RussEurope
Poutine, de Munich (2007) à Valdai
(2016)
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Dimanche 13 novembre 2016
La longue intervention que Vladimir
Poutine a faite lors de la conférence du
Forum Valdai qui se tenait à Krasnaya
Polyana à la fin du mois d’octobre
dernier, réveille les échos de sa
fameuse déclaration à la conférence de
Munich sur la sécurité en 2007. A
l’époque, on avait voulu voir dans ces
déclarations on ne sait quels relents de
guerre froide. En réalité, la teneur du
discours de Poutine était bien plus
centrée que les principes communs que
les grandes puissances devaient
respecter si elles voulaient pouvoir
coopérer entre elles. Or, le Président
de la Russie a toujours, et de manière
très cohérente, défendu la même
position. Il en a donné une nouvelle
preuve lors du dernier Forum Valdai[1].
La teneur du
discours de Munich en 2007
Le discours qui fut prononcé par le
président Vladimir Poutine en février
2007 à Munich a constitué un moment
important dans les relations
internationales. Il mérite encore d’être
cité analysé avec précision[2].
Car Vladimir Poutine est le dirigeant
politique qui a certainement tiré avec
le plus de cohérence les leçons de ce
qui s’est joué entre 1991 et 2005,
autrement dit de l’avortement du
« siècle américain » que l’on annonçait
à la suite de l’effondrement de l’URSS[3].
Il en déduit l’importance de principes
permettant d’organiser ces relations sur
une base d’égalité entre les nations.
C’est un retour aux bases de la
politique « westphalienne » qui domine
les relations internationales depuis le
XVIIIème siècle. Ce retour découle du
constat de la différence radicale des
valeurs pouvant exister dans chaque
pays. Faute d’une base morale et éthique
permettant de faire disparaître le
politique des relations internationales,
ces dernières ne peuvent être gérées
que par le
principe fondamental du droit
international, soit la règle d’unanimité
et de respect des souverainetés
nationales.
Or, et c’est ce que constate et
déplore le président russe, les
États-Unis tendent à transformer leur
droit interne en droit international
alternatif. On a vu cette démarche à
l’œuvre avec les sanctions prises par
les Etats-Unis contre des institutions
financières (et en particulier la
Société Générale), coupables simplement
d’utiliser le Dollar américain dans des
opérations contrevenant aux décisions
prises par le gouvernement des
Etats-Unis. Il convient de rappeler
qu’il s’agissait de l’embargo contre
l’Iran et contre Cuba, et que ces
institutions financières n’étaient ni
américaines, ni n’avaient impliqué dans
ces transactions des filiales de droit
américain. Mais aujourd’hui, même en
l’absence de conséquences dommageable
pour une entreprise américaine, le FCPA
a vu son champ s’élargir
considérablement à toute entreprise et
personne physique dans le monde à partir
d’une connexion aussi tenue avec le
territoire américain qu’un email ou une
communication téléphonique[4].
Par ces sanctions, les Etats-Unis ont
réussi à étendre leur droit national en
droit international.
Il convient donc de lire avec
attention ce texte, qui constitue une
définition précise de la représentation
russe des relations internationales.
Deux points importants s’en dégagent, la
constatation de l’échec d’un monde
unipolaire et la condamnation de la
tentative de soumettre le droit
international au droit anglo-américain :
« J’estime que le modèle unipolaire
n’est pas seulement inadmissible pour le
monde contemporain, mais qu’il est même
tout à fait impossible. Non seulement
parce que, dans les conditions d’un
leader unique, le monde contemporain (je
tiens à le souligner : contemporain)
manquera de ressources
militaro-politiques et économiques.
Mais, et c’est encore plus important, ce
modèle est inefficace, car il ne peut en
aucun cas reposer sur une base morale et
éthique de la civilisation contemporaine[5] ».
Ce passage montre que la position
russe articule deux éléments distincts
mais liés. Le premier est un doute quant
aux capacités d’un pays (ici, les
États-Unis sont clairement visés) à
rassembler les moyens pour exercer de
manière efficace son hégémonie. C’est un
argument de réalisme. Même le pays le
plus puissant et le plus riche ne peut à
lui seul assurer la stabilité du monde.
Le projet américain dépasse les forces
américaines.
