Opinion
Dieudonné humoriste subversif ?
Retour
sur une polémique
Nicolas Bourgoin
Dimanche 15 juin 2014
Les différents textes que j’ai écrits
sur ce qu’il est convenu d’appeler
l’affaire Dieudonné ont suscité des
réserves, des incompréhensions, voire
des rejets. Dans le petit monde des
échanges virtuels, il est monnaie
courante de disqualifier les propos de
l’adversaire en les tronquant ou en les
déformant. Les réactions à mes analyses
du "phénomène Dieudonné" n’ont pas
dérogé à cette règle : des accusations,
des invectives et, au bout du compte,
peu d’avis constructifs. Une mise au
point s’impose donc, et celle-ci doit
prendre en compte deux données
fondamentales sans lesquelles l’analyse
ne peut qu’être lacunaire et
schématique.
La "dynamique Dieudonné"
Le phénomène Dieudonné est mouvant.
Au fil de l’actualité, les multiples
péripéties de ses démêlés avec
l’appareil d’État ont modifié la vision
initiale que l’on pouvait avoir du
personnage. Ce que fait l’humoriste de
ce qu’on a fait de lui nous en apprend
beaucoup sur lui-même, les épreuves
qu’on lui impose rendant manifestes des
facettes de sa personnalité jusque-là
restées latentes. D’où la nécessité de
ce recul historique qui permet une
vision globale de Dieudonné, notamment
de sa capacité hors du commun à résister
au feu des attaques politico-médiatiques
et judiciaires dont il est régulièrement
l’objet, vision que l’on appauvrirait
considérablement en se focalisant sur un
moment unique de sa trajectoire. C’est
pourtant ce que font les médias en
réduisant ses interventions à quelques
situations-clés (Faurisson
sur scène, Cohen et
les « chambres à gaz », les attaques
jugées racistes
contre Taubira, son
"soutien" à Youssouf Fofana, son
rapprochement de Jean-Marie Le Pen,
etc.) sans les resituer dans la
dynamique des échanges avec
« l’adversaire » qui seule peut leur
donner tout leur sens. Des
« instantanés » ne livrent qu’une
information tronquée – partielle et
partiale – seul le film complet peut
restituer les tenants et les
aboutissants de la « controverse » et de
ses multiples péripéties.
Pourquoi tant de haine ?
Une analyse renvoie à la position de
celui qui la produit et doit être
rapportée à celle-ci. Il faut préciser
« d’où l’on parle » sous peine de ne pas
être compris. Universitaire et
spécialiste des questions de sécurité et
de contrôle social, auteur d’un
livre sur l’histoire des politiques
pénales sécuritaires, je ne pouvais pas
rester indifférent à l’affaire Dieudonné
et à ses aspects politiques et
juridiques : la volonté de l’État de
réduire la liberté d’expression, la
« jurisprudence
Dieudonné » lourde de conséquences
pour les libertés publiques – notamment
celle de réunion –,
la cabale politico-médiatique
insensée dirigée contre un seul homme
pris pour bouc émissaire,
la libération de la parole raciste à
l’occasion de cette « campagne ».
Travaillant spécifiquement sur la
réponse de l’État aux illégalismes – ce
que l’on nomme couramment la "réaction
sociale" – j’ai choisi de focaliser mon
étude sur le versant politico-étatique
(en gros : Valls, le gouvernement et les
medias dominants, caisses de résonance
des deux premiers), beaucoup moins sur
celui de Dieudonné et de ses
« dérapages » – ce qui m’a évidemment
été reproché, cette « neutralité de
principe » (ne pas juger mais
comprendre) pouvant être
rapidement, et à tort, assimilée à une
complaisance à l’égard de l’humoriste.
Il n’en est rien. Dans l’analyse qui est
la mienne, l’antisémitisme supposé de
Dieudonné ne peut avoir de pertinence et
d’intérêt que dans la mesure où il est
prétexte à un renforcement du contrôle
social sur la parole publique, pouvant
déclencher la sanction pénale ou la
censure. Cette position de principe
invite aussi à ne pas céder à
l’idéologie dominante, et à ne pas
prendre pour argent comptant ce que
disent les medias à propos de
l’antisémitisme de Dieudonné. Cette
question reste intacte et deux éléments
nous conduisent même à y répondre par la
négative. Examinons-les successivement.
La mauvaise foi, chose la mieux
partagée par les medias dominants
Il est abusif d’assimiler la parole
d’un humoriste à une quelconque prise de
position politique. Dans ses sketchs,
Dieudonné met en scène des personnages
et des situations, il ne livre pas le
fond de sa pensée. Ce que l’on reconnaît
pour d’autres – quand Gaspard Proust
se moque des palestiniens ou Pierre
Desproges
des juifs, il ne viendrait à l’idée
de personne de penser qu’ils expriment
là leurs opinions personnelles – doit
valoir logiquement aussi pour lui. Son
antisémitisme supposé n’est donc pas
démontrable par ce procédé, à moins de
faire preuve de mauvaise foi.
