RussEurope
Le triste sire Colombani
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Dimanche 15 mars 2015
Le ci-devant Colombani n’aime vraiment
pas les russes. Il en a donné un nouvel
exemple dans la tribune qu’il écrit pour
le quotidien gratuit Direct Matin,
tribune reprise sur internet dans
Slate.fr où le ci-devant, qui en
est aussi le directeur de publication,
officie aussi[1].
C’est un exemple frappant et instructif
du racisme antirusse, qui inspire ces
élites auxquelles le ci-devant
appartient, qu’il nous délivre à cette
occasion.
Le bonheur
ne s’achète pas.
Le ci-devant Colombani découvre donc
qu’il y a des russes heureux. Et en
plus, leur pourcentage progresse. Voilà
qui semble beaucoup le chagriner. Il
écrit donc « Selon un sondage publié
fin février par VCIOM, institut russe
d’études d’opinion publique, la part des
personnes heureuses en Russie est en
hausse : 52% contre 44% en décembre
2014. Malgré les sanctions contre le
pays et la récente dévaluation du
rouble, tout irait donc bien pour les
Russes. Pour l’économiste Siméon Djankov,
cette joie de vivre est difficilement
conciliable avec certains faits qu’il
rappelle sur le blog du Peterson
Institute for International Economics ».
Cette progression de gens se déclarant
heureux l’effraie. Elle lui semble
incompatible avec les effets des
« sanctions » occidentales. Ces
dernières sont réputées avoir plongé
l’économie dans le chaos…Ou peut-être
pas. Car il y a des observateurs, plus
perspicaces que le ci-devant qui ont
émis de sérieux doutes quant à cette
vision catastrophiste de l’impact des
sanctions.
C’est en réalité une chose très
facilement compréhensible. Le ci-devant
ne conçoit pas le bonheur en dehors des
choses matérielles. Pour lui, ce n’est
qu’une valeur comptable. Que, dans la
notion du bonheur il puisse y avoir
celle de la fierté nationale, de la
dignité retrouvée, lui est à tout plein
incompréhensible. Que le bonheur
individuel participe d’émotions
collectives, comme celles qu’ont
éprouvées les russes à l’occasion du
rattachement de la Crimée à la Russie
lui est inconcevable. Il est bien ce
produit de la bourgeoisie dont Marx et
Engels disait, dans le Manifeste du
Parti communiste, qu’elle « … a
fait de la dignité personnelle une
simple valeur d’échange ». Voilà
pourquoi il ne peut concevoir que, dans
un pays où il y a des difficultés
économiques, les gens puissent se sentir
plus heureux. Non, il n’y a là aucune
« dissonance cognitive ». Car, le
ci-devant Colombani n’est pas à court
d’une explication. Il ne la formule pas
lui-même. Le ci-devant à des pudeurs de
jeune fille d’un autre temps. Il préfère
laisser la parole à d’autres, se
réfugier derrière ce qu’il considère
comme un « avis autorisé », celui de
Siméon Djankov auquel il fait dire : “Je
ne peux penser qu’à deux explications
possibles de cette apparente dissonance
cognitive. Premièrement, la majorité des
Russes aiment souffrir : quand les temps
deviennent durs, ils se sentent plus
gais. Deuxièmement, les personnes
interrogées ont peur de donner la
véritable réponse puisque la paranoïa à
l’égard de l’Etat omniprésent a
rapidement augmenté. » Ah, que ces
pratiques sont belles de la part d’un
journaliste si éminent. Il ne dit pas ce
qu’il pense vraiment : les russes aiment
souffrir et sont tenus par la peur. Non,
il le suggère par le biais d’une
citation d’autrui. Mais, on se rend bien
compte que ceci ne fait que traduire ce
que le ci-devant Colombani pense. Et
cette pensée est tout simplement
raciste.
Le racisme
antirusse en action.