Mais il y a un second argument qui
n’est pas moins important et qui se
situe au niveau des principes du droit.
Il n’existe pas de normes qui pourraient
fonder l’unipolarité. Dans son ouvrage
de 2002, Evgueni Primakov ne disait pas
autre chose[6].
Cela ne veut pas dire que les différents
pays ne puissent définir des intérêts
communs, ni même qu’il n’y ait des
valeurs communes. Le discours de Poutine
n’est pas « relativiste ». Il constate
simplement que ces valeurs (la « base
morale et éthique ») ne peuvent fonder
l’unipolarité, car l’exercice du
pouvoir, politique ou économique, ne
peut être défini en valeur mais doit
l’être aussi en intérêts. Le second
point suit dans le discours et se trouve
exprimé dans le paragraphe suivant : « Nous
sommes témoins d’un mépris de plus en
plus grand des principes fondamentaux du
droit international. Bien plus,
certaines normes et, en fait, presque
tout le système du droit d’un seul État,
avant tout, bien entendu, des
États-Unis, a débordé de ses frontières
nationales dans tous les domaines, dans
l’économie, la politique et dans la
sphère humanitaire, et est imposé à
d’autres États[7] ».
Faute d’une base morale et éthique
permettant de faire disparaître le
politique des relations internationales,
c’est à dire l’opposition ami/ennemi,
ces dernières ne peuvent être gérées que
par le principe fondamental du droit
international, soit la règle d’unanimité
et de respect des souverainetés
nationales[8].
Poutine à
Valdai (2016)
Dans son allocution à l’occasion du
Forum Valdai de 2016, Vladimir Poutine a
réitéré ses remarques concernant les
règles de droit et les pratiques
américaines. Mais, il élargit la
perspective, et la situe ouvertement
dans un cadre stratégique : « Si les
puissances qui aujourd’hui existent
trouvent un principe ou une norme à leur
avantage, ils forcent tout le monde à
s’y conformer. Mais si demain ces mêmes
normes se heurtent à leur manière de
faire, ils sont prompts à les jeter dans
la poubelle, à les déclarer obsolètes,
et à fixer ou à essayer de fixer de
nouvelles règles. Ainsi, nous avons vu
les décisions de lancer des attaques
aériennes dans le centre de l’Europe,
contre Belgrade, puis contre l’Irak,
puis contre la Libye. Les opérations en
Afghanistan ont également commencé sans
la décision correspondante du Conseil de
sécurité des Nations Unies. Dans leur
désir de changer l’équilibre stratégique
en leur faveur, ces pays ont brisé le
cadre juridique international qui
interdisait le déploiement de nouveaux
systèmes de défense antimissile »[9].
Il passe ainsi d’un problème général qui
est bien identifié (la manipulation des
normes) au rappel de situations
concrètes. Cela lui permet de dresser
une liste des griefs de la Russie envers
ses partenaires occidentaux. Si le
contenu politique est le même, le ton a
incontestablement changé entre 2007 et
2016.
En fait, Poutine se présente comme un
partisan de la mondialisation, mais un
partisan réaliste, qui comprend que
cette dernière a besoin de règles
stables si elle veut se développer. Il
le dit dans un passage qui est en
réalité antérieur à la première
citation : « Mais certains pays qui
se sont vus comme les vainqueurs de la
guerre froide, non qu’ils se soient
simplement vus de cette façon mais en
plus qu’ils l’ont ouvertement dit, se
sont contentés de transformer l’ordre
politique et économique global en
fonction de leurs propres intérêts.
Dans leur euphorie, ils ont
essentiellement abandonné l’idée d’un
dialogue substantiel et à égalité avec
les autres acteurs de la vie
internationale, ont choisi de ne pas
améliorer ou de créer des institutions
universelles et ont tenté plutôt
d’amener à répandre dans le monde entier
leurs propres organisations, normes et
règles. Ils ont choisi la voie de la
mondialisation et de la sécurité pour
leurs propres intérêts, pour
quelques-uns, mais pas pour tous. Mais
cette position n’était pas acceptable
par tous »[10].
