nations. Pour
construire des nations, il
faut plusieurs paramètres :
une langue commune, un
ennemi commun, mais aussi il
faut une mémoire collective.
C’est-à-dire ne pas penser
que nous sommes un collectif
seulement aujourd’hui, mais
que cela a toujours existé.
Pour le prouver, l’Histoire
a été mise à contribution.
On savait que le principe de
base de ce métier était de
former des nations. Il faut
cela pour un passé commun,
pour partir en guerre
ensemble. Donner
l’impression qu’on a
toujours eu cette identité
collective.
Cela diffère-t-il
selon les nations ?
SHLOMO SAND
Le mythe national, tel qu’il
existe en France avec par
exemple « nos ancêtres les
Gaulois », n’est pas un
mythe chaud. Il s’est
refroidi. S’il ne faut pas
tant étudier l’histoire
nationale, qu’est-ce qu’il
reste ? Faut-il étudier le
colonialisme, le siècle des
Lumières ? Enseigner plutôt
l’histoire culturelle que
politique ? Personne n’a la
réponse. Le métier
d’historien recule. Même
Régis Debray a récemment
écrit un livre de deuil en
ce sens. Moi, je ne suis pas
en deuil. Je ne suis pas
contre l’Histoire. Je crois
que l’Histoire peut jouer un
rôle important dans la
formation de l’esprit, mais
peut-être une autre
Histoire. Faut-il continuer
à enseigner l’Histoire au
lycée ? Oui, mais pas comme
aujourd’hui. Il faut armer
les élèves avec des métiers
qui ne sont pas moins
importants que la fonction
de l’Histoire dans leur
imaginaire et dans leur
éducation. Par exemple,
est-ce qu’apprendre la
communication pour s’armer
contre les médias dominants
ce n’est pas une tâche
principale de l’école et du
lycée ? Est-ce qu’apprendre
l’économie politique pour
créer des salariés qui ont
conscience de leurs intérêts
n’est pas important ? On
apprend le droit seulement à
l’université, pourquoi pas à
l’école et devenir un
citoyen d’un autre type qui
sait lutter pour les droits
civiques ? Pourquoi
l’Histoire est-elle
obligatoire et pas
l’économie politique ou la
communication ? En France,
on apprend un peu la
philosophie. Mais c’est rare
dans le monde. En Israël,
par exemple, elle ne fait
pas partie d’un corpus
d’éducation des élèves. Mais
si la philosophie apprend
aux gens comment penser,
l’Histoire leur enseigne
quoi penser. Il faut donc
commencer par « comment
penser » dans toutes les
écoles du monde. Mais je
n’ai pas d’illusions.
L’école moderne ne peut pas
être son propre fossoyeur !
L’Histoire ne doit pas être
plus importante. C’était un
métier majeur pour la
création des nations. Ce
n’est plus le cas.
Malheureusement la plupart
des historiens ne sont pas
de mon avis. Il faut
enseigner l’Histoire avec le
même état d’esprit que le
tableau de Magritte où était
inscrit « Ceci n’est pas une
pipe ». On n’admet pas que
la plupart des histoires de
l’Histoire sont des mythes.
Et pourtant… Ça va
continuer. Il y a des mythes
nouveaux sur le capitalisme.
Quand je lis Finkielkraut ou
Zemmour, leur lecture de
l’Histoire, je suis effrayé.
Avec l’Histoire on peut
faire n’importe quoi. Or
l’Histoire n’est pas la
vérité. Ce ne sera jamais
une pipe mais toujours le
dessin d’une pipe. Et
l’Histoire devrait être
enseignée comme ça, de façon
critique, en dévoilant le
bagage idéologique que
chacun possède. Moi, je ne
l’ai jamais caché. C’est une
partie de mon livre.
Dans vos travaux,
vous vous êtes attaqué à la
théologie, puis au mythe
chaud sioniste. Et cette
fois ?
SHLOMO SAND
Je commence à décomposer le
mythe d’une Europe qui
commencerait avec Athènes et
se termine avec Nadine
Morano. Je ne rigole pas.
Cette vision est fausse.
