Réseau Voltaire
Le droit états-unien s'impose sur
le territoire européen
Jean-Claude Paye
Les deux
hauts-fonctionnaires qui négocient à
huis-clos l’accord TTIP :
Dan Mullaney et Ignacio García Bercero.
Mardi 3 juin 2014
C’est avec une grande hypocrisie que les
gouvernements européens prétendent avoir
donné un mandat à la Commission
européenne pour négocier le Partenariat
transatlantique avec Washington dans le
respect du droit européen. En réalité,
comme lors des précédents de Swift, des
données relatives aux passagers aériens
et de la lutte contre la fraude fiscale,
la Commission a instruction de suspendre
les lois européennes dans les relations
avec les États-Unis. Dès lors, la
négociation revient à déterminer les
domaines dans lesquels les Européens ne
seront plus protégés par leurs États.
La Belgique et les
États-Unis viennent de conclure un
accord en vue d’appliquer en Belgique,
une loi américaine luttant contre la
fraude fiscale, le Foreign Account
Tax Compliance Act (FACTA). La
signature de l’accord a eu lieu le 23
avril 2014. Plusieurs pays, tel le
Royaume-Unis, la France, l’Allemagne et
le Japon ont déjà signé avec les USA un
accord, appliquant cette loi sur leur
sol. À partir du 1er janvier 2015, les
établissements financiers devront
déclarer à Washington les mouvements
d’un compte détenu par un citoyen US.
Dès lors que le montant dépasse les
50 000 dollars ou qu’un certain nombre
de mouvements ont lieu avec le
territoire états-unien, la banque doit
établir un rapport précis des entrées et
sorties de fonds. Si une banque ne se
soumet pas à cette procédure, toutes ses
activités aux USA seront sur-taxées à
hauteur de 30 %. La sanction peut aller
jusqu’au retrait de la licence bancaire
aux États-Unis.
-
-
Le 14 novembre 2013, Pierre
Moscovici, ministre français de
l’Économie et des Finances, et
Charles Rivkin, ambassadeur des
États-Unis en France, ont ratifié
l’application en France de la loi
états-unienne FACTA. L’Union
européenne n’a signé de document
similaire que six mois plus tard.
Ces accords signés par les pays
membres de l’UE avec l’administration
Obama violent les lois nationales de
protection des données personnelles,
ainsi que Directive 95/46/CE du
Parlement européen et du Conseil, du 24
octobre 1995, « relative à la protection
des personnes physiques à l’égard du
traitement des données à caractère
personnel et à la libre circulation de
ces données », directive intégrée dans
le droit de tous les États membres.
L’application de FACTA sur le sol de
l’ancien continent viole le droit
national des pays européens, ainsi que
le droit de l’UE. Ces législations ne
sont pas supprimées, mais suspendues. Il
convient de ne pas en tenir compte dans
les relations avec les États-Unis.
De précédents accords légalisant la
capture par les autorités US des données
des ressortissants européens procédaient
de même. Depuis les attentats du 11
septembre 2001, Swift, société
états-unienne de droit belge avait
transmis clandestinement, au département
du Trésor US, des dizaines de millions
de données confidentielles concernant
les opérations financières de ses
clients. Malgré la violation flagrante
des droits, européen et belge, cette
capture n’a jamais été remise en cause.
Au contraire, l’UE et les USA ont signé
plusieurs accords destinés à la
légitimer [1].
Swift était soumise au droit belge et
à celui de la communauté européenne, du
fait de la localisation de son siège
social à La Hulpe. Cette société était
soumise également au droit US du fait de
la localisation de son second serveur
sur le sol des États-Unis, permettant
ainsi à l’administration US de se saisir
directement des données. Ainsi, la
société a choisi de violer le droit
européen, afin de se soumettre aux
injonctions de l’exécutif états-unien.
