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Joffrin, l’histoire et les tyrans
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Dimanche 24 janvier 2016
Monsieur Joffrin s’exerce aux leçons
de politiques. Dans un éditorial, « La
gauche larguée face à la «Réac Academy»,
publié le 20 janvier, il s’essaye aux
leçons de politiques et de morale[1].
L’effort est méritoire, mais le résultat
calamiteux. Mais, quand on veut donner
des leçons, il vaut mieux maitriser son
sujet. Et de cela, Monsieur Joffrin en
est loin. Cela ne semble pas
l’émouvoir ; et pour cause. Il ne s’agit
pas ici d’analyse ou d’effort réel pour
comprendre la situation. Monsieur
Joffrin parle le bobo pour les
bobos.
La guerre
est finie
Notre éditorialiste ignore
manifestement que la guerre est finie.
Peut-être qu’au lieu d’écrire il eut
mieux fait de voir le beau film d’Alain
Resnais qui porte ce titre.
Cette guerre, c’est bien entendu
celle de 1914-1918, celle que George
Brassens disait dans une célèbre et
ironique chanson préférer[2],
mais aussi celle de 1939-1945. Les deux
sont liées bien entendu. Les
conséquences de la guerre totale, menée
entre 1914-1918, expliquent à bien des
égards le contexte des années 1920 et
1930. Le Nazisme n’est ainsi pas
compréhensible sans une analyse de la
violence de masse et de ses conséquences
tant politiques que psychologiques sur
les sociétés européennes. C’est pourquoi
toutes les comparaisons entre la
situation actuelle et celle des années
1930 sonnent faux. Ceux qui s’y livrent
réfléchissent comme des miroirs et
résonnent comme des tambours, les
tambours d’une posture qui se veut
héroïque et qui n’est que ridicule.
Il en est ainsi de cette tarte à la
crème insipide sur la soi-disant
« alliance rouges-bruns ». Le terme est
directement issu des débats de la fin
des années 1920 en Allemagne. Il fut
notamment utilisé pour décrire la
« tendance » au sein du NSDAP (le parti
Nazi) des frères Strasser et les
(distantes) sympathies de certains des
dignitaires (Himmler et Goebbels) pour
l’Union soviétique. Or de ce contexte,
ce terme est vide de sens. C’est en
particulier le cas aujourd’hui. Ni le
Front National (et c’est bien heureux)
ni l’extrême-gauche ne communient dans
une même haine pour les institutions
(que tous acceptent à des degrés divers)
et dans une même fascination pour la
violence.
En fait, non seulement la guerre
unique en réalité de 1914 à 1945, et
dont la période de 1918 à 1930 ne
constitua en réalité qu’une trêve, est
bien finie, mais les guerres de la
décolonisation, celle d’Indochine et
celle d’Algérie en ce qui concerne la
France sont aussi révolues. Ce n’est pas
simplement le fait du temps qui passe
inexorablement. Le contexte politique a
changé, conduisant à de nouveaux
affrontements et de nouvelles menaces.
Ce qui est grotesque et pathétique dans
la position des bobos dont
Joffrin est indiscutablement un
idéologue, même s’il est loin d’être le
seul, c’est de vouloir imiter les
postures de résistants célèbres dans des
références, explicites ou implicites,
aux combats de ces années là. Mais il
est vrai que l’imitation évite de penser
le monde actuel. Nos pseudo-résistants
ne sont en vérité que des flemmards de
la pensée.
De nouveaux
combats s’annoncent
Si l’on veut donner des leçons de
politique, il faut les fonder sur une
analyse de la situation. Une première
caractéristique de celle-ci est que la
place des nations européennes a
fondamentalement changé depuis
maintenant près de trente ans. Dans les
années 1930 les pays d’Europe
occidentale se disputaient la
prééminence du monde avec les
Etats-Unis. La crise de 1929 correspond
au processus de réalisation de
l’hégémonie étatsunienne, et à la
contradiction qu’il existait à l’époque
entre la représentation du monde par ces
élites (qui restaient en partie gagnée à
l’isolationnisme) et la réalité de la
puissance tant économique et financière
que militaire. Depuis 1945, nous sommes
entrés de plain pied dans un monde
largement dominé par les Etats-Unis.
