Syrie
Le mensonge, la nausée et les
sanctions
Michel Raimbaud
Lundi 22 février 2016
Le pire
ministre des affaires étrangères jamais
offert à la France a déguerpi. Il laisse
derrière lui une diplomatie ruinée,
décrédibilisée et démoralisée :
seraient-ils les meilleurs de la
planète, nos diplomates ne peuvent faire
de miracles lorsqu’ils sont amenés à ne
défendre que des dossiers indéfendables,
qui les placent systématiquement du
mauvais côté de l’Histoire. C’est là que
le bât blesse.
Le départ
d’un ministre aussi étranger aux
affaires étrangères, qui ne se
réveillait qu’au nom de Bachar al Assad,
ne fera guère pleurer que lui-même et
ses complices. Mais les optimistes
inoxydables, inondés d’espoir l’espace
d’un adieu, devraient se méfier : si le
pire n’est jamais sûr, le meilleur l’est
encore moins.
Le partant
était un pilier du « groupe des Amis de
la Syrie », dont la liste des Etats
membres illustrait alors parfaitement la
sentence bien connue : avec de tels
amis, plus besoin de se chercher des
ennemis. Reprenant le flambeau brandi
par la France lors du rezzou de l’OTAN
sur la Libye, Fabius a tout fait pour
propulser notre pays à l’avant-garde des
va-t-en guerre de la vertueuse
« communauté internationale ». N’est-ce
pas lui qui, mi-dépité mi-gourmand,
estimait en juillet 2012 qu’il « reste
encore quelques renforcements possibles
en matière de sanctions », insistant
pour que la Grèce cesse d’importer du
phosphate syrien ?
Le club
Elisabeth Arden (Washington, Londres,
Paris), qui prétend depuis un quart de
siècle incarner la « communauté
internationale », s’est transformé au
fil des dernières années en un
directoire de pères fouettards ayant
pour inspirateurs les néoconservateurs
de « l’Etat profond » des pays
d’Occident et d’ailleurs, et pour alliés
privilégiés les régimes moyen-orientaux
les plus portés sur la flagellation. En
2011, après l’Irak, le Soudan,
l’Afghanistan, la Somalie, la Palestine,
la Yougoslavie, l’Iran ou l’Ukraine et
quelques autres, nos pères fouettards,
pourtant bien absorbés par leur tâche du
moment (protéger les populations civiles
de la Jamahiriya libyenne en les
bombardant, avant de liquider
physiquement Kadhafi – NDLR), vont
réserver à la Syrie un traitement de
choix. C’est ainsi que les sanctions
vont pleuvoir en giboulées dès les
premiers beaux jours.
En juillet
2012 (on taira par décence le nom du
journal et ceux des journalistes), une
vidéo apparaît sur le net avec un titre
en forme de question qui tue : « A quoi
servent les sanctions contre la
Syrie ? » Celle-ci, note le commentaire
écrit, « fait depuis plus d’un an
l’objet de mesures de rétorsion de la
part de la communauté internationale,
avec un succès mitigé ». Il faut « punir
et étouffer économiquement le régime de
Bachar al Assad, qui réprime dans le
sang ses opposants : tel est
l’objectif ». On n’aura pas fini
d’entendre cette rengaine.
Notre vidéo
précise que, le 23 juillet 2012, l’Union
Européenne a adopté un nouveau train de
sanctions, pour la 17ème fois
en un an (sic). Elle rappelle que les
Etats-Unis, le Canada, l’Australie, la
Suisse, la Turquie et la Ligue Arabe
(kidnappée par le Qatar et les régimes
du Golfe) ont pris des mesures
équivalentes.
Sans dresser
une liste interminable des sanctions
imposées, renouvelées et renforcées les
années suivantes, il n’est pas inutile
de rappeler au passage, à l’attention
des distraits, des ignorants ou des
bonnes consciences, le script général du
chef-d’œuvre des dirigeants occidentaux
et de leurs bureaucraties sadiques :
1/ D’abord
viennent les sanctions classiques « de
mise en situation » par le Conseil de
Sécurité, prises en mai 2011 :
Les premières mesures prises par l’Union
Européenne concernent la mise au ban
(refus de délivrer des visas) et le gel
des avoirs de 150 personnalités du
« régime syrien ».