Or, depuis fin 2009, les données Swift
inter-européennes ne sont plus
transférées aux États-Unis, mais sur un
second serveur européen. Mais, si
Washington n’a plus accès directement
aux données, celles-ci lui sont
transmises, à sa demande, en « paquets »
et lui seul maîtrise techniquement le
processus de traitement des
informations. De plus, à peine, les
accords signés, les États-uniens ont
posés de nouvelles exigences.
L’administration US avait déjà déclaré
en 2009 « que les transactions entre les
banques européennes et américaines (sic)
devraient être captées, sans qu’il y ait
une nécessité avérée. »
De même, l’UE ne s’est jamais opposée
à la remise des données PNR par les
compagnies aériennes situées son le sol.
Les informations communiquées
comprennent les noms, prénoms, adresses,
numéros de téléphone, dates de
naissance, nationalités, numéros de
passeport, sexes, mais aussi les
adresses durant le séjour aux USA, les
itinéraires des déplacements, les
contacts à terre, ainsi que des données
médicales. Y sont reprises des
informations bancaires, tels les modes
de paiement, les numéros de la carte de
crédit et aussi les comportements
alimentaires permettant de révéler les
pratiques religieuses. L’initiative
unilatérale US, de se saisir de ces
données, a automatiquement été acceptée
par la partie européenne qui a du
suspendre ses législations afin de
répondre aux exigences
d’outre-Atlantique [2].
Dans les deux cas, passagers aériens
et affaire Swift, la technique est
identique. En fait, il ne s’agit pas
d’accords juridiques entre deux parties,
entre deux puissances formellement
souveraines. Il n’existe qu’une seule
partie, l’administration US qui, dans
les faits, s’adresse directement aux
ressortissants européens. Dans les deux
textes, le pouvoir exécutif états-unien
réaffirme son droit de disposer de leurs
données personnelles et exerce ainsi
directement sa souveraineté sur les
ressortissants de l’UE.
La primauté du droit états-unien sur
le sol européen est aussi un des enjeux
des négociations de la mise en place
d’un grand marché transatlantique, le
Partenariat transatlantique pour le
commerce et l’investissement (Transatlantic
Trade and Investment Partnership —
TTIP).
Session
annuelle du Conseil d’administration du
Cirdi (Tokyo, 12 octobre 2012).
Grâce au TTIP, les entreprises US
pourront, au nom de la libre
concurrence, porter plainte contre
un État qui leur refuse des permis
d’exploitation de gaz de schiste ou
qui impose des normes alimentaires
et des standards sociaux. Ce système
de règlement des différends pourrait
permettre aux États-uniens de faire
tomber des pans entiers de la
régulation européenne en créant des
précédents juridiques devant cette
justice US privée. Le principe
d’introduire un tel mécanisme a en
effet été accepté par les Européens
dans le mandat de négociation,
délivré à la Commission, en juin
2013, par les ministres du Commerce
européens. L’instance privilégiée
pour de tels arbitrages est le
Centre international de règlement
des différends liés à
l’investissement (Cirdi), un organe
dépendant de la Banque mondiale,
basé à Washington, dont les juges,
les avocats d’affaire ou les
professeurs de droit, sont nommés au
cas par cas : un arbitre désigné par
l’entreprise plaignante, un par
l’État de Washington, et le
troisième par la secrétaire générale
du Cirdi [3].
Si cette procédure, partiellement
acceptée, entre en jeu dans le cadre
du futur grand marché
transatlantique, le droit européen
s’effacera une fois de plus, ici
devant une juridiction privée placée
sur le sol US, dans laquelle la
partie étasunienne jouera un rôle
déterminant.
Jean-Claude Paye
[1]
« Les
transactions financières internationales
sous contrôle états-unien », par
Jean-Claude Paye, Réseau Voltaire, le 28
avril 2008.
[2]
« L’espace
aérien sous contrôle impérial », par
Jean-Claude Paye, Réseau Voltaire, le 13
octobre 2007.
[3]
Convention pour le règlement des
différents relatifs aux investissements
entre États et ressortissants d’autres
États, International Centre for
Settlement of Investissement Disputes
(ICSID),
Section 2 (De la constitution du
Tribunal), article 37.
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