Opinion
Mettre les
populations dans un sentiment
d'impuissance
Jean-Claude Paye
Photo:
D.R.
Vendredi 28 août 2015
Le bras de fer entre les institutions de
l'UE et la Grèce a une portée qui
dépasse l'appauvrissement programmé de
ce pays. Il concerne l'avenir même de
l'Union européenne, ainsi que le niveau
de vie et les libertés de ses
populations.
Dans ses célèbres conférences,
l'historien Henry Guillemin, nous
rappelait une phrase,
datant de 1897, de Maurice Barrès,
maître à penser de la droite
nationaliste française, : « la
première condition de la paix sociale
est que les pauvres aient le sentiment
de leur impuissance. » Ce paradigme
éclaire le résultat des négociations
menées par Alexis Tsipras. Les citoyens
furent appelés par leur premier
ministre, à se prononcer, à travers un
référendum, contre les propositions de
l'UE qui furent rejetées par 61% des
votants. A la suite, Tsipras accepte un
accord encore plus défavorable pour les
populations grecques. De plus, tout en
se soumettant au dictat de l'UE, il
déclare : « je ne crois pas à cet
accord. C'est un mauvais accord pour la
Grèce et pour l'Europe, mais j'ai dû le
signer pour éviter une catastrophe
[1] »
Kamenos, président des Grecs
Indépendants, le parti nationaliste
membre de la coalition gouvernementale,
et ministre de la défense, a aussi
déclaré que l’acceptation de l’accord du
13 juillet constituait une «
capitulation » qui est le résultat
d’un « chantage » et d’un
véritable « coup d’État ». Il a
ajouté : « La Grèce capitule, mais ne
se rend pas [2]
» et a demandé aux députés de la
majorité de voter en faveur de l’accord.
Double pensée
Tsipras et Kamenos développent ici une
procédure de double pensée qui consiste
à annuler un énoncé en même temps qu'il
est prononcé, tout en maintenant ce qui
a été préalablement donné à entendre.
Ainsi, député et le citoyen à qui
s'adressent ces discours doivent avoir
la capacité d'accepter des éléments qui
s'opposent, sans relever la
contradiction existante. Ils possèdent
alors deux visions incompatibles.
Énoncer en même temps une chose et son
contraire, produit une désintégration de
la conscience. Le déni de l'opposition
entre les deux propositions empêche
toute représentation. Il n'est plus
possible de percevoir et d'analyser la
réalité. Dans l'incapacité de mettre
l'émotion à distance, on ne peut plus
qu'éprouver le réel, lui être soumis et
non le penser et de l'organiser. .
L’individu possède alors
deux visions incompatibles et dénuées de
tout lien. Le déni de l’opposition entre
ces deux éléments supprime toute
conflictualité, car il fait coexister au
sein du moi deux affirmations opposées
qui se juxtaposent sans s’influencer.
Cette
procédure est nommée clivage par la
psychanalyse. Elle interdit tout
jugement et entraîne une
indifférenciation des
éléments de la
réalité. La
déconstruction de la faculté de
symboliser empêche la formation d'une
mémoire et s'oppose ainsi à la
constitution d'un nous. Nous
transformant en monades, le
discours a alors un effet de
pétrification face à la toute puissance
des institutions européennes et enferme
dans la psychose : aucune autre
politique n'est possible.
George Orwell
a déjà décrit dans 1984, le
dispositif de « double pensée »
qui consiste à « retenir
simultanément deux opinions qui
s'annulent, alors qu'on les sait
contradictoires et croire à toutes deux.
[3] » Il avait déjà
identifié ces « principes de
l'asservissement » qui destituent
l'individu de toute capacité de
résistance, qui ont pour fonction
d'effacer chez le sujet « tout
souvenir de l'existence d'un désir
possible de résistance
[4]. » La politique qui tend
à effacer le "désir même de
résistance" peut être illustrée par
la saisie du Parlement grec
par le
procureur général de la Cour
suprême, afin de lui demander d’examiner
deux plaintes déposées contre l'ancien
ministre des finances Yanis Varoufakis,
en rapport avec l'élaboration d’un plan,
non appliqué, de créer une monnaie
parallèle. Comme l'écrit le Courrier
International : "ses réflexions
secrètes pourraient avoir des
conséquences d’envergure pour l’ancien
patron des Finances grecques [5]".