Par ailleurs, une cinquantaine de
sociétés « soutenant le régime » sont
soumises à boycott dont cinq organismes
militaires, conformément à l’embargo
adopté « sur les exportations d’armes et
de matériel susceptible d’être utilisé à
des fins de répression ». Il est ainsi
interdit d’exporter vers la Syrie des
équipements, des technologies ou des
logiciels destinés à surveiller ou
intercepter des communications sur
Internet ou les téléphones.
2/ Le 10 août 2011, le
gouvernement américain prend des
sanctions économiques contre les
sociétés de télécommunication syriennes
et les banques liées à Damas, empêchant
les citoyens étatsuniens de mener des
affaires avec la Banque commerciale de
Syrie, la Banque syrienne libanaise
commerciale ou Syriatel. Les avoirs de
ces sociétés aux États-Unis sont gelés,
autant dire volés.
Hillary Clinton annonce dans la
foulée un embargo total sur les
importations de pétrole et de produits
pétroliers en provenance de Syrie.
Imitant aussitôt ses maîtres, l’Union
Européenne décide de plusieurs trains de
sanctions supplémentaires, y compris un
embargo sur le pétrole.
La dernière salve visera à réduire les
échanges commerciaux afin de finir
d’asphyxier l’économie du pays.
3/ Viendront
ensuite les sanctions diplomatiques
(rappel des ambassadeurs en
consultation) décidées dès l’automne
2011, après le double véto russo-chinois
sur le projet de résolution
islamo-occidental visant à provoquer en
Syrie un processus à la libyenne. Les
Etats-Unis ayant rappelé de Damas leur
ambassadeur du troisième type, plusieurs
Etats de l’Union Européenne rappellent
les leurs.
Juppé
rappellera le sien une première fois le
17 novembre 2011 : « erreur fatale »
pour le ministre ordinateur. Après un
faux retour, ce sera le départ définitif
en février 2012. Nommé en mai 2012,
Fabius fera encore mieux : à peine
intronisé, il expulsera l’ambassadrice
de Syrie à Paris, ayant oublié que cette
dernière est également représentante
auprès de l’UNESCO et qu’il ne peut la
contraindre au départ.
4/ En 2012,
ce sera la fermeture de la compagnie
aérienne « Syrianair » à Paris, puis
l’interdiction de toute liaison aérienne
entre la France et la Syrie et, plus
généralement, entre les capitales
européennes et Damas. Etc…
Hélas, se
lamentent des experts pleins d’onction
et de componction, tout le monde n’est
pas d’accord pour mettre en place un
embargo, ce qui en limite la portée. La
belle unanimité qui, de 1991 à 2011, a
rassemblé les cinq Permanents du Conseil
de Sécurité autour des trois Occidentaux
n’existe plus et c’est un élément
déterminant qui permet de briser
l’arrogance et la toute-puissance des
puissances atlantiques. Des doigts
accusateurs pointent « certains pays qui
ne jouent pas le jeu ? (sic). Mais
est-ce bien un jeu ? La Russie et la
Chine soutiennent le gouvernement et
l’Etat syriens : ils seront priés de
« rejoindre la communauté
internationale » (sic). La Syrie peut
également compter sur l’aide multiforme
de son allié, l’Iran, mais celui-ci est
déjà sous lourdes sanctions. D’autres
pays, comme le Brésil, ne soutiennent
pas les Occidentaux ? En outre, certains
Etats traînent les pieds au sein de
l’Union Européenne, et les accrocs aux
engagements pris contre Damas se
multiplient.
Ce blocus qui
asphyxie progressivement la Syrie est
certes difficile à mettre en œuvre, mais
que nos perfectionnistes se consolent :
il est indéniable que les résultats
escomptés sont là. Après cinq années de
sanctions et d’acharnement collectif, le
peuple syrien est épuisé et vit dans des
conditions terrifiantes. Nos grands
dirigeants, si bons et si pudiques, ne
connaissent-ils pas la vérité, non pas
celle de leurs protégés émigrés qui
vivent au chaud ou au frais à l’ombre de
leurs protecteurs, mais la vérité des
habitants qui ont tenu bon dans leur
pays. Loin du paradis de la révolution
auquel les premiers feignent de croire,
loin du paradis auquel aspirent les
djihadistes démocratiques et les
terroristes modérés, c’est un enfer que
vivent les Syriens de la Syrie réelle,
un enfer qu’ils doivent au fanatisme de
leurs « libérateurs » et de leurs alliés
turcs ou arabes ainsi qu’au sadisme de
l’« Axe du Bien », parrain des
terroristes et grand déverseur de
punitions devant l’éternel.
