RussEurope-en-Exil
La catastrophe de Gènes, l’Union
européennes et
la crise de sous-investissement que
connaît l’Italie
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Samedi 18 août 2018
La catastrophe de Gènes, l’effondrement
du pont Morandi, a bouleversé l’Italie
et, au-delà, a choqué profondément la
population française. L’écroulement
d’une infrastructure de cette sorte pose
d’innombrables questions. Tout d’abord,
comment une telle catastrophe est-elle
possible ? Des dizaines de millions
d’automobilistes empruntent tous les ans
ces grands ouvrages d’art. Comment se
fait-il que l’entretien ait pu être
aussi défectueux ?
Ce n’est pas la première fois qu’un
accident de cette nature. Rappelons-nous
la catastrophe de Brétigny en France.
Au-delà, des catastrophes ferroviaires
en Belgique et en Grande-Bretagne ont
montré le délabrement des
infrastructures. En Italie, ce ne sont
pas moins de 11 ponts qui se sont
effondrés depuis ces cinq dernières
années. Sans préjudice d’une étude plus
exhaustive, il faut revenir sur cette
catastrophe qui a causé au moins 39
morts.
1 – De quoi le pont
Morandi est-il le symbole ?
Le pont Morandi,
mis en service en 1967, était à l’époque
un ouvrage d’art audacieux. Mais, sa
conception impliquait qu’il vieillirait
mal, et les études menées à l’époque ont
sous-estimé ce problème[1].
L’autoroute à laquelle il appartient
fait partie des autoroutes privatisées,
ou plus précisément cédées en
concessions, en 1999, à l’impulsion de
Romano Prodi, Président du Conseil de
mai 1996 à octobre 1998 et de Massimo D’Alema
qui lui succéda, deux hommes politiques
du centre-gauche. La concession de
l’autoroute Milan-Gènes a été accordée
en 2007 au groupe Benetton soit sous le
gouvernement de Silvio Berlusconi. Cette
privatisation s’est faite dans des
conditions discutables. Ainsi, le
contrat de concession ne fut jamais
rendu public et il est même couvert par
le secret d’Etat[2].
Symbole donc de
cette mise en concession des
infrastructures autoroutières, la
situation du pont Morandi est complexe.
La société concessionnaire (jusqu’en
2038) est Autostrade Per l’Italia
une société qui est la propriété à 88%
du consortium Atlantia[3].
Ce consortium détient près de 50% du
réseau autoroutier de l’Italie, et de
nombreuses autres infrastructures (dont
les aéroports de Nice et de Cannes en
France). Ce consortium a lui-même une
structure de propriété assez complexe.
Graphique 1
Structure de la
propriété
Près de 45,5% des
actions sont sur les marchés financiers.
Sur les 54,5% restant, le principal
actionnaire est Sintonia (Edizione)
qui appartient à la famille Benetton.
Cette dernière est donc bien la
responsable en dernier ressort.
Par ailleurs,
Atlantia a acquis des sociétés en
France, en Pologne, au Brésil et en
Inde, ainsi que, récemment, en Espagne.
Elle a ainsi acquise le groupe espagnol
Abertis qui a nommé comme l’un de
ses directeurs en novembre 2016 M.
Enrico Letta, qui fut le Président du
Conseil italien en 2013-2014[4].
La confusion des
genres est ainsi évidente entre le monde
des affaires (la famille Benetton), les
banques et l’élite politique italienne.
Mais, au-delà de cette collusion, on
voit apparaître la responsabilité de
l’UE qui a fait de multiples pressions,
directes (au nom de la sacro-sainte
concurrence) ou indirecte (en pressant
l’Italie de réduire son déficit) pour
que l’on arrive à cette situation où les
autoroutes sont, de fait, en gestion
privée, et cela dans des conditions
d’opacité peu communes.
