Focus
Le wahhabisme est-il musulman ?
Jean-Michel Vernochet
Jean-Michel Vernochet
Jeudi 25 décembre 2014
Dans
Les Egarés. Le wahhabisme est-il un
contre islam ?, Jean-Michel
Vernochet montre que ce courant s’est
affirmé comme le seul islam authentique
et a condamné comme hérétique l’islam
traditionnel, tel qu’il a existé durant
les onze siècles précédents. Son point
de vue historique et théologal réfute
donc l’idée répandue, depuis le
subventionnement de l’expansion
wahhabite par l’Arabie saoudite, selon
laquelle le wahhabisme serait une forme
extrême de l’islam traditionnel. Son
étude intervient alors que des points de
vue similaires se répandent dans le
monde arabe en réaction aux exactions
des Frères musulmans, d’al-Qaïda et de
l’Emirat islamique. Il répond ici à nos
questions.
Réseau
Voltaire : Le wahhabisme
se diffuse aujourd’hui largement au
sein de l’islam sunnite en Europe.
Pourtant, selon vous, il n’est ni
sunnite, ni même musulman au sens
traditionnel de ce terme.
Expliquez-nous ce paradoxe.
Jean-Michel Vernochet :
Si l’on se donne la peine d’aller
consulter les innombrables docteurs
de l’islam dont les travaux sont
accessibles sur la Toile, on
s’aperçoit que le wahhabisme [1],
l’idéologie des égorgeurs du Daech,
constitue une véritable rupture
épistémologique par rapport à la
tradition islamique classique, mais
aussi par rapport à ce qu’il
convient de nommer l’islam
populaire. Ayant évoqué
personnellement, de vive voix, cette
question avec l’érudit militant
Sheikh Imran Hossein, celui-ci s’est
montré en plein accord avec cette
définition de la doctrine wahhabite.
Nous sommes convenus qu’il s’agit
bien d’une hérésie schismatique que
les savants musulmans, mais aussi
les intellectuels laïques arabes,
désignent sous le terme de dajjâl,
dont la traduction la plus exacte
serait l’antéchrist [2] !
En donnant à connaître dans mon
ouvrage les analyses d’oulémas dont
la science islamique est avérée, mon
intention a été de fournir des
éléments incontestables pour
éclairer la nature fondamentalement
divergente du wahhabisme par rapport
à l’islam traditionnel. Un angle de
vue qui échappe entièrement aux
Occidentaux, lesquels ne connaissent
à peu près rien en matière d’islam à
part le résumé très sommaire qu’en
donnent certains théologiens
chrétiens hélas dogmatiques, mais
qui eux-mêmes, le plus souvent,
croient tout savoir à partir de ce
qu’en dit la grande presse écrite ou
audiovisuelle… presse dirigée par
des gens dont l’intérêt premier est
de nous aveugler autant que
possible, ceci pour mieux nous
conduire, volens nolens, vers
la fournaise de possibles guerres
civiles.
Le préjugé le plus répandu étant
que l’islam est un bloc
monolithique. Bien que l’islam soit
à l’évidence multiple, à commencer
dans ses diverses interprétations
jurisprudentielles de la loi
coranique. Soulignons que cette
navrante ignorance de ce qu’est
l’islam réel n’est pas l’apanage des
seuls non-musulmans. Dans l’Union
européenne la plupart des jeunes
gens issus de l’immigration n’ont de
leur religion qu’une connaissance
extrêmement sommaire. Dès lors il
est facile de les influencer en leur
prêchant un islam soi-disant
originel, pur et infalsifié… à
l’image des lois de la concurrence
libérale qui doit tendre par tous
les moyens, y compris coercitifs, à
devenir « pure et parfaite » dans le
paradis terrestre de l’hypercapitalisme.
On voit ici le danger qu’il peut
y avoir à confondre tous les visages
de l’islam et notamment à le réduire
à sa caricature takfiriste [3]
Si l’Islam se limitait aux
différentes expressions du
wahhabisme, la guerre totale entre
civilisations serait proche. Nous
parlons d’une guerre opposant un
milliard d’Occidentaux de culture
chrétienne à un milliard et demi de
musulmans. La folie et l’absurdité
d’une telle perspective saute aux
yeux. Pourtant ce choc des cultures,
certains — à l’instar de ces
penseurs doublés agitateurs que sont
en France les Jacques Attali, les
Bernard-Henri Lévy et tant d’autres,
notamment dans les think tanks
néoconservateurs de Washington — le
présentent comme probable sinon
comme inéluctable. Et l’on sait que
l’influence de ces maîtres penseurs
peut aller, comme dans le cas de la
Libye, jusqu’au bain de sang et au
chaos durable.