On se souvient de ce discours du
XIXème siècle qu’avaient repris une
partie de l’élite blanche
sud-africaine : les noirs ont une gaine
qui entoure leurs nerfs et qui fait
qu’ils ressentent moins la douleur. D’où
cette conclusion : on peut fouetter ces
noirs, car ils ne sentent rien ou si
peu…Et bien nous avons ici une autre
forme de ce même racisme : « les russes
aiment souffrir ». Donc, il n’est pas
étonnant que plus nous (les occidentaux)
nous leur faisons « mal » avec les
sanctions, et plus ils soient heureux.
On ne sait trop si, devant tant de
stupidité, il faut rire ou bien pleurer.
Le stéréotype s’affiche dans sa
bêtise crasse. S’il était un journaliste
honnête, il aurait pu –et il aurait dû –
regarder d’autres sondages, interroger
d’autres personnes connaissant la
Russie, bref trouver d’autres sources
que quelques idéologues américains.
Mais, cela fait des années, et les
anciens lecteurs du Monde ne le
savent que trop, que le ci-devant
Colombani a abdiqué toute prétention et
au journalisme et à l’honnêteté
intellectuelle. Il n’est plus qu’un
idéologue comme un autre. Il reprend à
leur sources tous ces préjugés qui
existent depuis maintenant près de deux
siècles quant aux russes, il les recycle
pour leur donner une forme plus
acceptable, mais le fond est toujours le
même : les russes sont des barbares, des
êtres primitifs qui « aiment souffrir »
quand ils ne sont pas terrorisés par le
pouvoir.
Pourtant, la Russie a donné quelques
leçons depuis deux siècles qu’elle a
produit une civilisation, certes
différente, mais comparable à celle de
l’Europe occidentale. Que ce soit dans
les arts ou dans les techniques, on ne
compte plus les apports de la Russie.
Pourtant, tout ceci est systématiquement
nié, et l’image de la Russie qui est
véhiculée par ces idéologues à gages est
toujours celle d’un monde primitif et
brutal. Il y a donc beaucoup de racisme
dans cela, mais il y a aussi une
idéologie meurtrière, comme un appel à
la guerre. Rappelons-nous ce que les
nazis disaient des slaves : des
untermensch, des sous-hommes. On ne sait
que trop où ceci conduisit, et les
horreurs sans nom de la guerre
d’extermination que les nazis (et leurs
alliés) conduisirent contre les peuples
de l’URSS. Mais on oublie parfois de
rappeler où tout ceci s’arrêta : les
dits sous-hommes infligèrent aux nazis
des défaites sanglantes et prirent
Berlin. Le ci-devant Colombani devrait
s’en souvenir, ou alors il s’expose à
finir comme d’autres ci-devants…
Confusion et
méconnaissances
Mais il est vrai que la Russie a
connu des problèmes économiques, et
qu’elle en connaîtra encore en 2015.
L’année 2014 a été marquée par une très
forte dépréciation du taux de change,
qui a eu des conséquences importantes
sur la hausse des prix et sur le système
financier. On sait que la situation
actuelle se caractérise à la fois par
une forte baisse des prix du pétrole,
qui devrait durer jusqu’au mois de juin
2015, et par un affrontement entre les
pays occidentaux et la Russie au sujet
de l’Ukraine. Les sanctions financière
qui ont résulté du conflit en Ukraine
ont eu un impact sur la Russie qui a été
surtout important dans la sphère
financière. Ceci a contribué à
déstabiliser encore plus le taux de
change. Les prévisions pour 2015, comme
celles du Ministre des finances, M.
Siluanov, sont mauvaises et l’on annonce
une récession de -4% du PIB. Il est
possible que l’on pêche par excès de
pessimisme, car d’autres éléments
indiquent que l’économie russe résiste
bien aux sanctions et pourrait rebondir
dans le cours du 2ème
semestre.
Mais, nouveau modèle de croissance
s’impose désormais. C’est ce qu’a
reconnu d’ailleurs le Président Poutine
lors de son adresse du 4 décembre.
L’importance du débat sur ce sujet ne
date d’ailleurs pas de ces derniers
jours[2].
La mise en place d’un modèle de
financement (et bancaire) de
développement « autocentré » (comme on
peut le constater avec la mise en place
du « système national de paiements »)
met en lumière la dimension stratégique
du taux d’intérêt, mais aussi celle d’un
système bancaire performant[3].