2 – La place d’Autostrade
Per l’Italia
dans le « système »
Atlantia
Si l’on regarde de
plus près les comptes d’Autostrade
Per l’Italia on constate que cette
société a fait des profits très
importants. Des profits que l’on peut
même trouver excessifs. Que l’on en juge
:
Graphique 2
Bilan
d’Autostrade Per l’Italia
Années 2016 et
2017
Source :
https://www.autostrade.it/documents/10279/4408513/Relazione_finanziaria_annual_
ASPI_2017_completa.pdf et
https://scenarieconomici.it/quanto-super-guadagna-autostrade-per-litalia-rispetto-alla-gestione-anas-leggete-e-divertitevi/
On constate que ce
que l’on appelle l’EBIT (soit Earnings
Before Interest and Taxes) ou Revenus
avant le paiement des intérêts et des
impôts représente, en % de recettes pour
2016 pas moins de 49,3% et pour 2017
environ 48,5%. Autrement dit, cette
société dégageait une somme d’argent
extrêmement importante qui, une fois les
impôts et les intérêts payés, pouvait
être supérieur au milliard d’euros, soit
près de 25% du chiffre d’affaires
d’environ 4 milliards en 2017. Autrement
dit, Autostrade Per L’Italia
était ce que l’on appelle vulgairement
la « machine à cash » du consortium
Atlantia.
Comment pouvait
elle jouer ce rôle ? Quand on regarde le
bilan d’API on constate qu’elle
dépensait très peu pour l’entretien des
autoroutes : en 2017 seulement 85
millions d’euros[5].
Il semble bien, de plus, que les coûts
d’entretien soient beaucoup plus élevés
dans le secteur privé que dans le
secteur public.
On en arrive à une
première conclusion : API a
sous-entretenu le réseau dont elle avait
la responsabilité, afin de pouvoir payer
grassement ses « propriétaires », soit
la société Atlantia qui utilisait
cet argent pour se livrer à de nouvelles
acquisitions à l’international. Compte
tenu du fait qu’API appartenait à
88% à Atlantia, la responsabilité
de cette politique, qu’il faut bien
appeler de catastrophique au vue de la
tragédie du pont Morandi, repose en
réalité sur Atlantia. Et, cette
société appartenant de fait à la famille
Benetton, via l’actionnaire majoritaire
d’Atlantia qui est la société
Sintonia, c’est sur les
propriétaires de Sintonia que
doit retomber le blame.
3 – Une
situation générale en Italie
De fait, cette
situation ne fait que mettre en lumière
la tragique réduction des
investissements, qu’ils soient publics
ou privés, que l’Italie connaît depuis
2008, soit depuis la crise de 2008 mais
aussi depuis le gouvernement de Mario
Monti à partir de 2011.
Graphique 3
Situation des
investissements en Italie
Source : Base de
donnée du FMI et Compte Publics
Territoriaux Italiens, Rome, n°4/2017.
http://www.agenziacoesione.gov.it/opencms/export/
sites/dps/it/documentazione/CPT/Temi/Temi_4_Rapporto_CPT_2017.pdf
Les
investissements, qui augmentaient
régulièrement depuis 2000, ont été
victimes tout d’abord (et comme dans de
très nombreux pays) de la crise
financière de 2007-2009, puis, de la
politique d’austérité imposée par les
gouvernements de centre-gauche, sous la
pression de l’Union européenne. Si la
chute des investissements publics est
moins spectaculaire que celle du total
des investissements, elle est importante
néanmoins. L’Italie investit moins (en
2011-2015) que ce qu’elle investissait
en 2000.
C’est le résultat
tant des pressions de l’Union européenne
qui, sous le prétexte de la concurrence,
poussent à la privatisations des
infrastructures (comme avec le cas des
barrages en France), d’une politique
budgétaire inepte, menée elle aussi sous
la pression de l’UE mais aussi de la
BCE, tant pas les gouvernements de
centre-gauche que de centre-droit, et
d’une logique de financiarisation que
l’on voit parfaitement à l’œuvre dans le
trio API-Atlantia-Sintonia.
La catastrophe du
pont Morandi montre, une fois de plus
après les nombreuses catastrophes
similaires qui se sont produites depuis
ces dernières années, que cette
politique de sous-investissement produit
des résultats criminels.
Notes
[1]
http://www.lastampa.it/2018/08/17/italia/ignorati-i-dossier-delluniversit-piloni-deformi-e-cavi-ossidati-m74lzXn9Y9i1tNKlFYYfLM/premium.html
[2]
https://www.ilfattoquotidiano.it/2018/08/16/ponte-morandi-costi-benefici-e-modalita-della-revoca-ad-autostrade-ma-gli-accordi-siglati-con-i-concessionari-sono-top-secret/4561884/
[3]
http://www.atlantia.it/en/operations/italian-motorway-operations
[4]
https://www.abertis.com/en/press-room/press-releases/914
[5]
https://www.autostrade.it/documents/10279/4408513/Relazione_finanziaria_annual_ASPI_2017_
completa.pdf, p. 38.
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