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Jean-Claude Juncker et les frontières
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Jeudi 25 août 2016
Jean-Claude Juncker, qui ne rate
jamais une déclaration scandaleuse –
nous avons tous en mémoire sa
déclaration lors de l’élection grecque
de janvier 2015[1]
(« Il ne peut y avoir de choix
démocratique contre les traités
européens ») – vient d’en commettre
une nouvelle le lundi 22 août, et tout à
fait remarquable, avec ce : « Les
frontières, pire invention de
l’histoire ». Il y a, dans le discours
de Jean-Claude Juncker, une part de
provocation délibérée. Mais il y a,
aussi, une part d’inconscient qui
« parle ». Encore qu’user du terme
« inconscient », dans son sens
psychanalytique, est sans doute bien
exagéré pour ce personnage…
Ivre,
Jean-Claude Juncker (etc., etc…)
Sans doute conscient de l’énormité de
son propos, il a ajouté : « Nous devons
combattre le nationalisme, nous avons le
devoir de ne pas suivre les populistes,
et aussi de leur barrer la route »[2].
Il devait penser mettre ici ses pas dans
ceux de feu François Mitterrand qui, lui
aussi, avait appelé à combattre le
nationalisme. Mais, quoi que l’on puisse
penser des politiques conduites par
l’ancien Président français, tout le
monde lui aurait concédé d’avoir un
cerveau. Dans le cas de Jean-Claude
Juncker, c’est à une réaction de la
moelle épinière (vulgo, un réflexe) que
l’on assiste.
François Mitterrand faisait en fait
référence aux grands nationalismes dés
début du XXème siècle, et en particulier
du nationalisme allemand qui, dans sa
forme de « pan-germanisme » eut une
responsabilité indéniable dans le
déclenchement du conflit de 1914-1918.
On pourrait aussi remarquer que cette
vision est historiquement datée. La
guerre de 1939-1945, du moins en Europe,
ne trouve pas son origine dans le
« nationalisme » mais bien dans une
idéologie, le « national-socialisme »
qui s’avère être le véritable contraire
du nationalisme des débuts du XXème
siècle[3].
Cette idéologie, fondée sur une vision
raciale des sociétés[4],
s’affranchissait des frontières et
voulait promouvoir la domination d’une
pseudo-race « aryenne » au détriment des
« races inférieures ». Rien n’est plus
faux que de confondre le nazisme avec
une version radicalisée de l’idéologie
de Guillaume-II. Mais le système
nazi n’est pas seulement monstrueux par
sa finalité, il l’est dans son
fonctionnement quotidien, qui est
profondément pathologique[5].
On est en présence d’une régression vers
une forme étatique et administrative
« pré-moderne » (au sens de Max Weber)
appliquée sur une société et une
économie « moderne »[6].
Il y a donc une certaine roublardise
dans la déclaration de François
Mitterrand qui confond et unifie les
deux conflits, alors que leur origine
est nettement différente. De cette
roublardise, il était coutumier, lui qui
repose à Jarnac, patrie de coups
tordus…Mais, cela n’a rien à voir avec
les éructations de Jean-Claude Juncker
qui nous ramènent au niveau du discours
de la Commission européenne,
c’est-à-dire le niveau zéro du
raisonnement.
Frontières
et démocratie
Les frontières sont indissociables de
la démocratie. Elles le sont pour une
raison fort simple mais qu’il faut en
permanence garder à l’esprit. La
démocratie, c’est la capacité d’un corps
politique de vérifier et de demander des
comptes à ses représentants. Cela
implique que ce corps politique soit
défini, et que cette définition ne soit
pas contestable. La distinction « faire
partie/ne pas faire partie » est
fondamentale pour l’existence des corps
politiques, et donc pour celle de la
démocratie. Les frontières ne sont pas
toutes nécessairement territoriales. Il
existe une frontière constituée par
l’appartenance à une organisation, ou un
parti, politique. C’est pourquoi, dans
les organisations (et les partis) qui
ont un fonctionnement réellement
démocratique, seuls les adhérents sont
en mesure de voter pour élire les
responsables. L’extension du vote à une
masse indifférenciée, ce que l’on
constate dans le mécanisme des
« primaires » que ce soit au P « S » ou
chez les « Républicains » n’est que
l’application d’un projet politique
visant à user d’un mécanisme de
légitimation (le vote) pour couvrir une
manipulation en réalité
anti-démocratique.