Pour répondre plus précisément à
la question, nous retiendrons que le
wahhabisme est un littéralisme
exacerbé. De ce seul point de vue il
est exorbitant de la foi islamique
telle que révélée dans le Coran.
Pour illustrer ce propos rappelons
que la prédication du juriste Abdul
Wahhab (1703-1792) se développe en
prenant chaque mot, chaque phrase de
la Récitation au strict pied de la
lettre. C’est-à-dire dans son sens
littéral absolu au point qu’il en
arrive à faire dire au Coran des
énormités phénoménales. Ainsi Dieu
serait concrètement assis sur un
trône et aurait une jambe en enfer [4].
Chaque musulman voit bien que doter
Allah d’un corps matériel a quelque
chose de particulièrement incongru…
nul n’ignorant que ce type de
représentation est purement
métaphorique. Il s’agit d’une image
et non d’une description
anthropomorphique de Dieu.
Mais cela ne serait rien si ce
littéralisme, cette lecture
primaire, primitive du Coran ne
conduisait les adeptes du
wahhabisme, au prétexte d’un retour
au sources, autrement dit d’une
salafiya, d’une imitation de la
vie du prophète, à la négation des
principes mêmes de l’islam… Ou à
réduire le Coran à une lecture
juridique restrictive à l’extrême
manipulée en fonction des besoins de
conquête politique et de
consolidation d’un pouvoir temporel…
celui de la famille régnante
d’Arabie ou des multiples avatars
des Frères musulmans comme en
Turquie avec le régime
islamo-kémaliste d’Erdogan Ier !
Pire, les wahhabites en sont
venus à inventer un VIe pilier de la
foi islamique. À savoir une
obligation cachée qui serait celle
de la conversion par la force des
incroyants ou des mauvais croyants
et apostats… ce qui concerne en
l’occurrence tous les chiites et les
courants soufis, ainsi que la plus
grande partie des musulmans sunnites
dont les pratiques religieuses
seraient entachées de mécréance.
Pour ce faire les wahhabites ont
inventé de toute pièce un devoir de
guerre sainte. Une interprétation
dévoyée du djihad qui est
avant tout —n’en déplaise aux
malveillants de toutes obédiences—
un effort de perfection individuel.
Au départ une guerre intérieure à
soi-même, guerre contre nos
faiblesses, nos passions et la
tentation du Mal, laquelle nous
habite ou nous guette en permanence.
Ce faisant les wahhabites, en
imposant l’obligation du djihad,
ont commis ce que docteurs désignent
sous le terme de bid’a, une
innovation blâmable. L’innovation
étant fondamentalement interdite en
islam, conformément au hadith [5] :
« Le livre de Dieu délivre le
discours le plus vrai. Le meilleur
enseignement est celui de Mahomet.
Les inventions sont les pires des
choses. Toute invention est une
innovation. Toute innovation est une
aberration, et toute aberration
conduit à l’enfer » (An Nassi,
Sunan, 3/188).
De la même manière Hassan
el-Banna (1906-1949), fondateur des
Frères musulmans, fait de la guerre
sainte une obligation nécessaire et
incontournable et ne pas y répondre
ou fuir le combat, serait à mettre
au rang des péchés capitaux méritant
la géhenne, les feux de l’enfer.
El-Banna fera diffuser à ce sujet
une “lettre” à l’attention de ses
suiveurs où il procède précisément à
une “innovation” en accolant au nom
du prophète le titre de “Seigneur
des moudjahidine”. El-Banna désigne
en outre “le combat des mécréants et
la conquête” comme étant le vrai
jihad par opposition à « celui
de l’âme » comme les musulmans le
croient à tort et à l’ordinaire… !
Réseau Voltaire :
Historiquement les Britanniques
ont instrumenté le wahhabisme pour
lutter contre l’Empire ottoman tombé
entre les mains des dönmeh
révolutionnaires connus sous
l’étiquette “Jeunes Turcs”.
Aujourd’hui la Turquie que vous
qualifiez d’islamo-kémaliste
soutient le califat wahhabite, en
l’occurrence l’État islamique,
tandis que celui-ci vient de
désigner la monarchie wahhabite
saoudienne comme son deuxième ennemi
après le chiisme. Comment expliquer
ces contradictions ?