Pensez résister pourrait devenir un
délit.
Alliance renforcée
avec Israël.
Le processus
de double pensée ne se limite pas à la
politique économique et financière du
gouvernement, mais intègre également sa
politique étrangère. Le Rabbin Mordechai
Frizis, ancien grand rabbin de
Salonique, s'était inquiété de la
victoire électorale de Syriza. Il avait
ajouté que le parti Syriza » est un
parti anti-sioniste qui est contre
Israël [6]. L'antisionisme supposé du
gouvernement grec s'est récemment
traduit par la signature d' un accord
militaire privilégié avec Israël. Cet
accord est similaire à celui existant
entre Israël et les Etats-Unis. Il n'a
pas d'autre équivalent. Il
garantit de immunités légales à chaque
personnel militaire lors d’un
entraînement dans l'autre territoire [7]
Il stipule que la marine israélienne
pourra dorénavant intervenir, dans les
eaux chypriotes et en méditerranée
Orientale, pour neutraliser toutes
attaques islamistes contre les intérêts
grecs et ceux de l’Etat Hébreu. Des
unités d’élite de Tsahal pourraient
aussi, en cas de besoin, se déployer sur
les plateformes gazières de Chypre, ou
s’installer sur des bases militaires
grecques [8].»
L’accord militaire a été signé au nom du
gouvernement grec par Panagiotis
Kammenos, le ministre de la Défense,
membre des Grecs indépendants [ANEL], le
parti nationaliste faisant partie de la
majorité gouvernementale. Cet accord ne
peut exister qu'avec l'assentiment de
Syriza. Ce choix fut confirmé le
6 juillet 2015 par le voyage à Jérusalem
de Nikos Kotzias, le ministre des
Affaires étrangères nommé par Syriza
pour des discussions avec le Premier
ministre israélien Benyamin Netanyahou,
afin de «renforcer les liens
bilatéraux entre les deux pays. [9]"
Ainsi, le discours de Syrisa se
présentant comme le résultat d'une
volonté populaire voulant rompre avec
"l'impérialisme," s'accompagne d'une
politique d'intégration renforcée dans
la structure impériale. L'action
gouvernementale doit oublier le
programme du parti et celui-ci
s'abstrait de tout acte concret.
L'anti-impérialisme du parti n'existe
que par son énonciation et peut se
développer en parallèle avec une
politique qui relève de son contraire.
Nous sommes hors langage, le
discours et la réalité coexistent de
manière indépendante, le premier comme
simple litanie, comme babillement, c'est
à dire comme pure jouissance, l'autre se
réduisant à l'innommable, au réel que
l'on ne peut penser et donc que l'on ne
peut confronter. Le dit devient le réel,
ils se confondent. Ainsi, l'écart avec
le dit du pouvoir n'est plus possible.
Primauté de
l'image.
La capitulation ne remet pas en cause
l'image du premier ministre: « on ne
peut pas me reprocher de ne m'être pas
battu. Je me suis battu jusqu'où
personne ne s'est battu
[10] » Ainsi, on
sort d'une politique d'affrontement pour
occuper une place de victime.
L'iconographie produite par l'idéologie
victimaire. possède deux faces, à la
fois l'image du héros, celui qui s'est
battu plus que tout autre, et celle de
la victime. Ainsi, la mère d'Alexis,
Aristi Tsipras, 73 ans, raconte à
l'hebdomadaire people Parapolitika :
"dernièrement Alexis ne mange plus,
ne dort plus, mais il n'a pas le choix,
il a une dette envers le peuple qui lui
a fait confiance" [11].
Son épouse ajoute : "Je ne le vois
plus que rarement. Il va de l'aéroport
au Parlement. Il n'a pas le temps de
voir ses propres enfants, comment
pourrait-il me voir moi?" . Tout se
réduit à la souffrance de la « belle
âme », celle d'un homme politique
fidèle, mais blessé.