Aujourd’hui, en fait depuis le début du
XXIème siècle, cette hégémonie tend à
s’éroder[3].
Une des conséquences de cet état de fait
est la montée de nouvelles puissances,
la Chine, l’Inde, et l’ouverture d’un
espace politique permettant à diverses
nations de recouvrer leur souveraineté.
Mais, en Europe, le combat pour la
souveraineté des peuples se double d’un
combat pour la démocratie, ce que
laissait prévoir les suites du
référendum de 2005 sur le projet de
Constitution européenne[4]
et ce qu’a confirmé l’affrontement antre
la Grèce et les institutions
européennes.
En juin 2014, candidat du groupe de
la Gauche Unitaire Européenne à la
présidence du Parlement Européen, Pablo
Iglesias, le responsable de PODEMOS,
justifiait ces choix politiques et
stratégiques en ces termes : « la
démocratie, en Europe, a été victime
d’une dérive autoritaire (…) nos pays
sont devenus des quasi-protectorats, de
nouvelles colonies où des pouvoirs que
personne n’a élus sont en train de
détruire les droits sociaux et de
menacer la cohésion sociale et politique
de nos sociétés ». Car nous en
sommes là. La dérive autoritaire que
l’on peut constater tant en France que
dans les autres pays européens, est
justifiée et mise en œuvre dans des
cadres de relations quasi-coloniales
dont l’Union européenne sert de vecteur.
Monsieur Jean-Claude Juncker l’a
clairement dit : « Il ne peut y
avoir de choix démocratique contre les
traités européens »[5].
Les dirigeants européens reprennent
consciemment le discours de l’Union
soviétique par rapport aux pays de l’Est
en 1968 lors de l’intervention du Pacte
de Varsovie à Prague : la fameuse
théorie de la souveraineté limitée. Ils
affectent de considérer les pays membres
de l’Union européenne comme des
colonies, ou plus précisément des
« dominion », dont la souveraineté
serait soumise à la métropole[6].
Sauf qu’en l’occurrence, il n’y a pas de
métropole. L’Union européenne constitue
donc un système colonial sans métropole
et en fait n’est qu’un colonialisme par
procuration. Derrière la figure d’une
Europe soi-disant unie, mais qui est
aujourd’hui divisée dans les faits par
les institutions européennes, on
discerne la figure des Etats-Unis.
Les combats d’aujourd’hui
s’enracinent dans cette réalité. Mais,
ignorant cette dernière, vous ne pouvez,
vous et vos semblables, que chercher à
les défigurer. Vous ne pouvez donc pas
comprendre le combat pour l’éducation de
Natacha Polony, un combat pour que TOUTE
la population ait accès à la culture et
non pas seulement les enfants des
privilégiés. Vous ne pouvez comprendre
le combat de ces syndicalistes, qu’ils
soient ouvriers ou paysans, qu’ils
défendent les fonctionnaires ou les
employés, et qui ont compris, ou qui
sont en train de comprendre, que leur
combat ne pourra aboutir qu’une fois que
nous aurons recouvré notre souveraineté.
Ces combats prennent des formes et des
médiations qui sont naturellement
différentes de celles héritées de la fin
du XIXème siècle et du début du XXème
siècle. Mais, ces combats sont ceux,
toujours recommencés, ou la lutte pour
la défense des conditions d’existence se
mélange indissolublement avec la lutte
pour la construction de la souveraineté.
Paix entre
nous et mort aux tyrans
Mais, dans le même temps, cette
tentative à deux niveaux de faire passer
les pays européens sous la coupe d’un
pouvoir colonial qui ne dit pas son nom,
et de faire passer après cette Europe
asservie sous la coupe de la puissance
américaine par le biais du Traité de
Libre Echange Transatlantique, a
engendré une des crises les plus
profondes et les plus polymorphes que
nous ayons connues. La crise, Monsieur
Joffrin, qui dure depuis son
déclenchement de 2007, et qui a muté de
crise du financement de l’immobilier en
une crise générale affectant l’ensemble
des pays, est la première crise de cette
« mondialisation »[7]
que vous vous acharnez à croire
heureuse.