Jean-Michel Vernochet :
Beaucoup de questions et peu
faciles. D’abord le but des
Britanniques n’était pas au XIXe
siècle de s’emparer de l’Empire
ottoman déjà plus ou moins moribond
et en proie à la montée
d’irrépressibles forces. Ces forces
qui allaient le renvoyer au néant
s’incarnaient principalement dans
les Jeunes Turcs du Comité union et
progrès. C’est ce mouvement
révolutionnaire, se revendiquant de
la Révolution française et ses
racines se situaient à Paris,
Genève, Rome et Londres, qui allait
être l’acteur principal de la
débâcle. De l’effondrement du
pouvoir ottoman et de la prise du
pouvoir en 1913 par triumvirat
Jeunes Turcs, sortiront le génocide
arménien et la dictature kémaliste.
Régime athée qui s’établit à l’ombre
des potences et n’aurait pas vu le
jour sans l’actif soutien des loges
maçonniques anglaises, françaises et
italiennes… et celui de Lénine et de
la bureaucratie bolchévique. Un fait
peu documenté, peu connu, mais
authentique.
Pour revenir à l’Empire
britannique, au cours du XIXe
siècle, presque toute sa politique à
l’égard de la Sublime Porte
(Constantinople) sera déterminée par
un souci exclusif : assurer la
protection de la Route des Indes.
Sécurité qui implique la complète
maîtrise géographique du Golfe
arabo-persique. Revenons un instant
en arrière pour bien saisir le
contexte, à la fois de l’écroulement
de l’Empire ottoman et du
surgissement consécutif d’un royaume
wahhabite du Hedjaz et du Nejd… La
guerre de Crimée (1853-1856) voit
l’Angleterre alliée à la France,
venir au secours des Osmanlis contre
la Russie. La question qui se pose à
cette époque se présente sous la
forme d’une alternative : démembrer
l’Empire (mais comment s’entendre
sur son partage ?) où le maintenir
en coma dépassé afin de stabiliser
la région, avec toujours en arrière
plan la lancinante question pour
Londres de la sécurité des voies
maritimes et terrestres vers les
Indes.
Le sort de l’« Homme malade de
l’Europe » [6]
est de fait en suspens depuis le
début du XIXe siècle. Un statu
quo explicite s’étant établi
entre les puissances chrétiennes
—Angleterre, Allemagne, Russie,
France, Grèce, Italie— qui gelait en
quelque sorte les ambitions des uns
et des autres. Nul ne voulait hâter
une chute, au demeurant inévitable,
mais qui eut compromis ou remis en
question le précaire équilibre des
forces dans la région. C’est ce qui
explique la clémence du traité
d’Andrinople signé en septembre 1929
à l’issue de la guerre russo-turque,
le Tsar ayant estimé qu’un Empire
ottoman décadent, épuisé par la
dette contractée auprès des
charognards de la finance
internationale, était encore
préférable au chaos. Une forme de
sagesse géopolitique qui n’a plus
guère cours aujourd’hui…
Ce long rappel était nécessaire
pour montrer à quel point dans ces
affaires le pragmatisme l’emporte
sur toute autres considérations, à
commencer d’ordre religieux. Plus
tard, en instrumentant pendant la
Première Guerre mondiale les tribus
wahhabites dissidentes du Nejd
contre la Sublime Porte au moment où
l’Empire est déjà virtuellement
mort, Londres ne vise plus qu’à
détruire la puissance ottomane
alliée du Reich allemand, et rien
d’autre. L’aspect religieux est ici
subsidiaire, accessoire. La guerre
mondiale fait rage et le triumvirat
Jeunes Turcs qui a pris le pouvoir à
Constantinople [7]
en 1913, a en effet choisi
d’associer son destin à celui de
l’Allemagne dont l’influence
économique dans l’Empire est
immense… et il entend profiter du
tumulte de la guerre pour conduire à
grande échelle une politique
d’épuration ethnique à l’encontre de
toutes les communautés chrétiennes
de l’Empire. Avec, à n’en pas
douter, des arrières pensées
messianiques et une haine
eschatologique que bien peu osent
encore aujourd’hui évoquer. S’ouvre
alors un abîme dans lequel la
majorité de la nation arménienne va,
entre 1915 et 1916, se trouver
engloutie.