J’ai une méthode qui
s’apparente au matérialisme
historique. Je montre que
les bases du travail en
Méditerranée étaient
complètement différentes de
celles de l’Europe. Le
bagage scientifique
gréco-romain, par exemple,
est passé par les Arabes. Il
y a mille ans d’écart entre
la fin de la gloire
gréco-romaine au Ve siècle
et la naissance au
XVe siècle de ce qu’on
appelle la Renaissance ! Ce
n’est qu’avec la conquête de
Tolède et de Cordoue qu’on
commence à injecter une
partie de cette culture
gréco-romaine en Europe.
Donc il n’y a pas de
continuité. Dans le deuxième
chapitre, pour la première
fois, je développe une
critique très sévère en face
de mes maîtres de l’École
des Annales, qui m’ont
permis d’avoir un autre
rapport avec l’idéologie, la
culture… Avec ce livre, je
fais une sorte de bilan,
plutôt négatif. Parce que je
suis arrivé à la conclusion
qu’une partie de la
découverte de cette histoire
culturelle était basée sur
une fuite de la politique.
Si presque toute l’Histoire,
jusqu’à Voltaire, était
histoire politique, de même
qu’au XIXe siècle ce n’était
pas le cas de l’École des
Annales, née dans les années
1920 pour ne pas se
confronter à l’histoire
politique qui devenait une
histoire de masse. Ce
périodique qui s’appelait
Annales, base de toutes les
études historiographies dans
les années 1950, 1960, 1970,
ne proposait pas une page
sur la Première Guerre
mondiale. Vous imaginez un
tel périodique qui ne se
confronte pas avec la Grande
Guerre, ni avec le
taylorisme, ni avec les
grèves de 1936, ni avec la
guerre d’Espagne, ni avec
l’antisémitisme, ni avec les
massacres staliniens ? Je
suis arrivé à Paris en 1975,
comme étudiant. Quelques
mois auparavant étaient
publiés les trois grands
livres de Jacques Le Goff et
Pierre Nora, Faire de
l’histoire. C’était le
sommet de l’historiographie
française. Aucun article sur
Vichy, aucun article sur la
guerre d’Algérie. Pourtant,
pratiquement la même année,
Joseph Losey réalise
Monsieur Klein, sur la rafle
du Vél’d’Hiv. Mais les
historiens, eux, ne touchent
pas à ça !
Est-ce que cette
problématique que vous
soulevez touche les milieux
des historiens partout dans
le monde ? Est-ce qu’un
débat existe auquel vous
participez avec ce livre ou,
au contraire, lancez-vous un
débat ?
SHLOMO SAND
Je dis dans mon
livre que je suis
privilégié. Comme j’ai
grandi ici, en Israël, où le
mythe est chaud, j’ai eu
l’avantage de pouvoir
regarder de l’extérieur le
mythe qui s’est refroidi en
France. Les mythes nationaux
ne se sont pas refroidis
seulement en France, mais
aussi aux États-Unis, en
Angleterre, en Allemagne. Il
y avait un groupe à la
Sorbonne après 1945, composé
de personnalités comme
Albert Soboul, Georges
Lefebvre, occupant une place
hégémonique et proche des
marxistes, qui se
cristallise à cause des
conditions de la Libération.
À ce moment-là, Lucien
Febvre, de l’École des
Annales et fondateur de
l’École des hautes études en
sciences sociales (EHESS), a
reçu une forte somme de la
Fondation Rockefeller. Dans
le cadre de la guerre
froide, il fallait arrêter
le marxisme en Europe. Si
les marxistes ou les
ex-marxistes en
Grande-Bretagne gardent une
hégémonie dans l’Histoire,
en France, Soboul et ses
amis reculent devant la
puissance de l’EHESS. Le
phénomène des Annales, qui
réunit beaucoup de gens
intelligents comme Furet, Le
Goff… fait l’histoire moins
conflictuelle même si très
matérialiste. Il y aura
ainsi beaucoup de thèses sur
la vie des paysans
d’autrefois, beaucoup moins
sur les luttes sociales. Si
les historiens britanniques,
à la même époque, publient
de plus en plus de livres
sur l’apparition de la
classe ouvrière au
XIXe siècle, il n’y a pas
d’équivalent en France de
cet élan d’analyses
socio-économiques de
formation des luttes
sociales. Les historiens des
Annales, qui deviennent
hégémoniques, préfèrent le
Moyen Âge et les luttes
sociales deviennent
mineures. Il n’y a pas non
plus, en France, de livre
comme celui de Howard Zinn
aux États-Unis.
