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Populismes et politique
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Dimanche 12 juin 2016
Version longue et développée de mes
réponses dans le cadre de
l’interview-débat avec Pierre-Alain
Taguieff qui a été réalisée par Alexis
Franco du site Atlantico et que
l’on peut retrouver
ici :
Alexis Franco – L’essor des
discours hostiles aux élites et au
système rencontre un écho particulier
chez les populations occidentales: que
ce soit aux Etats-Unis avec Donald Trump
ou en France avec Marine Le Pen, voire
aussi chez les partisans d’un Brexit.
Pourquoi en sommes-nous arrivés à un tel
degré inédit d’opposition entre le
peuple et les élites ? Quels exemples
l’illustrent le mieux selon vous ?
La montée du populisme est un
phénomène assez ancien, qui traduit une
profonde fracture entre le peuple et ce
que l’on appelle les « élites ». Cela se
manifeste par le fait que ces dites
« élites » ne sont plus capables de
représenter le peuple. Cette fracture
cependant s’enracine dans plusieurs
sentiments.
Il y a, tout d‘abord, le sentiment
qui monte dans la population que ses
élus, et globalement les milieux
politiques, constituent en réalité une
« caste » aux intérêts séparés et
contradictoires avec ceux de la
population. Ce sentiment se nourrit de
la pratique d’un « entre-soi », d’un
langage condescendant employé à l’égard
de qui ne fait pas partie de la
« caste ». Il se nourrit aussi des
attitudes trop souvent fréquentes au
sein des politiques, des collusions
évidentes avec le monde des affaires,
mais aussi de cette proximité avec ceux
du spectacle et du journalisme. Tout
cela accrédite donc l’idée que l’on est
en présence d’une « caste » au mode de
vie particulier et qui vit séparée du
reste de la population et qui finit par
ignorer la vie réelle de la majorité des
ses concitoyens. C’est le schéma
traditionnel sur lequel se développe
traditionnellement le populisme à
travers la représentation de deux mondes
opposés : « eux » et « nous ». Cette
représentation renvoie, en particulier
dans l’imaginaire politique en France, à
la coupure symbolique d’avant 1789 entre
noblesse et tiers-état. Elle s’articule
avec le caractère de plus en plus
ouvertement cosmopolite de cette
« caste » qui enracine l’idée d’une
séparation totale avec le peuple resté
lié à la Nation.
Mais, ce type de représentation n’est
pas propre à l’imaginaire politique
français. On le retrouve dans de
nombreux pays. Il en est ainsi de
l’opposition entre un « peuple »
travailleur et une « élite » corrompue,
que l’on retrouve aux Etats-Unis avec
l’opposition entre Washington et « Capitol
Hill », assimilé à la noblesse
britannique et l’américain moyen qui se
représente comme le descendant légitimes
des « insurgents ». Il faut savoir que
le populisme fait parti de la culture
politique des Etats-Unis depuis
longtemps. Ce qui semble nouveau, tant
dans la cas de Trump que dans celui de
Bernie Sanders, c’est que les grands
courants de « l’establishement »
politique, tant chez les Républicains
que chez les Démocrates, ne soit plus
capable de canaliser cette dimension
populiste.
Mais, si l’on revient en Europe, il y
a quelque chose de nouveau dans la
poussée actuelle du populisme. De fait à
l’image habituelle des représentations
populistes, les « petit contre les
gros », est venue se superposer une
autre, plus moderne et plus redoutable
dans ses effets : celle d’une élite
technocratique qui dépossède les
électeurs de leur pouvoir et qui conduit
le pays progressivement vers la
tyrannie. Cette nouvelle image devient
aujourd’hui de plus en plus prégnante en
Europe depuis maintenant une quinzaine
d‘années. Et il y a des raisons bien
réelles à cela. De fait, l’événement
fondateur de cette représentation a été
la confiscation du vote des électeurs
français et néerlandais lors du
référendum de 2005 sur le Traité
Constitutionnel Européen. D’autres cas
sont venus renforcer cette
représentation et plus généralement le
fait que la voix du peuple soit de moins
en moins écoutée accrédite bien entendu
cette image. C’est ce qui explique la
radicalisation des opinions populistes
aujourd’hui en Europe.
