Le Courrier de
l'Atlas
La chronique du Tocard. Madame la France
Nadir Dendoune
Mardi 23 août 2016
Arriverez-vous un jour à nous aimer, et
réciproquement ? Parce qu'on a
l'impression que « vous » ne nous aimez
pas, que « vous » ne nous avez jamais
aimés et que « vous » ne nous aimerez
jamais. Et ces sentiments sont
réciproques, même si chacun prétend le
contraire.
Chacun, pour se rassurer, surtout ceux
qui ont encore quelques intérêts à
défendre, répète qu'on finira bien par
s'entendre, que la « France Black,
Blanc, Beur » finira par triompher.
Nés dans le même pays, « nous » ne
sommes pas si différents les uns des
autres, il faut juste casser les
barrières de l'incompréhension mutuelle.
Il faudrait juste faire un pas vers
l'autre: la France métissée, c’est
l’avenir du pays.
Mais j'ai l'impression que c'est un
mensonge. Et maintenant que les
attentats se multiplient en France, la
cohésion de façade est en train
d'éclater en mille morceaux. Et si on ne
fait rien, j'ai bien peur qu’un jour, il
soit trop tard.
Il ne faut surtout pas s’interroger sur
les racines du mal, c'est trop
anxiogène, surtout en ce moment, c'est
toujours le même refrain, promis, on en
parlera bientôt, quand la situation du
pays sera apaisée.
La moindre critique est vue comme de la
victimisation, donc on ne dit rien et
pendant ce temps - là, les mômes se
construisent avec une rancoeur à
l'intérieur, une haine ; je vis tjrs en
banlieue, je ne vis pas loin de la
réalité et j'ai envie que ça change,
qu'on avance.
Vous répétez juste qu'il faut passer à
autre chose, tourner la page. Prendre du
recul : il faut avancer. Ca a l'air
tellement fastoche ! On oublie
tout, comme si de rien n’était. Et en
l'occurrence, on aimerait bien pouvoir
le faire d'un coup de baguette magique,
mais nous sommes beaucoup à ne pas y
arriver. Et vous savez pourquoi ?
Parce que les syndromes
post-traumatiques se transmettent de
génération en génération - sorte
d'atavisme - même si le souvenir du
traumatisme disparaît. En gros, tu
ressens une angoisse que tu ne
t'expliques pas mais qui est lié à un
traumatisme subi par ton père, ton
grand-père... C’est la même chose pour
la rancœur qui se transforme en haine.
Il paraît même que le symptôme avec le
temps a plutôt tendance à s'exacerber
s'il n'est pas traité et circonscrit…
Nos parents nous ont à peine parlé de
leurs souffrances, alors on a grandi
avec leurs silences, leurs non - dits,
avec des bribes d'histoires, avec leurs
gestes maladroits et l'école
républicaine n'a pas joué son rôle en
niant une partie de l'histoire
française, la plus sombre, celle qui
nous concernait en premier lieu.
Oui, on vous en veut toujours. Pour ce
que vous avez fait subir à nos parents
et à nos grands-parents. Pour avoir
colonisé leurs esprits et avoir fait
d'eux des êtres inférieurs.
Pour
vous, la colonisation a été un truc
sympa, qui a permis de construire des
routes, des hôpitaux, des écoles,
d’apporter du savoir à des sauvages. Peu
importe s’ils n’étaient pas libres,
s’ils ne disposaient pas des mêmes
droits que les autres. Pourtant, se
battre pour la liberté, ça vous dit bien
quelque chose ?
Surtout ne pas rappeler les atrocités
commises durant cette période, les
expropriations de terres, la torture,
les exécutions sommaires, comme ces
nombreux cas de villageois algériens
brûlés à vif dans des grottes, plus
connus sous le nom d’« enfumades », ça
pourrait rajouter de la haine à de la
haine, faire grandir le sentiment
anti-blanc, alors qu’en vérité, ça
pourrait l’apaiser.
Comprendre, savoir, c’est avancer,
reconnaître les torts du passé, mais pas
en vous repentant : on sait très
bien que les Français d’aujourd’hui ne
sont pas responsables des
méfaits d’hier.