L’Histoire
s’écrit en permanence au
Proche-Orient peut-être plus
qu’ailleurs ? Comment les
peuples écrivent cette
histoire ici où se trouvent
des Israéliens et des
Palestiniens ?
SHLOMO SAND
Celui qui a traduit
le livre Une histoire
populaire américaine, de
Howard Zinn, en hébreu l’a
fait en prison parce qu’il
avait refusé de partir à
l’armée. Il a rencontré Zinn
et lui a demandé s’il
pensait qu’un tel livre
pourrait être écrit en
Israël. Zinn, juif
américain, a répondu qu’il
ne le pensait pas, parce
qu’il n’y a pas de tradition
universaliste en Israël. En
France cela existe, c’est
pour cela que je n’ai pas
perdu espoir. L’affrontement
entre de Gaulle le
conservateur et Sartre
l’universaliste a, par
exemple, créé une
possibilité de se détacher
de cette guerre atroce en
Algérie. Ici, il n’y a
presque pas de tradition
universaliste. Ceux qui s’en
réclamaient sont partis. Il
faut analyser la situation
actuelle à partir de la
colonisation sioniste qui a
commencé au XIXe siècle. La
colonisation ne s’est jamais
arrêtée. Même entre 1949 et
1967. C’était une
colonisation interne. Droite
et gauche, sauf les
communistes, ont accepté le
slogan « Judaïser la Galilée
». C’est pour cela qu’aucun
homme politique israélien ne
fait une démarche sérieuse
pour un compromis avec les
Palestiniens. Je ne juge pas
chaque phase de la
colonisation moralement et
politiquement au même
niveau. Je reconnais les
acquis du sionisme avec la
création de l’État d’Israël
(et non pas d’un État juif).
Mais je reconnais les
frontières de 1967. D’un
côté il y a cette
continuité, de l’autre, il y
a mon jugement politique
différent. Parce que je suis
politiquement modéré. J’ai
fait une erreur en soutenant
les accords d’Oslo, pensant
que c’était une ouverture.
Tous mes amis gauchistes
m’ont dit que c’était encore
un leurre. Je me suis
trompé. Parce qu’Oslo n’a
pas amené la gauche à
décoloniser. Parce que le
mythe chaud en Israël fait
croire que Hébron,
Jérusalem, Jéricho sont la
vraie patrie des juifs.
Chaque élève en Israël, à
partir de 7 ans jusqu’à
18 ans (il y a une matière
au bac), apprend la Bible
comme on apprend un livre
d’Histoire. Pour créer un
attachement à la terre
mythique d’autrefois.
Personne ne peut s’en
libérer. Heureusement que
j’ai été viré de l’école
lorsque j’avais 16 ans.
Peut-être que cela a
contribué au fait que je
puisse penser, parler. Et
aussi parce que j’avais un
père communiste. Mais aucun
facteur n’est, en soi,
suffisant. Pendant des
années j’ai refusé la
campagne
Boycott-désinvestissement-sanctions
(BDS). Mais aujourd’hui je
pense qu’il n’y a aucune
force politique capable de
changer le cap, de changer
cette radicalisation
droitière et
pseudo-religieuse de la
société. J’accepte
maintenant chaque pression
sur l’État d’Israël, qu’elle
soit diplomatique,
politique, économique. Sauf
la terreur. Si quelqu’un ne
soutient pas le BDS
aujourd’hui, il doit savoir
qu’il aide à la continuation
de ce désespoir tragique des
Palestiniens qui, sans arme,
résistent à ce statu quo.
(1) Crépuscule
de l’Histoire.
Éditions Flammarion,
320 pages, 23,90
euros.
Déconstruction et
peuple juif.
Malgré les
difficultés, morales
et politiques,
Shlomo Sand,
historien israélien,
n’a cessé de
poursuivre ses
recherches basées
sur la
déconstruction des
mythes historiques.
Ses récents ouvrages
ont ainsi été
retentissants. Une
sorte d’iconoclaste
qui ne se plierait
pas au grand
mensonge national.
Pas plus en Israël
qu’en France où il a
étudié.
Avec Crépuscule de
l’Histoire, il
termine une trilogie
commencée
par Comment le
peuple juif fut
inventé (Fayard,
2008 ), suivi
de Comment la terre
d’Israël fut
inventée : De la
Terre sainte à la
mère
patrie (Flammarion,
2012).
© Journal
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Publié le 24 janvier 2016 avec l'aimable
autorisation de
L'Humanité
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