En fait, Poutine sous-entend que,
grisés par leurs succès, ou par
l’apparence de leurs succès, certains
pays (et ici ce sont essentiellement les
Etats-Unis qu’il vise) on abandonné le
principe d’égalité de traitement qui est
essentiel aux principes du droit
international. C’est l’idée d’une
mondialisation comme projet politique de
certains, opposée à une mondialisation
se réalisant au profit de tous. Si l’on
peut partager le constat, et l’on a
écrit que la mondialisation était bien
un projet politique des Etats-Unis[11],
on peut cependant être plus réservé
quant à la conception d’une
mondialisation « pour tous ». Autrement
dit, si l’on peut partager le bilan que
dresse Poutine des évolutions du cadre
mondial, on peut aussi douter de la
réalité de cette « mondialisation pour
tous » qu’il oppose à l’état des choses
actuel. En réalité, si des pays autres
que les Etats-Unis ont pu profiter de
cette mondialisation ce ne fut pas en
respectant les règles établies par les
Etats-Unis. Le fait que les pays d’Asie
qui connaissent la plus forte croissance
ont systématiquement violé les règles de
la globalisation établies et codifiées
par la Banque mondiale et le FMI est
souligné par Dani Rodrik[12].
En fait, une autre voie se dessinait,
mais elle se dessinait en 1944, à la fin
de la guerre[13].
Elle fut tuée par le refus des
États-Unis de ratifier le traité de
La Havane. La conférence de La Havane,
qui se tint du 21 novembre 1947 au
24 mars 1948[14],
avait permis la rédaction d’un texte qui
établissait des règles communes à tous
les pays à partir d’une logique de
croissance et de lutte contre le
sous-emploi. Ainsi la présence de
mesures protectionnistes était-elle
admise et même consolidée dans ce texte
pour favoriser le développement
d’industries naissantes comme matures[15].
la charte de La Havane faisait
obligation à ses membres de ne pas
prendre de positions prédatrices,
autorise des mesures de sauvegarde de la
part des autres pays et définissait un
processus devant conduire à des normes
de travail équitables. Les règles
commerciales devenaient donc clairement
sur-déterminée par les objectifs sociaux
et économiques internes. L’article 13
reconnaissait le droit aux États membres
de recourir à des subventions publiques
dans les domaines industriel et agricole
ainsi qu’à des mesures de protection. Il
faut revenir sur cet épisode,
aujourd’hui en partie oublié, pour
comprendre qu’il peut y avoir des règles
autres que celles faisant de la
concurrence le deus ex machina
du commerce mondial.
Défendre ces principes implique de
défendre la souveraineté des Etats face
tout autant à la volonté de domination
de l’un d’entre eux que face aux grandes
entreprises multinationales privées.
Vladimir
Poutine et la souveraineté
Cette défense de la Souveraineté des
Nations, Vladimir Poutine y vient quand
il évoque le rôle indépassable des
Nations-Unies. Il dit à ce propos : « Aujourd’hui,
ce sont les Nations Unies qui continuent
de demeurer un organisme sans équivalent
en matière de représentativité et
d’universalité, un lieu unique pour un
dialogue équitable. Ses règles
universelles sont nécessaires pour
intégrer autant de pays que possible
dans le développement économique et
humanitaire, garantir leur
responsabilité politique et travailler à
coordonner leurs actions tout en
préservant leurs modèles de souveraineté
et de développement. Il ne fait aucun
doute que la souveraineté est la notion
centrale de tout le système des
relations internationales. Son respect
et sa consolidation contribueront à
assurer la paix et la stabilité aux
niveaux national et international »[16].
La reconnaissance du principe de
Souveraineté est effectivement un
préalable indispensable à
l’établissement d’un ordre international
équilibré. Il le redit d’ailleurs un peu
plus bas : « J’espère vraiment que
ce sera le cas, que le monde deviendra
vraiment plus multipolaire et que les
points de vue de tous les acteurs de la
communauté internationale seront pris en
compte. Peu importe qu’un pays soit
grand ou petit, il devrait y avoir des
règles communes universellement
acceptées qui garantissent la
souveraineté et les intérêts des
peuples »[17].
Mais, ce principe de la Souveraineté
rentre alors en contradiction avec la
vision dominante de la mondialisation
qui semble impliquer des règles qui
soient émises par des instances
supranationales. Or, l’existence de
telles règles est en réalité
incompatible avec le principe de
Souveraineté, qui peut certes être
délégué mais qui ne peut jamais être
cédé. Dès lors, cela renvoie au bilan
assez sombre que Vladimir Poutine dresse
de la mondialisation, dont on sent bien
qu’il considère qu’elle s’est engagée
dans une voie erronée à la fin des
années 1980 et au début des années 1990.