Cette « mondialisation », vous
concédez qu’elle puisse engendrer bien
des malheurs, baste, il faut bien
montrer aux « sans dents » que vous
n’êtes pas sans cœur, mais c’est pour
ajouter immédiatement après qu’elle : « porte
en avant la technologie ». Tout à
votre fureur obscurantiste qui vous fait
pourchasser « l’intello réac » à chaque
tournant de votre plume, ce que vous ne
manquez pas de faire au prix de
raccourcis douteux, d’approximations
hasardeuses, et de dénonciations
calomniatrices, vous ne vous rendez même
pas compte que d’une part vous
identifiez technique et technologie,
suivant ainsi un « américanisme »
révélateur, et que d’autre part vous
reprenez la vielle antienne, elle tout à
plein réactionnaire et scientiste, d’un
monde qui ne serait conduit que par le
progrès technique.
Alors, ne nous étonnons pas de ne pas
trouver mot sous votre plume de ce
gouvernement qui se prétend socialiste
alors qu’il met en œuvre une politique,
qui elle, est bien de droite ; de même
n’y trouvera-t-on pas de référence à
l’Union européenne, ce corps
d’institutions qui s’est proclamé
« Europe » dans un parfait hold-up sur
les symboles, et que nos ouvriers et nos
paysans sont parfaitement capables
d’identifier – eux – comme la cause de
bien de leurs maux.
Votre imaginaire en est resté à la
seule notion du changement technique.
Mais, en réalité, il ne voit que cela.
En fait, c’est l’une des figures de la
disparition du politique que vous nous
entonnez là. Cette figure va d’ailleurs
de paire avec l’évocation accablée des
malheurs du temps auquel la technique,
et son conjoint le progrès,
n’ont pu encore remédier. Mais, cette
disparition du politique dont vous vous
faites l’écho, que ce soit consciemment
ou « à l’insu de votre plein gré », elle
porte en elle la fin de la démocratie et
elle vous inscrit parmi ceux qui pensent
qu’ils « savent mieux » que le commun
des mortels, et que cela leur donne un
droit, un droit technique bien sûr mais
tout aussi antidémocratique que l’ancien
« droit divin », de régenter leurs vies.
La fin du politique a toujours été une
aspiration des « puissants », une
volonté de masquer la froide réalité de
la domination. Elle vous classe
définitivement parmi les défenseurs et
les thuriféraires de la Tyrannie.
Vous avez donc fait votre choix, et
c’est celui du « 1% » de la population,
ce 1% qui accumule aujourd’hui les
ressources et le pouvoir, contre les 99%
restants. Ce 1% qui peut d’ailleurs se
payer toutes les plumes mercenaires dont
il a besoin. Mais faites attention. Ce
1% vous méprise tout comme il vous
utilise. Il se pourrait bien qu’un jour
il se décide à tirer l’échelle, vous
laissant alors seul et éberlué, n’ayant
d’autre recours que de crier comme le
valet de Don Juan, « mes gages, mes
gages ».
A cela il n’est qu’un réponse
possible, celle qui reprend ce vieux
slogan du mouvement ouvrier et
républicain et qui dit : « Paix entre
nous et mort aux tyrans ».
[1] Joffrin L., « La gauche larguée
face à la «Réac Academy», éditorial
posté sur l’édition électronique de
Libération le 20 janvier,
http://www.liberation.fr/france/2016/01/20/la-gauche-larguee-face-a-la-reac-academy_1427830
[2]
http://www.chartsinfrance.net/Georges-Brassens/id-100217101.html
[3] Sapir J., Le Nouveau XXIè
Siècle, le Seuil, Paris, 2008
[4] Sapir J., La fin de
l’euro-libéralisme, Le Seuil,
Paris, 2006
[5] AFP cité par le Point,
« Grèce, la ‘provocation’ de Jean-Claude
Juncker », publié le 13/12/2014,
http://www.lepoint.fr/monde/juncker-veut-des-visages-familiers-a-athenes-13-12-2014-1889466_24.php
[6] Sapir J., Souveraineté,
Démocratie, Laïcité, Paris,
Michalon, 2016
[7] Sapir J., La
Démondialisation, Le Seuil, Paris,
2011.
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