RussEurope
Désigner l’ennemi
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Dimanche 19 juin 2016
Les tragiques attentats d‘Orlando et
de Magnanville relancent le débat sur
« l’islamisme ». Au-delà de la haine
contre des homosexuels ou des policiers,
s’exprime une certaine idéologie. Il
faut l’identifier clairement si l’on
veut pouvoir la combattre. Mais
identifier veut dire aussi préciser.
Rien n’est pire qu’une mauvaise
définition qui soit désigne un faux
ennemi soit permette à cet ennemi de
s’étendre. Car, la définition de
l’ennemi n’a pas seulement comme
fonction de le désigner mais aussi de
l’isoler et le cas échéant, de « porter
la discorde » en son sein. Ce qui pose
la question du terme « islamiste », qui
est d’un usage courant mais qui s’avère
en réalité profondément inadapté.
Les bases
occidentales du terrorisme
Les dérives que l’on constate dans
une (petite) fraction de la jeunesse
sont attribuables, bien sûr, à une
certaine idéologie qui prône une lecture
littérale du Coran (ce que l’on appelle
le salafisme). L’absence d’exégèse et
d’interprétation qui caractérise cette
lecture se traduit par une montée en
puissance de discours très violent tout
en rendant en apparence possible une
« fidélité » imaginaire au texte par
l’intermédiaire de rites. Elle
s’accompagne de la confusion des temps
(le temps de l’écrit et le temps du
réel). Mais elles sont tout aussi
largement construites sur la confusion
des deux sphères, la sphère publique et
la sphère privée. Et cette confusion se
voit particulièrement bien quand il
s’agit de crimes commis par des jeunes
Occidentaux qui basculent dans cette
idéologie. Les enfants d’immigrés de
deuxième ou troisième génération, dont
les parents sont venus d’Algérie ou du
Maroc, ont en réalité un type de
comportement occidental. Ils sont très
profondément contaminé, et ce à leur
insu et même s’ils le dénoncent, par
l’idéologie de l’individualisme absolu
ou individualisme marchand. Cette
idéologie se refuse à toute médiation.
Elle s’accompagne d’un discours sur la
« fin des temps », discours dont la
structure tend à se répandre dans nos
sociétés à travers toute une série de
prophéties apocalyptiques (climatiques,
financières…). Ce discours aboutit à
nier la pertinence du politique et de
son pivot, la souveraineté.
Ils donnent volontiers en pâture au
reste de la société, par exemple à
travers Facebook une parade de
leur ego intime, présentant comme
exemplaire leur comportement personnel.
La technique du selfie a aussi
permis le déploiement de ce type de
comportement. Ce qui est frappant c’est
que, dans le discours politique ambiant,
depuis une bonne dizaine d‘années, on
théorise cette parade des narcissismes,
en particulier au sein de la fondation
Terra Nova, quand on prétend
mettre en avant les valeurs
comme fondatrices de la politique. Cette
confusion entre principes et
valeurs a eu des effets
désastreux en désarmant la société
démocratique face à ses ennemis et en
instituant un relativisme généralisé. Le
comportement des djihadistes occidentaux
s’enracine dans le refus de toute
médiation entre les valeurs et les
principes. En cela ils s’avèrent les
symptômes d’une crise occidentale tout
autant que d’une crise du Moyen-Orient.
Précis de
corruption
Mais, il faut revenir à
l’idéologie-prétexte du terrorisme
djihadiste car elle structure ces
comportements ; elle en fournit la
grammaire. Il faut alors constater n’y a
pas d’unité du monde musulman. Outre la
division entre sunnites et chiites, il
existe aussi une différence, qui peut
être sanglante, entre l’islam
d’inspiration salafiste et l’islam des
confréries — en Russie on a eu à des
conflits armés entre ces deux islams,
pourtant issus l’un et l’autre de la
matrice sunnite, en particulier au
Daghestan. De plus, le monde musulman
connaît des évolutions historiques. Le
terme islamisme est donc en réalité
faux : ce qui pose problème, ce n’est
pas l’Islam en général mais la montée
actuelles des idées salafistes et
wahhabites, qui constituent un courant
très particulier de l’islam, une lecture
littérale, et qui sont financés par
certains pays, dont l’Arabie Saoudite ou
le Qatar. Et il convient de poser la
question de notre politique étrangère
vis-à-vis de ces pays.
Ce courant s’est construit sur les
décombres du nationalisme arabe, qui est
issu d’un dialogue entre des
intellectuels musulmans et des
intellectuels chrétiens faisant le pari
de la nation pour dépasser la communauté
des croyants et rendre possible la
cohabitation. Malheureusement, les
puissances occidentales n’ont eu de
cesse de détruire ce nationalisme arabe,
et c’est sur ses ruines qu’a pu
prospérer le salafisme. Si la lecture
djihadiste de l’islam ne dépendait pas
du contexte historique, pourquoi cette
lecture était-elle minoritaire en 1950
et devient-elle plus importante
aujourd’hui ? Parce qu’en 1950, le
nationalisme arabe proposait aux masses
une voie d’accès crédible à la
modernité. Il faudrait que l’on commence
aussi à réévaluer la composante
positive de ce nationalisme.