Il le dit d’ailleurs au début de son
allocution : « Les tensions
engendrées par les changements dans la
distribution de l’influence économique
et politique continuent de croître. La
méfiance mutuelle crée un fardeau qui
réduit nos possibilités de trouver des
réponses efficaces aux véritables
menaces et défis auxquels le monde est
confronté aujourd’hui. Essentiellement,
tout le projet de mondialisation est en
crise aujourd’hui et en Europe, comme on
le sait bien, on entend des voix pour
dire maintenant que le multiculturalisme
a échoué. Je pense que cette situation
est à bien des égards le résultat de
choix erronés, hâtifs et, dans une
certaine mesure, trop confiants des
élites de certains pays il y a un quart
de siècle. À cette époque, à la fin des
années 1980 et au début des années 90,
il y avait une chance non seulement
d’accélérer le processus de
mondialisation, mais aussi de lui donner
une qualité différente et de la rendre
plus harmonieuse et durable »[18].
Ici encore, on peut certainement
partager une large part de ce constat.
Mais, ce constat est tiré en dehors de
toute analyse du contexte international,
et en particulier du contexte
idéologique. Pour le dire en d’autres
termes, il manque alors au discours de
Vladimir Poutine une critique de
l’idéologie néo-libérale telle qu’elle
domina les sphères intellectuelles et
économiques du monde occidental dans la
période qu’il décrit. Or, Vladimir
Poutine est-il prêt, et peut-il, rompre
avec l’idéologie néo-libérale ? Non
qu’il soit lui même un dogmatique. Bien
au contraire, et il en a donné maintes
preuves, Poutine est d’abord et avant
tout un pragmatique. Non pas un homme
sans principes, mais un homme qui ne
laisse pas une idéologie, c’est à dire
une représentation de la réalité,
l’écarter des nécessités pragmatiques de
sa fonction. Mais, ce même pragmatisme
l’amène à composer avec les tenants du
néo-libéralisme, à chercher à ouvrir
l’économie russe aux flux de capitaux.
Il y a là une limite incontestable à la
réflexion de Vladimir Poutine qui
l’empêche de pousser jusqu’à son terme
la critique qu’il fait à très juste
titre de la mondialisation et de
l’idéologie des élites dominantes dans
les pays occidentaux.
Poutine et
la crise des démocraties occidentales
Car, et c’est là incontestablement la
véritable nouveauté de son discours lors
du Forum Valdai 2016, Vladimir Poutine
fait une critique en règle du mode de
fonctionnement politique des pays
occidentaux, une critique qui raisonne
aujourd’hui, après l’élection de Donald
Trump à la Présidence des Etats-Unis, de
manière prémonitoire. Car que dit-il ?
Il commence en fait par faire un bilan
des fonctionnements, ou plus précisément
des dysfonctionnements politiques des
pays occidentaux : « Oui,
formellement, les pays modernes ont tous
les attributs de la démocratie:
Élections, liberté d’expression, accès à
l’information, liberté d’expression.
Mais même dans les démocraties les plus
avancées, la majorité des citoyens n’ont
aucune influence réelle sur le processus
politique et aucune influence directe et
réelle sur le pouvoir.
Les gens sentent un écart
toujours croissant entre leurs intérêts
et la vision que l’élite développe de la
seule trajectoire qu’elle considère
comme correcte, une trajectoire que
l’élite elle-même choisit. Il en résulte
que les référendums et les élections
créent de plus en plus de surprises pour
les autorités. Les gens ne votent pas du
tout comme les médias officiels et
respectables leur ont conseillé, ni
comme leur ont conseillé les principaux
partis. Des mouvements publics qui, il y
a peu de temps, étaient considérés comme
trop à gauche ou trop à droite, occupent
le devant de la scène poussent sur le
côté les poids lourds politiques. Au
début, ces résultats gênants ont
hâtivement été déclarés des anomalies ou
des résultats obtenus par la chance.