Une politique génocidaire que
poursuivra et complétera Kemal Pacha
(Atatürk) bien au-delà de la défaite
des Jeunes Turcs et de la victoire
alliée de 1918, en particulier en
1924 à l’occasion des transferts
massifs de population chrétienne
d’Anatolie prévus par le Traité de
Lausanne, signé le 24 juillet 1923.
Traité par lequel se clos
définitivement la Grande Guerre sur
son front oriental. Notons que
l’athée fanatique, compagnon de
route du Comité Union et Progrès,
qu’est Kemal Pacha n’aura été, en
poursuivant l’ethnocide [8]
commencé par ses prédécesseurs,
qu’un précurseur du nettoyage
ethno-confessionnel conduit
actuellement, mais à beaucoup plus
petite échelle, par les djihadistes
salafo-wahhabites au Nord de l’Irak
contre les catholiques
assyro-chaldéens et les yézidis…
Mais revenons aux années
charnières de la Première Guerre
mondiale. Pour les Alliés l’heure
est au dépeçage d’un Empire qui a
vécu et dont les nouveaux maîtres
dönmeh ont fait un mauvais choix
stratégique, celui du Reich
allemand. Tandis que des rébellions
armées éclatent de toutes parts, en
Afghanistan, en Irak, en Syrie, en
Palestine, en Égypte… Londres et
Paris se répartissent par
anticipation en 1916 avec l’accord
secret Sykes-Picot, les dépouilles
de l’Empire… ceci en se moquant des
promesses d’indépendance faites aux
Arabes ayant combattu à leurs côtés.
Les Anglais vont pour leur part, à
partir de 1916, utiliser le
wahhabisme pour sa dynamique, sa
force explosive, en tant que
fanatisme et idéologie de conquête,
afin d’asseoir durablement et
solidement leur contrôle sur la
Péninsule arabique.
Quant à la situation actuelle,
sans doute faut-il n’y voir que des
rivalités entre pouvoirs
concurrents. Si l’on regarde
l’histoire régionale, en particulier
ce dernier demi-siècle, nous
assistons à une lutte perpétuelle
pour tenter de parvenir au
leadership. Ce fut vrai pour Gamal
Abdel Nasser, Hafez el-Assad,
Mouammar Kadhafi, Saddam Hussein,
sans compter l’État hébreu dont le
rôle dans la destruction de ses
voisins et ennemis potentiels, est
une donnée de base. Maintenant ce
sont Téhéran, Ankara, Ryad qui sont
en lice avec le même objectif,
indépendamment de leur identité
confessionnelle. C’est par
conséquent en terme de concurrence
que j’interprète les luttes souvent
sanglantes qui opposent entre elles
les différentes factions salafo-wahhabites.
Et parmi elles les divers mouvements
combattant en Syrie, au premier rang
desquels l’État islamique. De la
même façon, la dimension sectaire
des divergences entre l’Arabie
wahhabite, la Turquie islamiste,
Daech, n’est en fin de compte
qu’accessoire au regard des
ambitions hégémoniques au moins
régionales qui opposent les uns et
les autres… d’autant que le fonds
idéologique wahhabite est partagé
par tous, y compris les Frères
musulmans même s’ils ne le
revendiquent pas ouvertement.
-
Réseau Voltaire :
Vous dites que les Frères
musulmans et le wahhabisme ont
beaucoup en commun, pouvez-vous nous
en dire plus ?
Jean-Michel Vernochet :
Sans être “une société secrète
wahhabite”, les Frères musulmans
n’en sont pas moins l’un des
prolongements de la secte mère dont
le siège est à Riyad. Un travail
minutieux de comparaison entre les
doctrines et les programmes
mériterait d’être conduit. Mais
insistons sur un point déjà évoqué :
le wahhabisme de même que la jamiat
al-Ikhwan al- muslimin [La Confrérie
des Frères musulmans] sont
essentiellement, avant tout des
outils idéologiques c’est-à-dire non
religieux sous leurs oripeaux de
puritanisme. Ce sont des moyens
idéocratiques de conquête et rien
d’autre. D’évidence le wahhabisme
n’est pas la simple et pure
expression d’une foi vivante, mais
sa caricature outrancière. Les
musulmans ne s’y trompent pas qui le
dénoncent comme tel. Ce sont les
docteurs de l’islam qui le disent à
tout bout de champ, pas votre
serviteur. C’est-à-dire tous ceux
dont l’« Occident » paresseux
n’entend pas la voix parce qu’il est
plus facile de faire de la
sociologie de bazar dans les
banlieues des métropoles européennes
à forte densité d’immigration… que
de se pencher avec quelque humilité
sur la dimension théologique du
phénomène djihadiste et de son
soutien proactif par cet autre
puritanisme qu’est le calvinisme
anglo-US lorsqu’il se fait
l’instrument d’un impérialisme sans
âme ni entrailles.
