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Trump, la Russie et les pirates
Jacques Sapir

© Jacques
Sapir
Lundi 19 décembre 2016
Le « Président élu » et non encore
intronisé des Etats-Unis, M. Donald
Trump, a été attaqué très violemment sur
ses liens réels ou supposés avec la
Russie. Les déclaration de Barak Obama
(Président en titre jusqu’au 20 janvier
2017) concernant la possible
responsabilité du gouvernement de la
Russie dans le « piratage » du serveur
informatique de la direction du Parti
Démocrate (DNC) sont venues s’inscrire
dans ce contexte. La Harvard
Gazette a interviewé l’ancien
général Kevin Ryan sur ce sujet[1].
Le général Kevin Ryan a été général de
brigade de l’armée des Etats-Unis.
Actuellement à la retraite il est le
directeur des projets de défense et de
renseignement au Centre Belfer à la
Harvard Kennedy School, où il analyse
les relations de sécurité entre les
États-Unis et la Russie, les
renseignements militaires et les
capacités de défense antimissile. Le
général Kevin Ryan a été dans sa
carrière attaché de défense à
l’ambassade des Etats-Unis en Russie et
directeur régional principal pour les
États slaves au bureau du secrétaire à
la Défense.
Il
apporte un certain nombre de précisions
sur les accusations proférées par la
presse américaine et reprise par une
partie de la presse française, toujours
en pointe dès qu’il s’agit de dénoncer
la Russie et Vladimir Poutine. Il
convient de regarder précisément ce que
l’on sait et ce que l’on ne sait pas sur
cette question.
Des
pratiques habituelles ?
L’interview s’ouvre par une question où
l’on demande au général Ryan si la
pénétration du serveur du DNC peut être
assimilée à un acte de guerre. Sa
réponse, en se souvenant de quelles
furent ses précédentes responsabilités,
est très intéressante : « Non, parce
que cela ne vient même pas menacer de
près ou de loin l’existence des
États-Unis. » La précision est
importante. Le serveur piraté n’était
pas un serveur de l’administration.
Mais, le général Ryan ajoute
immédiatement après : « L’idée que
les gouvernements étrangers voudraient
soutenir des candidats amis pendant une
élection est ancienne. C’est aussi vieux
que l’histoire. Et les États-Unis
eux-mêmes ouvertement, et avec certaines
ressources, soutient les candidats dans
certains pays qui, selon eux, seraient
bénéfiques aux intérêts et aux objectifs
des États-Unis dans le monde. Donc,
qu’un pays comme la Russie tente de
s’immiscer dans notre processus
électoral n’est pas inconnu. Je n’essaie
pas de faire valoir que c’est correct,
ou que c’est équivalent à ce que nous
avons fait, par exemple, pour aider les
candidats et les partis en Ukraine et en
Géorgie avec les «révolutions de
couleur» ».
Par sa
réponse, il reconnaît que les ingérences
sont des pratiques courantes. Il
reconnaît, aussi, que c’est une pratique
régulièrement utilisée par le
gouvernement des Etats-Unis. Même s’il
prend bien soin, et cela se comprend vu
ses anciennes responsabilités, et ses
responsabilités actuelles, de dire que «Je
n’essaie pas de faire valoir que c’est
correct, ou que c’est équivalent à ce
que nous avons fait …», le fait
qu’il lie cela aux interventions des
Etats-Unis dans des pays comme l’Ukraine
ou la Géorgie est hautement
significatif. Il aurait pu aussi
rappeler les interventions des pays
occidentaux (des Etats-Unis et de
l’Allemagne en particulier) lors des
élections présidentielles russes de
1996, au profit de Boris Eltsine. Ces
choses sont connues et documentées[2].
Il conclut en ajoutant, au sujet de
cette action supposée du gouvernement
russe : « …je ne la considère pas
comme un acte de guerre. » Il le
réaffirmera plus loin dans l’interview
en indiquant que, pour préoccupante que
soit cette action car elle révèle une
vulnérabilité certaine des Etats-Unis au
piratage informatique, elle ne mérite
certainement pas une escalade militaire.
Quelle
influence réelle ?
Interrogé sur la réalité factuelle de
l’action imputée au gouvernement russe,
il ajoute alors, et là aussi il convient
de savoir qu’il s’agit de mots
sérieusement pesés : « Il est
important de noter que c’est plus qu’une
simple possibilité, mais c’est moins
qu’une certitude – je pense que c’est
cela qu’ils veulent dire. Cela signifie,
par exemple, que le directeur de
l’intelligence nationale [James R.
Clapper] croit que le gouvernement russe
a dirigé le processus de compromission
des courriels afin d’influencer ou
d’interférer avec le processus
électoral. (…) Je suppose que nous
n’obtiendrons pas les preuves directes… ».
Le point est important. Il y a soupçon,
mais pas certitude. Il faudrait, pour
que l’on ait une quelconque certitude
que l’administration Obama donne des
preuves, et le général Kevin Ryan
visiblement ne pense pas que l’on en
aura.
De
cela, l’administration du Président
Obama en a en réalité tenu compte, comme
il dit par la suite : « Je pense (…)
qu’ils ont choisi de ne pas avancer
publiquement quelque chose (lors de
la campagne électorale). Ce qu’ils
ont fait, c’est qu’ils ont évalué le
rapport et qu’ils ont supposé
l’ingérence de pirates russes ou de qui
que ce soit, mais qu’ils ont estimé que
cela ne modifiait pas le résultat de
l’élection ».
Ce
point est aussi important. Le général
Ryan n’est pas SÛR de l’implication du
gouvernement russe (d’où la formule « ou
de qui que ce soit ») mais il semble
sûr que pour l’administration Obama le
piratage du serveur du DNC n’a pas eu de
conséquences sur l’élection de Donald
Trump. En fait, ce piratage n’a fait que
révéler les pratiques plus que
contestables de la direction nationale
du Parti Démocrate, qui avait pris fait
et cause pour Mme Hillary Clinton contre
son adversaire au sein du Parti
Démocrate, M. Bernie Sanders. Or, ces
pratiques constituaient une violation
flagrante de l’éthique comme des règles
internes au Parti Démocrate. On ne peut
contester ici que, qui que ce soit qui
ait « piraté » le compte du Parti
Démocrate et même s’il s’agissait de
Vladimir Poutine lui même, il ait fait
œuvre de salubrité publique en éclairant
l’électeur américain sur les pratiques
du DNC.
Trump
et la Russie
Reste
un dernier point : les relations
potentielles entre Donald Trump et la
Russie. Il faut ici donner la question
de la « Gazette » et la réponse de Kevin
Ryan :
« Gazette :
Des anciens officiers de
renseignement disent qu’il y a une très
forte probabilité que la Russie ait
ciblé, et éventuellement « cultivé »,
Trump depuis au moins 2012, quand il a
acheté le concours de Miss Univers, et
même potentiellement des années plus
tôt. Compte tenu de ce que vous savez
sur l’espionnage russe, est-ce une
possibilité réelle?
RYAN: Tout d’abord, Trump n’est
pas manipulé par le FSB russe ou le SVR
[services de sécurité]; Il n’est pas le
« candidat manchou »[3].
Il prend clairement ses propres
décisions et ne répond à aucune
orientation ou directive du président
[Vladimir] Poutine, sans parler de la
plupart des gens aux États-Unis.
Maintenant, les agences de renseignement
et de sécurité russes tiennent-elles des
dossiers sur chaque Américain important
venu en Russie? Oui. Autrefois, on
aurait pu aller au FBI et regarder votre
dossier du FBI. Si vous étiez quelqu’un
d’important et que vous aviez fait des
commentaires ou fait de grandes choses,
il y aurait un dossier sur vous. Je
suppose qu’il y a un dossier sur Donald
Trump quelque part à Moscou aussi, et il
a été rempli avec ce qu’ils pensaient
être important, et même les petites
choses qu’ils ne pensaient pas étaient
importantes à l’époque, mais pourraient
être importantes un jour. C’est juste la
façon dont ils fonctionnent. (…) Et puis
un jour, quand soudain quelque chose se
passe que vous ne vous attendiez pas,
comme d’être élu président des
États-Unis, ils retournent au dossier et
disent: «OK, qu’y a-t-il ici? Que
pouvons-nous utiliser? « Mais il est
trop tard pour l’utiliser quand il est
président des États-Unis. »