Mais quand ils sont devenus plus
fréquents, des gens ont commencé à dire
que la société ne comprenait plus ceux
qui étaient au sommet du pouvoir et
n’avait pas encore suffisamment mûri
pour pouvoir évaluer le travail des
autorités pour le bien public. Ou bien
ces mêmes personnes sombrent dans
l’hystérie et déclarent le résultat
d’une propagande étrangère,
habituellement russe »[19].
La descriptions des processus
politiques dans les pays européens, avec
les multiples déni de démocratie que
l’on a connu (comme dans le cas du
résultat du référendum de 2015 sur le
Traité Constitutionnel Européen) est
impeccable. Au-delà, l’analyse des
mécanismes de clôture autistique de la
part des élites et de leur frange
médiatique, de cette nouvelle
Trahison des Clercs est
particulièrement juste[20].
C’est cette clôture autistique qui,
justement, a empêché ces mêmes élites de
voir venir que ce soit le Brexit au
Royaume-Uni ou l’élection de Donald
Trump, et qui, après pourtant le
résultat d’un vote démocratique, conduit
une partie de ces mêmes élites à
chercher à remettre en cause ces
résultats. Nous sommes aujourd’hui en
présence d’une nouvelle procession des
fulminants comme l’écrivait en 2005
Frédéric Lordon[21].
On a, dans ce carnet, à de multiples
reprises dénoncé cette clôture
autistique depuis 2012 et l’on n’est
donc nullement étonné de voir l’un des
grands dirigeants de ce monde arriver au
même constat. Mais, le plus intéressant
est l’analyse que Vladimir Poutine
dresse des causes de cette situation.
Cette analyse n’est certes pas nouvelle.
Mais, c’est sans doute la première fois
qu’elle est exprimée par un responsable
du rang de Vladimir Poutine. Il poursuit
donc ainsi son propos : « Il semble
que les élites ne voient pas
l’approfondissement de la stratification
sociale et l’érosion de la classe
moyenne, tout en implantant des idées
idéologiques qui, selon moi, sont
destructrices de l’identité culturelle
et nationale. Et dans certains cas, dans
certains pays, ils subvertiront les
intérêts nationaux et renonceront à la
souveraineté en échange de la faveur du
suzerain.
Cela pose la question: qui est en
fait la frange de la société? La classe
croissante de l’oligarchie
supranationale et de la bureaucratie,
qui n’est en fait souvent pas élue et
non contrôlée par la société, ou la
majorité des citoyens, qui veulent des
choses simples et simples – stabilité,
libre développement de leurs pays, des
perspectives de vie pour eux et leurs
enfants, la préservation de leur
identité culturelle et, enfin, la
sécurité de base pour eux-mêmes et pour
leurs proches »[22].
Il fait ici le lien entre l’érosion
des classes moyennes (certes ce concept
de « classes moyennes » est un concept
« mou »), et l’on peut dire plus
généralement de la partie supérieure des
classes populaires, qui sont aujourd’hui
victimes de l’instabilité de la
situation économique et de l’insécurité
tant économique que matérielle ou
culturelle, et la volonté de la part des
élites de monnayer leur position de
pouvoir envers un « suzerain »
international. Ceci décrit l’opposition
entre ce que l’on peut considérer comme
les « élites mondialisées »
(essentiellement celles de la finance et
des médias) et la « souveraineté du
peuple ». C’est donc l’opposition des
prolos contre les bobos, dont je parlais
déjà dans un livre écrit en 2006[23].
J’écrivais à l’époque, parlant de la
victoire du « non » au référendum de
2005 : « Le « non » a dépassé les
60 % dans le Nord industriel, dans les
régions industrielles de la Loire et du
Centre, enfin dans les régions
industrielles fragilisées du Midi. Si
l’on ajoute à ces régions celles où le
« non » a dépassé les 55%, c’est bien
une carte de la France du travail que
l’on dessine. À l’inverse, les couches
sociales liées aux services mondialisés,
à la communication et à la finance,
elles, ont voté « oui ». Les résultats
de Paris intra-muros et des banlieues de
l’Ouest parisien sont clairs à cet
égard.
Osons alors une formule : la
victoire du « non » est celle des prolos
contre les bobos (bourgeois-bohèmes) »[24].