Fait aujourd’hui oublié,
l’Association des Frères musulmans
que crée Hassan el-Banna en 1928
accueille aussitôt après sa
naissance des membres de l’Ikhwan
qui fuient le Nejd pour échapper aux
représailles d’Abdelaziz ibn Séoud.
Ce sont ces hommes qui formeront le
noyau dur de la nouvelle Fraternité
égyptienne. Lorsqu’en 1954 la
Confrérie est dissoute par Nasser,
en sens inverse, les cadres de la
Confrérie partiront naturellement se
ressourcer à Riyad. In fine,
de la Confrérie naitra dans les
années soixante-dix le Jihad
islamique égyptien, devancier de
Daech, qui visait au rétablissement
du califat en Égypte. C’est ce que
vient d’accomplir l’État islamique
avec la bénédiction des “alliés
frères ennemis” d’Ankara, Londres,
Paris, Ryad, Doha, Washington, Amman
et Tel-Aviv.
Réseau Voltaire :
Les Britanniques ont soutenu le
développement du wahhabisme, puis
les États-Unis. Aujourd’hui les
Frères sont même représentés au sein
du Conseil national de sécurité à
Washington. Peut-on dire de la
Confrérie ce que vous dénoncez pour
le wahhabisme, à savoir que ces
formations seraient au sein du monde
musulman les voies et moyens de
détruire l’Islam de l’intérieur ?
Jean-Michel Vernochet :
L’expansion continue du wahhabisme
au cours du siècle passé est
étroitement liée à celle du modèle
financier, économique et sociétal
anglo-US. Le sort de la péninsule
arabique a été indissolublement lié
depuis 1945 et jusqu’à aujourd’hui à
l’Amérique-Monde… laquelle forme une
sorte d’hydre à têtes multiples dont
les principales sont Manhattan,
Chicago (la bourse mondiale des
matières premières), Washington avec
la Réserve fédérale, la Cité de
Londres, Bruxelles pour l’Otan,
Francfort, siège de la Banque
centrale européenne et Bâle qui
abrite une super société anonyme, au
sens juridique, la Banque des
banques centrales, en un mot la
Banque des règlements
internationaux ! À ce titre il
serait réducteur de ne voir dans
l’idéologie wahhabite qu’un
instrument d’influence voire de
domination régionale. Le monde
musulman représente un milliard et
demi d’individus. Prendre leur
contrôle est un enjeu de taille.
Dans cette perspective sans doute
faut-il voir dans l’idéologie
wahhabite une tentative sans
équivoque de subversion de l’islam.
En d’autres termes, la version
islamique, à savoir “adaptée à
l’islam”, de la nouvelle religion
globale qui tend à s’imposer à
toutes les nations et tous les
peuples, qu’ils soient chrétiens ou
musulmans. Religion sociétale,
religion de mutation
civilisationnelle qui précède et
accompagne la progression d’un
mondialisme cannibale. Une religion
destinée à se substituer à toutes
les autres et que l’on peut désigner
à bon escient comme le “monothéisme
du marché”.
Il est patent que le wahhabisme
cohabite parfaitement avec l’anarcho-capitalisme.
Cela peut sembler étonnant, mais
c’est indéniable. Ce puritanisme
barbare est destiné, ou mieux
prédestiné, à remplacer l’islam
traditionnel avec son attachement
désuet pour des valeurs morales
traditionnelles par essence
compassionnelles. Aux purs tout
étant pur, le wahhabisme rend licite
le meurtre d’autrui dès lors que
celui-ci ne se soumet pas
intégralement à une même et
inexorable loi chariatique… tout
comme la démocratie universelle et
humanitarienne que les États-Unis
s’emploient à imposer par la force
des armes aux quatre coins de la
planète. La Grande Amérique voit sa
Destinée manifeste s’incarner dans
un droit sans limites à tuer tous
ceux qui se montrent rétifs à entrer
de plein gré dans la matrice
démocratique judéo-protestante
made in America. Bref si le
wahhabisme est un instrument, il est
celui d’une destruction intérieure
programmée de l’islam… tout comme le
messianisme marxisme, puis son
successeur le freudo-marxisme
libéral-libertaire, ont poursuivi et
poursuivent une œuvre de mort
analogue dans nos société
postchrétiennes.