L'enjeu de l'affrontement se déplace, de
l'opposition objective entre des forces
sociales, au conflit intérieur du
premier ministre, à ses états d'âme. Les
populations sont ainsi dépossédées de la
matérialité de leur résistance au profit
de la sauvegarde de l'image de Tsipras.
La question de l'image a toujours été
centrale pour le gouvernement grec, le
changement de nom de ses interlocuteurs,
la mutation de la "Troïka" en "institutions"
a été présentée comme une victoire.
Or, le gouvernement grec s'est
totalement plié aux exigences des
créanciers et accepté toutes les
surenchères de ces derniers. Les
exigences de la "Troïka" ne sont
d'ailleurs pas terminées. Le nouvelle
dégradation économique du pays permet
aux "institutions" d'exiger
d'avantage de privatisations. L'urgence
aura pour conséquence que celles-ci se
ne pourront se faire qu'à prix cassés.
De la capitulation, le gouvernement ne
pourra passer qu'à la collaboration dans
le dépeçage du pays.
L'austérité comme seule politique
possible.
La « politique d'austérité »
imposée au pays a déjà, en cinq ans,
fait baisser de 25% à 30%,
le PIB du pays et d'avantage le
niveau de vie de la grande majorité de
la population, les hauts revenus ayant
été peu touchés par les mesures prises.
Le plan imposé ne peut qu'accentuer
cette tendance : austérité accrue et
augmentation relative de la dette. La
Grèce ne pourra pas faire face à ses
engagements, ce qui impliquera une
nouvelle intervention extérieure. La
sortie de la Grèce de la zone euro
pourrait être simplement reportée. De
plus, la Grèce perd l'essentiel de ce
qui lui restait de souveraineté
nationale, car elle doit se conformer à
des mécanismes de coupes automatiques de
ses dépenses et
soumettre ses réformes au bon vouloir
des institutions européennes. Où se
situe la « catastrophe », dans un
nouvel affaiblissement rapide et
programmé du pays ou dans une sortie de
l'Euro permettant un
défaut sur la dette et ainsi une
possibilité de relance de l'activité
économique?
Propager un sentiment d'impuissance dans
l'ensemble de l'UE.
L'attaque contre le désir de résistance
des populations porte sur la Grèce, mais
aussi sur l'ensemble de l'UE. Tsipras a
voulu croire que ce qu'il considérait
comme tabou : un « Grexit »
présentant un danger de démantèlement de
la zone euro, l'était également pour ses
interlocuteurs. Or, pour les dirigeants
de l'UE et principalement pour
l'Allemagne, la construction européenne
est destinée à disparaître dans le futur
grand marché transatlantique. L’attitude
de l’Allemagne qui, aussi bien au niveau
de la lutte contre la fraude fiscale que
en ce qui concerne ses tergiversations
répétées face aux attaques contre
l’euro, a favorisé les opérations des
hedge funds étasuniens. Cette volonté de
mettre la zone euro en difficulté est
confirmée par le refus réitéré de
refuser l'inévitable, la restructuration
de la dette grecque [12].
Ce déni a pour effet de créer une
instabilité permanente dans la plupart
des pays membres de l'Euro et de les
placer sous la menace des marchés
financiers Cette attitude est cohérente
avec l’engagement privilégié de cet Etat
européen dans la mise en place d’une
union économique avec les Etats-Unis.
Le plan mis en place par le
ministre de l'économie Wolfgang Schäuble
ne visait pas prioritairement
la Grèce, mais avait comme objectif, à
travers elle, de toucher des pays dont
le déficit budgétaire est important,
tels l'Italie et la France, afin de
transférer aux institutions européennes,
c'est à dire à l'Allemagne, ce qui reste
de leurs prérogatives budgétaires [13].