C’est cette bourgeoisie, que l’on dit
bohème (d’où la catégorie des
« bobos »), n’a de valeurs que
mobilières qui est ici en cause car son
idéologie et sa politique s’avèrent
profondément destructrices. Le
technocrate financiarisé embrasse sous
les projecteurs médiatiques le
soixante-huitard recyclé. Entre ces deux
partisans du « oui » que furent Pascal
Lamy – désormais directeur de l’OMC
après avoir été au sein de la Commission
européenne un des soutiers de la
mondialisation – et Daniel Cohn-Bendit,
la différence ne tient peut-être plus
qu’à un cheveu (ou à son absence…).
On le voit et on le constate, le
discours de Vladimir Poutine dresse un
tableau important et intéressant du
monde tel que le voit le Président de la
Russie. Bien sur, ce texte est important
aussi par ce que l’on n’y trouve pas,
une critique articulée du
néo-libéralisme entre autre. Mais, ce
discours est certainement l’analyse la
plus articulée des maux dont souffrent
les pays occidentaux et avec eux une
large partie du monde. Ce discours n’est
pas optimiste, mais Vladimir Poutine
visiblement a fait sienne la maxime que
Louis XIV proposait au Grand Dauphin :
« Se méfier de l’espérance :
l’espoir est mauvais guide ». Ce
discours est cohérent, et surtout sa
cohérence temporelle est importante.
Voilà pourquoi on ne saurait qu’inviter
tous ceux qui veulent comprendre le
monde actuel pour le transformer, de la
lire et de s’en imprégner.
Notes
[1]
https://fr.sputniknews.com/russie/201610271028403988-vladimir-poutine-valdai-sotchi-intervention/
et
http://valdaiclub.com/events/posts/articles/vladimir-putin-took-part-in-the-valdai-discussion-club-s-plenary-session/
[2]
Voir la déclaration du président russe
lors de la conférence sur la sécurité
qui s’est tenue à Munich le 10 février
2007 et dont le texte a été traduit dans
La Lettre Sentinel, n° 43, mars 2007.
[3]
Sapir J., Le nouveau XXIè siécle, Paris,
Le Seuil, 2009.
[4]
Smith C.F., et Brittany D. Parling,
“‘American Imperialism’: A
Practitioner’s Experience with
Extraterritorial Enforcement of
the FCPA ,” UNIV . OF CHICAGO LEGAL
FORUM 237, at 239 (2012); 15 U.S.C.
&&78dd-1, 78dd-3.
[5]
Voir la revue La Lettre Sentinel,
n° 43-44, janvier-février 2007, p. 25.
[6]
E. Primakov, Mir posle 11 Sentjabrja,
op. cit., p. 138-151.
[7] La
Lettre Sentinel, n° 43-44,
janvier-février 2007, p. 25 sq.
[8]
Sapir J., Le Nouveau XXIè Siècle, le
Seuil, Paris, 2008.
[9]
Traduction depuis la transcription en
anglais : « If the powers that be today
find some standard or norm to their
advantage, they force everyone else to comply.
But if tomorrow these same standards get
in their way, they are swift to throw
them in the bin, declare them obsolete,
and set or try to set new rules. Thus,
we saw the decisions to launch
airstrikes in the centre of Europe,
against Belgrade, and then came Iraq,
and then Libya. The operations
in Afghanistan also started without the corresponding
decision from the United Nations
Security Council. In their desire
to shift the strategic balance in their
favour these countries broke apart
the international legal framework that
prohibited deployment of new missile
defence systems ».
[10]
« But some countries that saw themselves
as victors in the Cold War, not just saw
themselves this way but said it openly,
took the course of simply reshaping
the global political and economic order
to fit their own interests.
In their euphoria, they
essentially abandoned substantive and equal
dialogue with other actors
in international life, chose not to improve
or create universal institutions, and attempted
instead to bring the entire world under
the spread of their own organisations,
norms and rules. They chose the road
of globalisation and security for their
own beloved selves, for the select few,
and not for all. But far from everyone
was ready to agree with this ».
[11]
Sapir J., La Démondialisation, Paris, Le
Seuil, 2011.
[12]
D. Rodrik, « What Produces Economic
Success? » in R. Ffrench-Davis (dir.),
Economic Growth with Equity: Challenges
for Latin America, Londres, Palgrave
Macmillan, 2007. Voir aussi, du même
auteur, « After Neoliberalism, What? »,
Project Syndicate, 2002
(www.project-syndicate.org/commentary/rodrik7).