En effet, tant que l’on considère que le
rouble doit être stabilisé par des
instruments de marché, ces taux
resteront nécessairement élevés. Or, ils
freinent, voire empêchent, l’économie
russe de se diversifier et de profiter
de la dépréciation du rouble qui rend
les producteurs russes plus que
compétitifs que ce soit à l’exportation
ou sur le marché intérieur.
En fait, on constate que la politique
de la Banque Centrale n’est pas
cohérente que ce soit avec ses propres
principes ou avec la situation que
l’économie russe connaît. Pour lutter
contre les effets de la déstabilisation
du taux de change elle a fortement monté
ses taux. Or, les taux d’intérêts
pratiqués détruisent en effet les
éléments de substitution à l’import qui
existaient depuis cet automne et qui se
développaient. La Banque centrale risque
d’être désignée comme la principale
responsable des difficultés économique
qui s’annoncent. Les taux sur les prêts
à l’agriculture pratiqués par les
banques commerciales, en référence aux
taux de la BCR, sont au minimum de 25%
et plus proches de 35%. Les sociétés de
leasing, y compris parapubliques comme
la Rosselkhoz, sont en train de
rapatrier massivement le matériel
agricole au moindre défaut de paiement.
Il en résulte que les producteurs
agricoles ne peuvent acheter les
semences et entretenir leur matériel.
Beaucoup sont en défaut depuis l’an
dernier. Une réaction de la part du
gouvernement s’annonce et devrait
prendre la forme de diverses mesures et
peut-être de changements dans le
gouvernement lui-même.
Il est donc clair qu’il y a de
nombreux problèmes en Russie. Nul ne le
nie. Mais, ces problèmes sont connus et
reconnus comme tels. Peut-être que le
sentiment de « bonheur » exprimé par 52%
des russes traduit-il simplement le fait
qu’existe la conscience que l’on sait où
l’on va et que l’on a confiance,
peut-être moins en certaines personnes
du gouvernement que dans le système
général de gouvernement, pour résoudre
les difficultés qui ont surgi et qui
surgiront. Dans le « Chant
des Partisans », s’exprime justement
cette idée d’une communauté de lutte et
de projet où chacun sait ce qu’il a à
faire.
« Ici chacun sait ce qu’il veut,
ce qu’il fait quand il passe.
Ami, si tu tombes un ami sort de
l’ombre à ta place.
Demain du sang noir sèchera au
grand soleil sur les routes.
Chantez, compagnons, dans la nuit
la Liberté nous écoute… »
Cette idée correspond à une certaine
définition du bonheur, non pas du
bonheur hédoniste mais de celui qui se
construit dans une lutte collective.
C’est cela que, visiblement, le
ci-devant Colombani ne peut et ne veut
comprendre. Tout comme il ne peut
comprendre que l’on veuille vivre dans
un pays, la France ou la Russie, libre
et souverain.
Il est vrai qu’il a choisi son camp,
et que ce dernier n’est pas celui de la
résistance.
Notes
[1] Colombani J-M, « Heureux qui,
comme un russe », publié dans Direct
Matin, n° 1653, 12 mars 2015.
[2] Ivanter V.V. Nekipelov A.D. et
Glazyev S.Yu (2013), « Problemy
Dolgosrotchnogo
Sotsial’nogo-Yekonomitcheskogo Razvitija
», Yekonomitcheskie i Sotsial’nye
Peremeny n°30 (6/2013), p.14-25.
Disponible aussi sur
http://www.ras.ru/news/shownews.aspx?id=4f0a07fe-8853-4eda-9428-574f5fcf0654
[3] Ivanter V.V., Uzyakov M.N,
Ksenofontof ,M. Yu., Shirov A.A.,
Panfilov B.S., Govtvan’ O. Dzh., Kuvalin
D.B., Porfiriev B.N., « Novaya
Yekonomika Politika – Politika
Yekonomitcheskogo Rosta », (2013), in
Problemy Prognozirovaniya, n°6 (141),
pp. 3-16.
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