Dans le cas des frontières
territoriales, elles permettent non
seulement de définir un corps politique
sur les bases les plus larges possibles,
sans aucune référence à une religion ou
une appartenance ethnique, mais de plus
elles correspondent à la construction
d’une culture politique
spécifique, produit de l’histoire et des
conflits passés. L’existence de cette
culture politique commune, qui
fait que les Français ne sont pas les
Italiens (même si nous sommes meurtris
avec eux dans le drame qui les frappe),
que les Italiens ne sont pas les
Allemands, qui eux-mêmes ne sont pas les
Britanniques, est un facteur qui permet
que d’autres conflits, les conflits
économiques et sociaux, qui sont
présents dans chacun de ces pays,
peuvent trouver des formes de compromis
spécifiques. Mais, chaque compromis,
parce qu’il est spécifique, va renforcer
la spécificité de la culture
politique de chaque pays.
Ainsi, le processus de conflits et de
compromis, temporaires, que l’on connaît
dans chaque pays, processus qui est à la
base et de la construction des
institutions sociales et politiques des
pays et de leur souveraineté, aboutit en
réalité à diversifier ces cultures
politiques.
L’imaginaire
de la commission européenne
Ce que révèle en réalité la
déclaration de Jean-Claude Juncker,
c’est l’imaginaire de la commission
européenne, qui voudrait tant dissoudre
les peuples de l’Union européenne car
ces derniers se révèlent bien trop
rétifs. Cette dissolution imaginaire des
peuples va de concert avec une
dissolution de la démocratie, ou plus
précisément la réduction de cette
dernière a un « état de droit »,
c’est-à-dire à la seule légalité. Mais,
on le sait, telle est la base de tous
les pouvoirs tyranniques qui prétendent
s’appuyer sur la seule légalité au
détriment de la légitimité. Sade
écrivait dans Juliette : « Ce
n’est jamais dans l’anarchie que les
tyrans naissent; vous ne les voyez
s’élever qu’à l’ombre des lois ou
s’autoriser d’elles« [7].
Or, il ne saurait y avoir de légalité
sans légitimité, et il ne peut y avoir
de légitimité sans souveraineté. Tel est
le lien qui unit le principe de
souveraineté à la démocratie[8].
Jean-Claude Juncker, reconnaissons
lui au moins cela, est bien fidèle avec
cette déclaration à ce discours dont il
a été l’un des meilleurs représentants.
Ce discours est, il faut le reconnaître,
profondément anti-démocratique et
liberticide. Mais il est cohérent, et
ceux qui cherchent à minimiser cette
cohérence se trompent. On ne pourra
sauvegarder la démocratie et la
développer qu’en combattant, pied à
pied, ce discours et les institutions
qui le portent. Car c’est là que passe
la frontières « amis/ennemis » et non
entre les peuples de l’Union européenne.
[1] Jean-Jacques Mevel in Le
Figaro, le 29 janvier 2015,
Jean-Claude Juncker : « la Grèce doit
respecter l’Europe ».
http://www.lefigaro.fr/international/2015/01/28/01003-20150128ARTFIG00490-jean-claude-juncker-la-grece-doit-respecter-l-europe.php
Ses déclarations sont largement reprises
dans l’hebdomadaire Politis, consultable
en ligne :
http://www.politis.fr/Juncker-dit-non-a-la-Grece-et,29890.html
[2]
http://www.atlantico.fr/decryptage/frontieres-pire-invention-histoire-pourquoi-declaration-jean-claude-juncker-pourrait-produire-climat-politique-explosif-en-2799634.html
[3] Sheridan Allen W., “The Collapse
of Nationalism in Nazi Germany”, in
J. Breuilly (ed), The State of
Germany, Londres, 1992. Kershaw I.,
Hitler, a Profile in Power,
Londres, 1991 ; “Nazi Dictatorship :
problems and Perspectives of
Interpretation”, Londres Oxford UP, 1993
; “Working towards the Führer”, in
I. Kershaw et M. Lewin (eds.) “Stalinism
and Nazism – Dictatorships in Comparison”,
Cambridge Univ. Press, 1997
[4] Burleigh M. et W. Wippermann,
“The Racial State – Germany 1933-1945”,
Cambridge University Press, 1991
[5] Caroll, B.A., “Design for Total
War”. Arms and Economics in the
Third Reich, Mouton, The Hague,
1968
[6] Koehl R., “Feudal Aspects of
National-Socialism”, American
Political science Review, vol. 54,
1960, n°3, pp. 921-33
[7] Sade, D.A.F, Histoire de
juliette ou les prosperités du vice,
Paris, 10-18, 1998 (1801).
[8] Sapir J., Souveraineté,
Démocratie, Laïcité, Paris, Ed.
Michalon, 2016.
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