C’est
très clair. La Russie n’a en réalité
aucun moyen de pression sur Donald Trump.
On mesure à quel point bien des choses
écrites et dites à son sujet relèvent
d’une pensée paranoïaque quant à la
Russie. Cette paranoïa est à l’évidence
un reliquat de la Guerre Froide, qui
visiblement n’est pas terminée pour
certaines têtes. Peut-être est-ce cela
le véritable problème
aujourd’hui, dans les relations entre
les Etats-Unis et la Russie. Tout ce que
fait la Russie est analysé comme
dangereux, agressif à l’égard des
Etats-Unis, et rien de ce que font ces
derniers n’ait analysé comme susceptible
d’être perçu comme agressif par la
Russie.
Les
Etats-Unis, visiblement, ne sont pas
sortis de la Guerre Froide. Une bonne
partie de la presse française non plus.
Raison de plus pour écouter ceux qui,
aux Etats-Unis cherchent à raison
garder.

[1]
http://news.harvard.edu/gazette/story/2016/12/inside-the-hacked-u-s-election/?utm_source=twitter&utm_medium=social&utm_campaign=hu-twitter-general
[2] Sapir J., Les
économistes contre la démocratie,
Paris, Albin-Michel, 2002, chapitre 1.
[3] Allusion à un
célèbre film de John Frankenheimer de
1962, bien connu des cinéphiles, « The
Manchurian Candidate » (Un crime dans la
tête) avec Franck Sinatra dans le
premier rôle.
http://www.imdb.com/title/tt0056218/combined
Voir aussi un extrait
ici
Le sommaire de Jacques Sapir
Le
dossier Russie
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