De la
confusion des sens
Mais, les bonnes âmes de la
« gauche » bien pensante se refusent à
faire ce travail. A sa place ils
tiennent le discours « ne faisons pas
d’amalgame, ne tombons pas dans
« l’islamophobie » ». De quoi s’agit-il?
S’il s’agit de dire que tous les
musulmans ne sont pas des terroristes,
c’est une évidence. Il est bon et sain
de le répéter, mais cela ne fait guère
avancer le débat. S’il s’agit de dire,
mais c’est hélas bien plus rare, que des
populations de religion musulmane sont
en réalité les premières victimes du
djihadisme, c’est aussi une autre
évidence. Et il convient de l’affirmer
haut et fort. S’il s’agit, enfin, de
dire que la montée du djihadisme est le
fruit de la destruction du nationalisme
arabe, et que ce nationalisme arabe fut
combattu, de Nasser à Saddam, par les
Etats-Unis et les puissances
occidentales, voilà qui constitue une
vérité qui est largement oubliée[1].
Ces trois affirmations constituent trois
éléments essentiels d’un discours non
pas tant contre l’islamophobie mais
affirmant des vérités qui sont
aujourd’hui essentielles à dire dans les
pays occidentaux.
Mais, le discours peut aussi avoir un
autre sens, bien plus contestable. A
vouloir combattre une soi-disant
« islamophobie » on peut aussi préparer
le terrain à une mise hors débat de
l’Islam et des autres religions. Et là,
c’est une erreur grave, dont les
conséquences pourraient être terribles.
Elle signe la capitulation
intellectuelle par rapport à nos
principes fondateurs, principes qui vont
au-delà du rapport à une religion
particulière. Ce discours entérine la
confusion entre valeurs et principes. Il
capitule intellectuellement devant
l’ennemi.
Non que l’Islam soit pire ou meilleur
qu’une autre religion. Mais il faut ici
affirmer que toute religion relève du
monde des idées et des représentations.
C’est, au sens premier du terme, une
idéologie. A ce titre, toute religion
est critiquable et doit pouvoir être
soumise à la critique et à
l’interprétation. Cette interprétation,
de plus, n’a pas à être limitée aux
seuls croyants. Le droit de dire du mal
(ou du bien) du Coran comme de la Bible,
de la Thora comme des Evangiles, est un
droit inaliénable sans lequel il ne
saurait y avoir de libre débat. Un
croyant doit accepter de voir sa foi
soumise à la critique s’il veut vivre au
sein d’un peuple libre et s’il veut que
ce peuple libre l’accepte en son sein.
Ce qui est donc scandaleux, ce qui
est criminel, et ce qui doit être
justement réprimé par des lois, c’est de
réduire un être humain à sa religion.
C’est ce à quoi s’emploient cependant
les fanatiques de tout bord et c’est
cela qui nous sépare radicalement de
leur mode de pensée. Parce que, en
descendants de la Révolution française,
nous considérons que la République ne
doit distinguer que le mérite et non le
sexe, ou un appartenance communautaire,
il est triste de voir une partie de la
gauche, et en particulier de la gauche
radicale, suivre en réalité les
fondamentalistes religieux sur le chemin
de la réduction d’un homme à ses
croyances.
Instrumentalisation politique
Ceci pose à son tour la question du
« multiculturalisme ». Le projet
multi-culturaliste consiste à renvoyer
les individus à une communauté
culturelle ou religieuse, hypothétique
ou réelle. L’Etat, ensuite, négocie avec
les représentants que cette communauté
se donne, accepte qu’elle vive selon ses
propres règles et non les règles
générales, lui déléguant de fait des
attributions qui appartiennent au peuple
tout entier. On comprend bien les
objectifs clientélistes de ce genre de
pratiques. Ceci a d’ailleurs été
justement dénoncé par un député
socialiste, Malek Boutih[2].
Ce multiculturalisme de projet considère
donc que les individus n’ont pas
d’existence hors de leur communauté de
« référence » laquelle comporte toujours
une dimension qui est largement
mythifiée. Ce multiculturalisme est en
réalité un projet pervers, qui nie
l’unité politique et qui s’affirme dans
les faits comme ségrégationniste car il
implique que nous n’arriverons plus à
vivre ensemble si chacun veut que la loi
de sa communauté s’applique. Il est
assez stupéfiant de constater qu’une
certaine « gauche » aboutit ainsi à
redonner vie à l’apartheid, une logique
qui permet en réalité de comprendre sa
fascination pour la légalité pure, et sa
profonde haine pour la notion de
souveraineté. Tout cela se tient.
On voit que dans l’incapacité que
nous avons à identifier l’ennemi se
révèlent nos propres démons, démons
politiques (le clientélisme ou la
corruption par des puissances
étrangères) mais aussi démons plus
profonds, renvoyant à la capitulation
devant l’individualisme marchand (ou
absolu) et l’abandon de la notion de
souveraineté.
[1] Voir Sapir J., « Le tragique et
l’obscène », note publiée sur le carnet
RussEurope le 25 septembre
2014,
http://russeurope.hypotheses.org/2841
[2]
http://lelab.europe1.fr/Le-depute-PS-Malek-Boutih-redemande-la-mise-sous-tutelle-de-certains-quartiers-sensibles-par-l-Etat-20404
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