L’est-il autrement ? il est vrai que
Dieudonné a été condamné à de multiples
reprises, sous la pression de
différentes associations de
l’antiracisme institutionnel – mais ici
encore ces verdicts sont à resituer dans
les rapports de force politiques
nettement défavorables à l’humoriste. De
plus, une question se pose alors :
pourquoi vouloir interdire
préventivement les spectacles de
l’humoriste, ce que permet
la circulaire Valls, si le droit
pénal est suffisant pour sanctionner les
dérapages de l’humoriste ? et il l’est,
comme l’expérience nous le montre.
Autrement dit, que motive finalement la
cabale politico-médiatique à l’encontre
de l’humoriste si la loi Fabius-Gayssot
permet de faire appliquer le droit
républicain dans toute sa rigueur ?
La réponse s’impose alors par se
logique : si la classe
politico-médiatique s’acharne à ce point
sur Dieudonné alors que les outils
juridiques sont suffisants pour
sanctionner ses dérapages jugés
antisémites, c’est qu’elle lui reproche
autre chose. Une chose contre
laquelle le droit pénal est impuissant.
Pour savoir précisément quoi, il est
nécessaire de se reporter au premier
acte de la polémique, précisément en
décembre 2003 lors de l’émission animée
par Marc-Olivier Fogiel On ne peut
pas plaire à tout le monde. L’objet
du délit ? un sketch inattaquable
mettant en scène un colon israélien –
assez drôle et à peine caricaturé. Nul
dérapage antisémite – comme on peut le
vérifier
ici – mais une critique acide de la
politique coloniale israélienne et de la
complaisance étasunienne vis-à-vis de
celle-ci. Quand on considère
les réactions hystériques provoquées
par ce sketch – à peine moins fortes que
celles d’aujourd’hui – on voit que c’est
bien l’antisionisme le coupable, la
dénonciation que fait Dieudonné de
l’apartheid israélien pourtant dans le
droit fil de
son combat antiraciste des années 1990,
et plus généralement sa critique
radicale du colonialisme et de
l’impérialisme.
Le rire de Yannick Noah, la
colère de Philippe Tesson
Dieudonné subversif ? ce n’est
évidemment pas l’image que nous en
renvoient les medias qui ont choisi de
l’enfermer dans la posture de
l’antisémite révisionniste et fascisant,
mais c’est une piste qui vaut la peine
d’être suivie hors des sentiers battus
et à contre-courant de la pensée
dominante. C’est notamment celle que
prend Vincent Gouysse, militant
communiste marxiste-léniniste, dans ses
réflexions sur l’affaire
Dieudonné. Pour ma part, marxiste
engagé, adepte de la pensée critique et
ennemi du sens commun et du conformisme
intellectuel, je ne pouvais rester
indifférent à cette hypothèse paradoxale
qui a le mérite de creuser le sillon sur
des terres encore vierges… mais fertiles
si l’on prend la peine de considérer la
richesse du répertoire de l’humoriste.
On pourra ainsi comprendre
le rire de Yannick Noah. Dieudonné
contre la pensée dominante : sa
dénonciation du
racisme, de la
guerre impérialiste, des
atrocités commises à Gaza, de
George Bush, du
néocolonialisme, de
la Françafrique ou du
mépris patronal sont autant de
piques lancées dans le corps de la
classe médiatico-politique, beaucoup
plus représentatives de son travail, à
mon sens, que ses outrances
provocatrices dont les medias font leurs
choux gras. Ce sont elles qui lui ont
valu la
fureur de Philippe Tesson et la
répression brutale d’un système aux
abois fragilisé par la crise du
capitalisme, la montée en force de la
contestation sociale et du mépris pour
les politiques.
La démesure de l’affaire Dieudonné
invite à chercher la vérité ailleurs que
dans la version officielle : le droit
suffit amplement pour sanctionner les
paroles ou les écrits antisémites, nul
besoin de mobiliser toute une classe
politico-médiatique. Cette contradiction
manifeste nous rappelle qu’il ne faut
jamais prendre pour argent comptant la
parole dominante. C’est ce doute
salutaire qui guide mon travail de
chercheur, c’est aussi lui qui a
aiguillonné l’analyse que j’ai faite de
cette affaire. Ces grandes crises
politiques où tout avis nuancé est
assimilé de facto à une forme
déguisée de complaisance, et où toute
complaisance vaut excommunication, nous
en apprend finalement beaucoup plus sur
l’état de notre société que le
fonctionnement routinier de nos
institutions. Ce pouvoir révélateur
n’est pas le moindre intérêt de
l’affaire Dieudonné.
Nicolas Bourgoin, Paris, le 17 juin
2014.
Publié le 15 juin 2014 avec l'aimable
autorisation de l'auteur
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