Si
l'extinction de la zone euro dans un
ensemble transatlantique fait partie des
« cartons » des institutions
européennes, ce démantèlement doit
s'effectuer dans l'ordre, celui de « l'austérité »,
celui de l'Allemagne, de la puissance
européenne dominante, autour de laquelle
les Etats-Unis ont construits l'UE et
sont en train de la déconstruire Les
populations appauvries de l'Union
européenne ne pourront plus servir de
débouché privilégié des exportations
allemandes, alors destinées à se tourner
vers les USA.
En effet, la dissolution de l'Union
Européenne, dans cette zone politique et
économique, ne peut se faire qu'au prix
d'un important recul du niveau de vie et
des libertés en Europe. Les populations
de l'UE devront consentir au
démantèlement de leurs acquis.
L'expérience grecque, conduisant à créer
un sentiment d'impuissance face à ces
politiques dévastatrices, révèle alors
la totalité de son enjeu.
Angélique Kourinis, "Une
large majorité des Grecs
maintiennent leur confiance en
Tsipras",
LaLibre.be,
le 15 juillet 2015,
http://m.lalibre.be/economie/actualite/une-large-majorite-des-grecs-maintiennent-leur-confiance-en-tsipras-55a6b9993570b54652b916a6
Eric Toussaint, " Grèce, les
conséquences de la
capitulation",
CDATM,
le 21 juillet 2015,
http://cadtm.org/Grece-les-consequences-de-la
George Orwell:1984 - Première
Partie - Chapitre III, Gallimard
Folio 1980, p. 55,
Librairal.org,
http://www.librairal.org/wiki/George_Orwell:1984_-_Premi%C3%A8re_Partie_-_Chapitre_III
Christine Ragoucy, « Le
Panoptique
et
1984 :
confrontation de deux figures
d'asservissement »,
Psychanalyse
2010/2 (n°
18), Erès, p. 85.
"Grèce.
Plan secret d’un “Grexit” :
Varoufakis finira-t-il au
tribunal ?",
Courrier
International,
le 30
juillet 2015,
http://www.courrierinternational.com/article/grece-plan-secret-dun-grexit-varoufakis-finira-t-il-au-tribunal
"
Syriza :
les juifs grecs craignent pour
leur avenir",
tribunejuive.info,le
19 janvier 2015,
http://www.tribunejuive.info/international/syriza-les-juifs-grecs-craignent-pour-leur-avenir
Le
19 juillet 2015
Israpresse
présentait cet accord: «Le
chef de l’appareil de défense
israélien et le ministre grec de
la Défense nationale ont conclu
un Accord sur le statut des
forces (Status of forces
agreement ou SOFA), c’est-à-dire
une entente juridique mutuelle
permettant aux forces armées
d’Israël de stationner en Grèce,
et inversement. C’est le premier
SOFA qu’Israël conclut avec un
pays allié autre que les
États-Unis.
Ali
Abunimah,
"Grèce-Israël.
Un type d’accord militaire sans
précédent",
voir note 1 de la rédaction,
Alencontre ,le
9 juillet 2015.
http://alencontre.org/europe/grece/grece-israel-un-type-daccord-militaire-sans-precedent.html
Ali
Abunimah,
"Grèce-Israël.
Un type d’accord militaire sans
précédent",
Alencontre,le
9 juillet 2015.
http://alencontre.org/europe/grece/grece-israel-un-type-daccord-militaire-sans-precedent.html
Angélique Kourinis,
Op. Cit.
" Tsipras "ne mange plus, ne
dort plus", s'inquiète sa mère",
LaLibre.be avec AFP,le
18 juillet 2015,
http://www.lalibre.be/actu/international/tsipras-ne-mange-plus-ne-dort-plus-s-inquiete-sa-mere-55aa3dbe35708aa4370a70ba
Jean-Claude Paye, « La crise de
l'Euro bégaie »,
Réseau
Voltaire, le 29 décembre 2010,
http://www.voltairenet.org/article167903.html
Jacques Sapir, « Varoufakis et
le plan B,
RussEurope,
le
3 août 2015,
http://russeurope.hypotheses.org/4177
Jean-Claude
Paye sociologue, auteur de
l'Emprise de l'image, Yves Michel 2012
Le
dossier Grèce
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