Mais
tant que notre mémoire sera une mémoire
blessée, on n’y arrivera pas.On vous en
veut pour les avoir utilisés, comme de
la chair à canon, pour vaincre les nazis
en ne faisant pas d’eux par la suite des
héros, en oubliant de les honorer, comme
ils l’auraient mérité.
Pire,
vous avez essayé de nier pendant de
nombreuses années ce qu’ils avaient
accompli. Et pour bien les humilier
encore plus, ils ont eu droit à une
pension de misère d’anciens
combattants.
On
vous en veut parce que vous avez utilisé
leurs muscles, leurs bras, leurs dos,
leurs jambes, leurs sueurs, pour
reconstruire le pays, après la seconde
guerre mondiale. Pour les avoir si peu
considérés par la suite. Pour les avoir
foutus dans des bidonvilles, avant de
les entasser dans des logements HLM, à
la périphérie, loin des centres villes,
à l’abri des regards, avec les autres
pauvres Français prolétaires.
Je
sais : c’est le même discours que l’ont
tient depuis 30 ans et on le répétera
jusqu’à ce que vous nous entendiez
vraiment.
Parfois, il vous arrive de nous aimer un
peu. Quand on vous fait gagner des
Coupes du monde ou des médailles aux
Jeux Olympiques, comme à Rio : la
Marseillaise résonne alors aux quatre
coins du monde et la France est de
nouveau unie l’espace d’une compétition,
vous dites.
Mais
même ça, c'est de la branlette et vous
ne pouvez pas vous empêcher d’utiliser
encore et toujours le mot
« intégration » pour parler de leurs
réussites. Comme si nous étions
d'ailleurs. Comme si nous étions des
étrangers. Vous l’aimez ce mot ! Vous
aimez l’utiliser : ça vous donne encore
l’illusion que nous sommes sous votre
domination. Comme au bon vieux temps des
colonies.
On
veut juste être considéré comme
n’importe quel autre Français. Quand
nous demandons l’égalité, nous voulons
dire la normalité.
Et
puis, avec nous, vous aimez faire de
l'humanitaire, votre manière de vous
déculpabiliser : aider le Bougnoule, le
Négro à s'en sortir, le tenir par la
main. Il ne peut pas le faire lui-même
! Il a grandi avec des difficultés,
voyez-vous !
Mais
vous prenez peur si l'un d'entre nous
veut être danseur étoile, ou faire
carrière dans le théâtre. Faut pas
abuser, non plus ! Surtout, nous garder
à distance : qui sait, on pourrait
prendre votre place. L’élite doit rester
blanche dans ce pays.
En
2016, rien n’est réglé : tout a été
tellement mis de côté, qu’aujourd’hui,
ça ressort de plus belle. Ca dégouline
de partout. Même ceux qui ont « réussi »
(vous l’aimez ce mot « réussite », ça
permet de pointer du doigt ceux qui
échouent et de faire croire en l’égalité
républicaine), vous en veulent.
Ce qui
vous fout la frousse aujourd’hui, c’est
que leurs enfants et leurs petits
enfants sont sortis de ce « schéma »
habituel de misérabilisme, de
victimisation. Ils sont une génération
de lettrés. Ils n'ont plus peur.
Nous
n’avons plus honte. Nous occupons de
plus en plus des emplois qualifiés même
quand tout est mis en œuvre pour nous
bloquer la route. Alors, oui, comptez
sur nous pour continuer à revendiquer.
C’est justement parce que nous avons la
haine, que nous ne sommes plus des
victimes.
Vous
faites semblant de ne rien voir, de ne
rien entendre, de ne rien comprendre.
Voyez comme on aime se faire remarquer.
Dans le métro, dans le train, dans la
rue, on aime parler fort, crier, faire
chier le monde.
Et on
se dit « Peut-être allez-vous finir par
nous regarder vraiment ». Par nous
considérer et pourquoi pas nous aimer
comme les vôtres. Parce que croyez-nous,
nous aussi, on n’en peut plus de cette
haine : elle nous grignote et on s’en
passerait bien…
Nadir Dendoune
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