Il est aujourd’hui évident que
l’Union européenne concentre une large
part du ressentiment contre les
«élites ». Les partis populistes,
d’ailleurs, se positionnent
essentiellement en critique ou en
opposition radicale à l’UE. Mais, la
montée de ces partis s’explique aussi,
et il ne faut pas l’oublier, par les
dérives anti-démocratiques que l’on
observe dans ces différents pays. Le
fait que depuis une quinzaine d‘années,
en Europe, on puisse associer les
dérives anti-démocratiques et la
construction européenne a constitué un
terreau des plus fertiles au
développement du populisme. En un sens,
il le rend inévitable.
Alexis Franco – Existe-t-il
un dénominateur commun aux « élites »
dénoncées partout en Occident, tant sur
le plan des méthodes employées que de
l’idéologie qu’ils véhiculent ?
La montée d’un pouvoir à la fois
technocratique, en cela qu’il entend
substituer des choix « techniques » aux
choix politiques, mais aussi
oligarchique, ce que l’on constate avec
la crise des classes moyennes et
l’ouverture de l’écart entre les plus
riches et le reste de la population est
le grand dénominateur commun des élites
modernes. Elles sont fondamentalement
oligarchiques dans leurs intérêts, mais
elles dissimulent cela derrière un
discours qui se prétend fondé en
technique, et ce discours est
essentiellement d’apparence économique.
J’avais identifié cette évolution dans
mon livre de 2002, Les économistes
contre la démocratie.
L’abus des techniques dites de
« communication » qui ont remplacé dans
les grands partis le discours politique
(au sens de la définition du bien
commun), la collusion entre les
politiques dominants et les
journalistes, collusion qui va jusqu’à
l’intime – que les politiques se mettent
en couple avec des journalistes ou
qu’ils livrent à pâture leur intimité
aux journalistes – constituent les
méthodes de cette élite oligarcho-technocratique.
On revient ici à la critique du
libéralisme articulée par Carl Schmitt.
Ce qui est en cause c’est la
dépersonnalisation de l’action
politique. Cette dépersonnalisation
conduit à une dépolitisation des
sociétés, processus qui porte en lui le
germe de leur disparition. Dans les
régimes actuels dits de démocratie
parlementaire, le pouvoir en apparence
n’est plus celui des hommes mais celui
des lois. Or, ces les lois ne “règnent”
pas ; elles s’imposent comme des normes
générales, de manière « technique », aux
individus. Dans un tel régime, il n’y a
plus de place pour la controverse et la
lutte pour le pouvoir et pour l’action
politique[1].
Il n’y a plus de place que pour une
polarité entre raisonnement que l’on
prétend technique et posture morale. On
a donc bien cette dépolitisation du
politique qui est ressentie comme une
agression insupportable par une majorité
du peuple car elle vise à lui retirer
cette capacité de décider, c’est à dire
sa souveraineté. C’est ce qu’une partie
des analystes politiques ne comprend
pas, parce qu’ils ne comprennent pas la
place fondatrice de la souveraineté dans
la démocratie. Tel est le thème de mon
récent livre Souveraineté,
Démocratie, Laïcité[2].
Mais, facteur aggravant, cette
dépolitisation se fait sous couvert d’un
discours moralisateur, la « posture
morale », qui caractérise une large part
des politiques depuis la fin des années
1980 et ce que l’on avait appelé la
fameuse « génération morale ».
En réalité, ce système de références
n’est qu’une apparence, une idéologie au
sens marxiste du terme. Il n’existe que
pour masquer le pouvoir – lui bien réel
– de ce que j’ai appelé l’élite
oligarcho-technique. Cela est devenu
manifeste aujourd’hui à de plus en plus
de gens. C’est ce qui explique le succès
croissant des mouvements populistes.
Mais, le sentiment d’avoir été dépossédé
du pouvoir démocratique se combine de
plus avec un réel sentiment de rage qui
provient du fait que ceux qui ont
capturé à leur profit la politique, ceux
qui ont tiré profit de cette
dépossession du plus grand nombre, l’on
fait sous couvert de la morale. Il est
difficile d’imaginer une situation pire
que celle ou un petit groupe commet des
actes contraires à la morale mais au nom
de cette dernière. L’effondrement
politique, mais aussi moral, de ce que
l’on a appelé la « génération morale »,
cette génération devenue politiquement
adulte sous Mitterrand dont Hollande est
un représentant, ne laisse derrière lui
que décombres et désillusions.