Réseau Voltaire :
Il existe actuellement trois
États dont le wahhabisme est la
religion officielle : l’Arabie
saoudite, le Qatar et Sharjah,
membre des Émirats arabes unis.
Peut-être également bientôt la
Cyrénaïque [9].
Pourtant ces États se livrent entre
eux une guerre sans merci. Comment
l’expliquer et quels en sont les
enjeux ?
Jean-Michel Vernochet :
À question complexe réponse
élémentaire. Autrefois les tribus
lançaient les unes contre les autres
des raids, des razzias. Aujourd’hui
ce ne sont plus des bandes de
pillards, mais des États. Nous
sommes passés dans une dimension
supérieure. Cependant le principe
reste le même. Les États occidentaux
partagent tous la même idolâtrie
pour une démocratie d’apparences, ça
ne les empêchent pas de chercher à
s’entredéchirer, ne serait que par
le truchement d’une guerre
économique inexpiable. « Une guerre
qui ne dit pas son nom » mais qui
n’en est pas moins impitoyable, qui
ne connaît ni ami, ni allié… « Une
guerre à mort » avait dit feu
Mitterrand [10].
Des guerres au final idéologiques et
sociétales. Regardez du côté de la
Russie et du Donbass, une assez
bonne illustration de ce propos.
Tout s’éclaire si l’on comprend
que les différents États wahhabites
et les diverses variantes des Frères
musulmans —parmi lesquelles le Parti
pour la justice et le développent de
Recep Tayyip Erdogan— ne poursuivent
justement pas l’accomplissement de
la parole de Dieu sur terre, ni
aucun but transcendant, mais bien
plutôt des objectifs de pouvoir
purement matériels. Leurs ambitions
sont celles de la puissance. Partant
de là, leurs intérêts, leurs
stratégies et leurs alliances ne
sont pas exactement les mêmes. Dans
les faits, ils sont le plus souvent
en désaccord et presque toujours
rivaux. Cela peut sembler trivial
—au sens français du terme— mais si
l’on veut comprendre la marche du
monde, regardons une production
hollywoodienne relative à une guerre
de gangs mafieux, tout y est dit !
L’on s’y étripe à qui mieux-mieux
pour un territoire, un marché, une
position dominante, une affaire de
préséance. S’il existe des
différences entre ces guerres de
clans et celles de la diplomatie
armée, du hard et du soft
power, elles ne sont que
d’échelle, pas de nature.
Réseau Voltaire :
Al-Qaïda se définit comme
wahhabite, pourtant l’un de ses
principaux fondateurs et actuel
chef, Ayman al-Zawahiri est un
ancien Frère musulman. En réalité,
si tous les leaders du terrorisme
international se déclarent
wahhabites, la plupart d’entre eux
sont d’anciens Frères musulmans.
Selon vous, l’idéologie actuelle du
jihad est-elle wahhabite ou
vient-elle de la société secrète des
Frères musulmans ?
Jean-Michel Vernochet :
Je ne crois pas que la question
soit, à ce stade, totalement
pertinente : avant ou après l’œuf…
dans la mesure où il s’agit des deux
visages d’une même idéologie ! L’une
et l’autre se sont développées et
affirmées avec le soutien de
l’empire britannique : soutien armé
pour le Troisième royaume wahhabite
du Nejd et du Hedjaz, et financier
en Égypte pour la Confrérie. Ainsi
wahhabisme et Fraternité sont déjà
consubstantiels l’un à l’autre ayant
en commun les mêmes parrainages à
Londres et Washington, ultimement à
Ryad. Pour ce qui est du djihad
proprement nous avons vu qu’en
Égypte la nouvelle Ikhwan
[Fraternité] a engendré une
organisation de lutte armée, le
Djihad islamique, en application de
la doctrine wahhabite postulant
l’existence d’un sixième pilier de
l’islam, celui de la guerre sainte,
inconnu de l’islam classique. Soit
l’obligation de convertir par la
contrainte, par le fer et le feu si
nécessaire. En cela le wahhabisme
fait de la violence une dimension
structurelle qui ne peut que
susciter en Occident le rejet le
plus catégorique. Nous sommes là
effectivement dans une logique de
choc frontal entre cultures et
civilisations. Cela ouvre de sombres
perspectives dans et pour nos
sociétés, surtout si les Musulmans
qui y sont intégrés se trouvaient un
jour prochain mis en demeure, en
raison de la diffusion extensive
d’une fausse-semblance de l’islam,
de choisir leur camp. Les terribles
années qu’a connues l’Algérie au
cours de la décennie
quatre-vingt-dix ne seraient
certainement rien à côté de ce que
les communautés musulmanes
européennes seraient appelées à
vivre… parce que comme nous pouvons
le constater partout, ce sont les
musulmans qui sont les premières
cibles et les premières victimes du
wahhabisme.