Les sanctions
sont parvenues à détruire un pays qui
était plutôt prospère, quasiment sans
endettement, autosuffisant pour
l’essentiel de ses besoins et
globalement bien parti. Elles ont fini
par entamer le tissu national syrien,
soudé par une tolérance « laïque » assez
exemplaire, sans réussir toutefois à le
déstructurer. Le but de ce politicide
était (et reste toujours) de démoraliser
les populations, en les amenant à perdre
confiance dans la légitimité de leur
Etat, de leur gouvernement, de leurs
dirigeants, de leurs institutions, de
leur armée, tout en leur donnant
l’illusion que l’Occident est
heureusement là pour les « sauver du
tyran qui les massacre » et accueillir
en son sein les réfugiés et les
transfuges.
Le terrible bilan enregistré en Iraq -
un million et demi de morts, dont
500 000 enfants - est là pour rappeler
que les sanctions sont une arme de
destruction massive, utilisée avec un
total cynisme par les « maîtres du
monde ». Pour Madeleine Albright
évoquant sans doute des « dégâts
collatéraux », « cela en valait la
peine ». On voit le résultat.
En Syrie, les
« punitions » occidentales ne sont pas
mieux intentionnées. Elles visent à
mater un peuple résistant et à le forcer
à accepter la fatalité d’un changement
de régime, ou bien à l’amener à fuir ou
à déserter…Quitte à saigner le pays de
sa jeunesse déjà formée, de ses cadres
aspirant à vivre mieux dans un climat de
paix…Quitte à faire de ces réfugiés un
peuple de mendiants, à la merci des
trafiquants de toutes spécialités : en
témoignent ces femmes et enfants
installés la nuit au coin des boulevards
parisiens par des équipes inquiétantes.
Depuis cinq ans, nos politiciens
combinards, nos journalistes
complaisants, nos intellectuels perdus
ou dévoyés participent, à quelques
exceptions près, à l’énorme conspiration
du mensonge qui fait passer la Syrie
souveraine et légale pour usurpatrice et
massacreuse, et ses agresseurs et leurs
parrains, orientaux ou occidentaux, pour
des libérateurs révolutionnaires. Outre
l’horreur et l’effroi que soulèvent les
images de cette guerre sauvage, comment
ne pas avoir la nausée devant
l’aveuglement, volontaire ou non, de nos
élites qui préfèrent donner du crédit
aux mensonges de leurs alliés et
protégés criminels plutôt qu’aux
témoignages innombrables des victimes
qui désignent sans ambigüité leurs
bourreaux ? Comment ne pas avoir la
nausée devant cette complicité assumée,
à peine camouflée par une omerta
systématique ? Comment enfin ne pas
frémir devant cet aplomb et cette bonne
conscience bétonnée de nos faiseurs
d’opinion ?
La solution
ne consiste pas à accueillir en Europe
les réfugiés que l’on a d’une façon ou
d’une autre créés en alimentant la
guerre universelle d’agression et le
djihad en Syrie. Il faut lever
immédiatement, sans délai et sans
conditions, les sanctions qui sont
destinées à briser tout un peuple. Il
faut mettre fin à la guerre et non en
décupler l’impact par les moyens
minables, sournois et iniques que sont
les sanctions à la mode occidentale.
Il faut
rendre justice à ce peuple martyrisé et
humilié. Et la plus élémentaire des
justices, la première, est de ne plus
couvrir d’un voile de vertu les
criminels féroces qui cherchent à
détruire au nom de l’intolérance la
Syrie tolérante. Elle implique également
de ne plus cautionner les impudeurs des
maîtres fouettards qui punissent en
toute impunité avec la morgue des
arrogants. Assez de mensonges, assez
d’hypocrisie, assez de leçons.
Répétons-le,
il faut lever les sanctions criminelles
et scélérates qui tuent la Syrie et son
peuple. Ni dans un mois, ni dans un an,
mais maintenant. Ce n’est pas une
question de diplomatie, c’est une
affaire d’honneur, et la France
s’honorerait en prononçant, pour sa part
et à titre national, la levée des
sanctions.
Le 22 février
2016
Michel Raimbaud
Le
dossier Syrie
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