La chronique du
Tocard
L'amour à travers le Mur
Nadir Dendoune
© Nadir
Dendoune
Mardi 19 mai 2015
Lui, un grand homme
aux beaux yeux bleus et au regard
apaisant, habitait Naplouse, au nord de
la Cisjordanie Occupée, dans un camp de
réfugiés, comme ses parents avant lui,
et ses grands-parents jadis qui avaient
dû fuir Haifa en 1948, pourchassés par
les milices sionistes. Elle, douce,
fragile mais forte, vivait à Jérusalem
de l’autre côté du mur, à Sheikh Jarrah,
quartier arabe de plus en plus colonisé
par les juifs israéliens. Les deux
s’aimaient à rendre jaloux tous les
célibataires même ceux qui l’étaient par
choix.
Ahmad et Soraya
s’étaient croisés au hasard d’une vie,
un matin sur la route à Ramallah. Ils
allaient dans le sens opposé : lui au
nord rejoindre les siens, elle au sud, à
Jérusalem, dans cette ville dont rêvait
Ahmad, et dont les Israéliens lui
interdisaient l’accès.
Ahmad est
Palestinien, il a 28 ans et comme tous
ses amis, il n’avait jamais pu aller
prier à Al Aqsa. Pas une fois. Il
pensait à tous ces gens du monde entier
qui pouvaient à leur guise se rendre en
pèlerinage à Jérusalem et qui n'étaient
pas au courant de ce qu'il se passait à
quelques kilomètres de là.
Ce jour là, Ahmad
avait attendu son transport des plombes
et elle aussi, et ils étaient tellement
heureux à parler tous les deux, qu’ils
espéraient que leur bus ne viendrait
jamais. Elle était montée la première
dans son autocar, avait payé son trajet,
sans jamais se retourner, et il ne
l’avait pas quittée des yeux. C’est sûr,
il était malade d’elle.
Soraya s’était
assise devant, près de la fenêtre mais
elle n’osait pas le regarder. Du moins
pas encore… Elle l’aimait déjà. C’est
dingue. Elle aimait Ahmad comme une
vérité qu’on considère comme une
prophétie. C’était un mardi et le jour
finissait sa course.
La semaine d’après,
Ahmad avait attendu au même arrêt que
Soraya revienne. En vain… Puis la
semaine suivante et ainsi de suite
pendant près de deux mois. Puis, elle
avait fini par réapparaître. Elle lui
avait expliqué que sa mère était tombée
malade et qu’aujourd’hui, tout allait
bien et qu’elle serait là chaque mardi.
Lui n’avait rien
dit. Il voulait sourire, crier, lui dire
que la semaine n'avait d'intérêt que
parce que le mardi existait. Mais il
s’était tu. Il se disait qu’un jour,
elle saurait tout. Il ne savait pas
encore que Soraya était tombée pour lui.
Le lundi soir, il
était tellement excité à l’idée de la
revoir qu’il ne dormait jamais. Dans son
sommeil, il la revoyait monter dans son
autobus, payer sa course et désormais,
elle le regardait. Parfois, elle lui
faisait même un clin d’œil… Souvent,
tous les deux laissaient passer des
minibus pour pouvoir encore et encore
discuter et ça les faisait arriver très
en retard à la maison.
Puis un jour,
Soraya n’est plus venue. Ahmad n’avait
pas paniqué pour un sou : Soraya, la
femme de sa vie reviendrait très vite.
C’était certain : le mektoub l’avait mis
sur sa route et ils finiraient par vivre
heureux tous les deux. Pendant plus d’un
an, chaque mardi, il l'attendait comme
au premier jour, à l’arrêt d’autobus.
Heureusement qu'il
y avait ce joli coin d'ombre et aussi
cet endroit pour s'asseoir. Parfois, il
croyait la voir, pensait l’entendre. Un
jeune garçon passait de temps en temps
avec son chariot et proposait du thé ou
du café et ils discutaient.
La nuit tombait et
il était toujours là à attendre le
départ du dernier bus mais Soraya ne
venait pas. Alors, il rentrait à
Naplouse, emportant avec lui sa
déception et ses regrets. Il s'en
voulait parce qu'il n'avait pas eu le
courage de ses sentiments. Et puis, la
pudeur les avait empêchés d’échanger
leurs numéros.
Alors il se décida
à aller à Jérusalem. Il présenta
plusieurs demandes aux autorités
israéliennes. Toutes lui furent
refusées. Il voulait tant se rendre sur
place. Aller à Sheikh Jarrah pour la
retrouver. Lui dire que la vie était
devenue un sens interdit depuis qu'elle
ne faisait plus partie de son décor.
J’étais assis avec
mon ami dans un café à Naplouse et il me
racontait son histoire en détail. Cela
faisait deux ans qu’il ne l’avait pas
revue. Que pouvait-il faire ? A un
moment, son visage, plongé dans l'ombre,
a retrouvé la lumière. Et il s'est
souvenu.
Un mardi, Soraya
lui avait parlé d'un lieu où elle aimait
prendre un verre avec ses amis. Il y
avait à l'intérieur un jardin avec une
fontaine et qui se trouvait à deux pas
de la porte de Damas. Elle s'y rendait
chaque mercredi. Il n'en savait pas
plus. Il me regarda fixement comme s'il
jouait sa vie. Dans son regard, il
m'implorait de l'aider.
A proximité de la
porte de Damas, j'ai commencé à chercher
l'endroit. La chaleur était étouffante.
Je m'arrêtais toutes les deux minutes et
je demandais aux gens avec insistance.
En vain: ils avaient besoin de plus de
détails. Et puis, une fille, une jolie
demoiselle a tout de suite su. En
arrivant dans ce café, je me suis assis
et j'ai attendu.
Il était 10h du
matin. J'ai pris un lemon mint, une
boisson rafraîchissante à base de
feuille de menthe, de jus de citron et
de gingembre. J'examinais chaque fille
qui rentrait.
Ahmad me l'avait
décrite en détail. Brune, 1m72, de
larges sourcils et de beaux yeux noirs,
de longues mains, et de belles dents.
Soraya portait toujours sur son poignet
un collier en argent de couleur
turquoise et des boucles d'oreilles
assorties.
A 14h, toujours
rien. Je faisais ça pour mon ami et
pourtant j'avais le cœur qui cognait de
toutes ses forces et les mains qui se
remplissaient d'humidité, comme si je
venais retrouver la femme de ma vie.
Vers 18h, alors que
je m'apprêtais à partir, Soraya est
entrée. Tous les hommes se sont
retournés en la voyant. Elle était
drôlement belle et gracieuse. J'ai
attendu qu'elle soit assise pour aller
lui parler. J'ai eu du mal avec les
premières syllabes, j'avais peur de sa
réaction. Son anglais était approximatif
mais quand j'ai dit Ahmad, son visage
s'est ensoleillé.
Je savais pas si je
devais continuer dans l'interrogatoire.
Alors, j'ai juste sorti mon téléphone et
j'ai appelé. Ahmad a décroché et les
deux se sont parlé. Je suis sorti pour
laisser toute la place à l'intimité.
Il était à
Ramallah, à quelques kilomètres de là,
de l’autre côté du mur. Je voyais juste
à travers les vitres que Soraya pleurait
à chaudes larmes... Nadir Dendoune
Publié le 22 mai 2015
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