Propos recueillis par Thierry
Meyssan
Le livre de Jean-Michel Vernochet,
Les Égarés, est disponible
par correspondance dans la Libraire
du Réseau Voltaire.
[1]
Le wahhabisme est un mouvement créé
par Mohammed ben Abdelwahhab. au
XVIIIe siècle. Il est la religion
officielle de l’Arabie saoudite, du
Qatar et de l’Émirat de Sharjjah
(membre des Émirats arabes unis).
[2]
“La tradition islamique reconnaît la
venue, vers la fin des temps, d’un
homme qui trompera le monde, appelé
Al-Masîh Ad-Dajjâl, le messie
imposteur, ou si l’on veut
l’antéchrist… Son idéologie sera
purement matérialiste, bien que
présentée de façon messianique, et
qu’il ne se servira des valeurs
humanistes que dans une perspective
terrestre, en niant le retour à Dieu
et le Jugement dernier. Sa
civilisation sera borgne, en ce sens
qu’elle prétendra s’organiser
indépendamment des commandements
divins.
[3]
Le takfirisme est un mouvement issu
des Frères musulmans. Il fut créé en
1971 par le messie égytien Ahmed
Moustafa Choukri. Il professe que
tous ceux qui n’appartiennent pas à
la secte sont des apostats et
proclame que les vrais musulmans ont
le devoir de les tuer.
[4]
“Le premier point qui fonde le dogme
wahhabite, c’est le tachbih,
c’est-à-dire l’assimilation de Dieu
à Ses créatures
(l’anthropomorphisme). Les
wahhabites posent comme règle
fondamentale qu’il faut prendre au
premier sens, dans les textes
sacrés, toutes les expressions
équivoques au sujet du Créateur,
alors que ces expressions ont pour
but d’exprimer la majesté, la
puissance, la miséricorde,
l’agrément ou d’autres attributs
dignes de la divinité. Ainsi, ils en
sont venus à dire que le Créateur
serait un corps assis sur un trône,
ayant des mains du côté droit, qu’Il
se déplacerait, s’étonnerait,
rirait, qu’Il aurait un pied qu’Il
mettrait dans l’enfer”. Cf. « Qui
sont les wahhabites ? ».
[5]
Les hadiths sont des livres sur la
vie du prophète établis, plus de 150
ans après sa mort, à partir des
témoignages de ses compagnons. Il en
existe une très grande quantité. Les
hadiths permettent aux musulmans de
mieux comprendre le Coran, cependant
aucun d’entre eux n’a le statut de
révélation et ne s’impose aux
croyants.
[6]
Surnom de l’Empire ottoman au XIXe
siècle.
[7]
Constantinople née le 11 mai 330
perd son statut de capitale en 1923.
En 1930, elle prend officiellement
le nom d’Istamboul (Istanbul) dans
le cadre de la politique de
turquisation mise en œuvre sous la
férule de Mustafa Kemal Atatürk.
[8]
1914 est la date charnière qui
marque, il y a cent ans, le
commencement de la Grande Guerre et
le début du génocide final des
chrétiens de l’Empire ottoman par
les Jeunes Turcs dönmeh qui ont pris
le pouvoir à Constantinople en 1913.
En ce qui concerne les Assyriens
[Chrétiens syriaques], le nombre des
victimes varie selon les auteurs.
Certains avancent, outre le million
et demi d’Arméniens engloutis dans
d’infernales marches de la mort dans
les steppes arides de Lycaonie et de
Syrie, le chiffre de 270 000
victimes. Des recherches plus
récentes ont révisé cette estimation
à la hausse en évoquant de 500 000 à
750 000 morts entre 1914 et 1920,
soit environ 70 % de la population
assyrienne de l’époque. Rappelons
que la Grande Guerre ne prendra fin
en Orient qu’en juillet 1923 avec le
Traité de Lausanne conséquence de la
défaite grecque du 13 septembre1921.