[13]
H.-J. Chang, Bad Samaritans: The Myth of
Free Trade and the Secret History of
Capitalism, New York, Random House,
2007.
[14]
Graz J.C., Aux sources de l’OMC : la
Charte de La Havane, 1941-1950, Droz,
Genève, 1999, 367 p
[15]
https://www.wto.org/french/docs_f/legal_f/havana_f.pdf
[16]
« Today it is the United Nations that
continues to remain an agency that is
unparalleled in representativeness and universality,
a unique venue for equitable dialogue.
Its universal rules are necessary for including
as many countries as possible in economic
and humanitarian integration,
guaranteeing their political
responsibility and working to coordinate
their actions while also preserving
their sovereignty and development models.
We have no doubt that sovereignty is
the central notion of the entire system
of international relations. Respect for it
and its consolidation will help
underwrite peace and stability both at the national
and international levels ».
[17]
« I certainly hope that this will be the
case, that the world really will become
more multipolar, and that the views of
all actors in the international
community will be taken into account. No
matter whether a country is big or small,
there should be universally accepted
common rules that guarantee sovereignty
and peoples’ interests ».
[18]
« The tensions engendered by shifts
in distribution of economic and political
influence continue to grow. Mutual
distrust creates a burden that narrows
our possibilities for finding effective
responses to the real threats
and challenges facing the world today.
Essentially, the entire globalisation
project is in crisis today
and in Europe, as we know well, we hear
voices now saying that multiculturalism
has failed. I think this situation is
in many respects the result of mistaken,
hasty and to some extent over-confident
choices made by some countries’ elites
a quarter-of-a-century ago. Back then,
in the late 1980s-early 1990s, there was
a chance not just to accelerate
the globalisation process but also to give
it a different quality and make it more
harmonious and sustainable in nature ».
[19]
« Yes, formally speaking, modern
countries have all the attributes of democracy:
Elections, freedom of speech, access
to information, freedom of expression.
But even in the most advanced
democracies the majority of citizens
have no real influence on the political
process and no direct and real influence
on power.
People sense an ever-growing gap
between their interests and the elite’s
vision of the only correct course,
a course the elite itself chooses. The result
is that referendums and elections
increasingly often create surprises
for the authorities. People do not at all
vote as the official and respectable
media outlets advised them to, nor
as the mainstream parties advised them
to. Public movements that only recently
were too far left or too far right are
taking centre stage and pushing the political
heavyweights aside.
At first, these inconvenient results
were hastily declared anomaly or chance.
But when they became more frequent,
people started saying that society does
not understand those at the summit
of power and has not yet matured
sufficiently to be able to assess the authorities’
labour for the public good. Or they sink
into hysteria and declare it the result
of foreign, usually Russian, propaganda ».
[20] Benda J., La Trahison des
clercs, rééd., Paris, Grasset,
coll. « Les Cahiers rouges », 1990.
[21] F. Lordon, « La procession des
fulminants », texte installé sur le site
ACRIMED,
http://www.acrimed.org/article2057.html
; et « Un “cri de douleur” de Serge
July, par le Collectif Les mots sont
importants », texte installé le 1er juin
2005 sur le site
http://lmsi.net/article.php3?id_article=402
(accessible à partir du site ACRIMED).
[22] « It seems as if the elites do
not see the deepening stratification
in society and the erosion of the middle
class, while at the same time, they
implant ideological ideas that, in my opinion,
are destructive to cultural and national
identity. And in certain cases, in some
countries they subvert national
interests and renounce sovereignty
in exchange for the favour
of the suzerain.
This begs the question: who is
actually the fringe? The expanding class
of the supranational oligarchy and bureaucracy,
which is in fact often not elected
and not controlled by society, or the majority
of citizens, who want simple and plain
things – stability, free development of their
countries, prospects for their lives
and the lives of their children,
preserving their cultural identity, and,
finally, basic security for themselves
and their loved ones ».
[23] Sapir J., La Fin de l’Eurolibéralisme,
Paris, le Seuil, 2006.
[24] Sapir J. ., La Fin de l’Eurolibéralisme,
op.cit.
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