Kemal Pacha (Atatürk), poursuivra
cependant jusqu’à sa mort (le 10
novembre 1938) sa politique de
purification ethno-confessionnelle.
À telle enseigne qu’en 1937, il
scellera son règne de sang par un
ultime massacre dont les Kurdes
alévis de Dersim feront les frais…
10 000 morts au bas mot. Reste que
pour nos contemporains Kemal demeura
encore longtemps le prototype du
héros inoxydable.
Voir G.W. Rendel, Mémoire Du
Bureau des Affaires Étrangères sur
les Massacres et les Persécutions
commises par les Turcs sur les
Minorités depuis l’Armistice, 20
mars 1922. Selon Manus I. Mildrasky
in The Killing Trap : Genocide in
the Twentieth Century, 2005, les
estimations les plus sérieuses
fixent à 480 000 le nombre de Grecs
d’Anatolie qui finirent leurs jours
à l’abattoir humain. Au demeurant
l’État turc héritier de la dictature
kémaliste, ne cessera jamais de nier
la planification de ces
exterminations massives et par suite
la réalité du génocide des chrétiens
de l’empire ottoman…
[9]
Le takfirisme wahhabite a été prêché
très tôt et ce serait une erreur de
le considérer comme un phénomène
contemporain limité aux seules zones
où il sévit aujourd’hui. Certes la
manne pétrolière lui a donné un
essor inouï, mais il est déjà actif
aux Indes dès le début du XIXe
siècle où Sayyed Ahmed, vers 1824
après un pèlerinage à La Mecque,
prêche le wahhabisme au Pendjab. Il
entend mettre en pratique
“l’obligation absente” de la guerre
sainte. En 1826 ayant rassemblé une
armée à Peshawar, il appelle au
djihad contre les Sikhs et l’année
suivante se proclame Commandeur des
croyants, Amir al-muminn ; un titre
qui sera également celui de Mollah
Omar avant la chute du régime des
taliban à l’automne 2001. En 1830
Sayyed Ahmed prend Peshawar, mais
périt en 1831 au cours de la
bataille de Balakot. Il faut
attendre 1870, après un demi-siècle
de troubles, pour que les oulémas
chiites et sunnites d’Inde
condamnent les excès des wahhabites.
Mais leur influence perdure et, en
1927, dans la province de Mewat est
fondée la “Société pour la
prédication” la Taglibhi Jamaat dont
le rôle prosélyte est bien connu. Le
takfirisme inspirera pareillement
les soulèvements Senoussi en Libye,
la révolte des musulmans de Chine
(1855-74)… Pour ce qui est
d’Al-Qaïda, le cas du Frère musulman
Abdullah Azzam est particulièrement
emblématique. Ce Palestinien a été,
avant de trouver la mort dans
l’explosion de sa voiture en 1989,
le chef spirituel des volontaires
islamistes étrangers. Or Azzam avait
été membre des Frères musulmans et
avait enseigné à l’Université de
Riyad en 1980, puis au Pakistan à
l’Université islamique
internationale d’Islamabad. Cela
avant de devenir à Peshawar le
principal organisateur du
recrutement et de l’entraînement des
djihadistes combattant dans
l’Afghanistan en lutte contre le
gouvernement communiste et les
forces soviétiques.
[10]
« La France ne le sait pas, mais
nous sommes en guerre avec
l’Amérique. Oui, une guerre
permanente, une guerre vitale, une
guerre économique, une guerre sans
mort apparemment. Oui, ils sont très
durs les américains, ils sont
voraces, ils veulent un pouvoir sans
partage sur le monde. C’est une
guerre inconnue, une guerre
permanente, sans mort apparemment et
pourtant une guerre à mort »
François Mitterrand in Georges-Marc
Benamou, Le dernier Mitterrand,
1997.
Jean-Michel Vernochet
Ancien journaliste au Figaro
Magazine et professeur à l’École
supérieure de journalisme
(ESJ-Paris). Dernier ouvrage paru :
Europe, chronique d’une mort
annoncée (Éditions de l’Infini,
2009).
Articles sous licence creative commons
Vous pouvez reproduire librement les
articles du Réseau Voltaire à condition
de citer la source et de ne pas les
modifier ni les utiliser à des fins
commerciales (licence
CC BY-NC-ND).
Le sommaire du Réseau Voltaire
Les dernières mises à jour
|