Alexis Franco – Si les élites
devaient se remettre en question, que
devraient-elles changer pour retrouver
la confiance du peuple ?
Il faudrait que ces élites
comprennent la nature profonde de ce
processus duquel elles participent et
qu’elles acceptent de le remettre en
cause. Mais, pour cela, il faudrait que
ces élites soient disposées à remettre
en cause l’idéologie qui légitime leur
pouvoir. Il est très peu probable qu’il
en soit ainsi. Cela équivaudrait, pour
cette classe politique, à « gauche »
comme à droite, de commettre un
véritable suicide.
Il faut donc revenir sur ce qui
légitime cette dépossession du pouvoir
mais aussi cet accaparement inouï de
richesses auquel ces élites se livrent,
dans une parfaite bonne conscience, sous
nos yeux. L’idéologie qui est censée
légitimer cela c’est la transformation
du projet européen en une religion dont
ces élites se sont constituées tout à la
fois le clergé et le bras séculier. Des
personnages sont ainsi devenus des
archétypes, Jean-Claude Juncker pour la
Commission européenne, Pierre Moscovici,
ou Dijsselbloem. Ils allient en eux tout
à la fois l’arrogance de ces élites en
train de se transformer en caste, le
pouvoir de dire le « dogme » de cette
religion associé au pouvoir de décider
et de nuire – ce que l’on a appelé le
bras séculier – et enfin l’immense
accaparement d‘avantages matériels
divers et (a)variés qui les qualifie
comme membres de l’oligarchie.
Mais, cette transformation de la
construction européenne en une nouvelle
religion s’est accompagnée de la prise
de mesures qui sont en train de tuer
l’Union européenne. Et à cet égard, le
rôle de l’Euro a été important. Le fait
est aujourd’hui reconnu par des
autorités en économie. Lord Mervyn King,
l’ancien gouverneur de la Bank of
England ou Banque Centrale du
Royaume-Uni (de 2003 à 2013), vient de
sortir un livre[3]
dans lequel il étrille l’Euro et dont le
journal britannique The Telegraph
a publié des « bonnes feuilles »[4].
On annonce la sortie d’un nouvel ouvrage
de Joseph Stiglitz, ci-devant prix
Nobel, entièrement consacré au risque
que l’Euro fait peser sur l’économie de
l’Union européenne[5].
La sortie de ces deux ouvrages est
symptomatique. Depuis la crise entre l’Eurozone
et le gouvernement grec du premier
semestre 2015, les langues se délient,
et la parole se libère. Il y a ici une
dimension politique, et c’est la
question de la souveraineté à laquelle
j’ai consacré un récent ouvrage[6],
et il y a une dimension économique,
celle que traitent King et Stiglitz.
Plutôt que de l’admettre, l’élite se
jette à corps perdu dans une fuite en
avant européiste dont les conséquences
seront catastrophiques. Clairement, elle
n’est plus capable de remettre en cause
sa croyance religieuse. Il faudra donc
s’en débarrasser.
Car, la seule manière de sortir de
cette situation pour des dirigeants
politiques serait de refaire de la
politique, non pas tant sur des sujets
que l’on dit sociétaux, piste sur
laquelle s’aventure et se perd Nicolas
Sarkozy, mais sur le fond : notre
rapport à l’UE, le modèle économique et
social que nous voulons pour les trente
prochaines années, la question des
alliances de notre politique étrangère
et enfin la question des institutions et
de la réintroduction de véritables
mécanismes démocratiques. Mais, on doit
alors constater qu’il n’y a en France
que trois personnes à porter, avec
d’ailleurs des différences
substantielles entre eux un tel discours
profondément politique : Marine le Pen,
Nicolas Dupont-Aignan et Jean-Luc
Mélenchon. Il sera donc des plus
instructif de regarder où montera
l’addition de leurs voies au soir du
premier tour de l’élection
présidentielle de 2017. Car, ne nous y
trompons pas, ces trois candidats,
au-delà de leurs désaccords, renouent
avec le politique dans leurs discours.
Alexis Franco – Combien de
temps cette situation pourra-t-elle
durer ? Quelle pourrait en être l’issue
en France ?
Il est aujourd’hui évident que la
fracture entre l’élite, ce que
Jean-Pierre Chevènement appelait
« l’établissement » et la majorité de la
population est un fait politique majeur.
On n’a pas assez dit en quoi la victoire
du « non » lors du référendum de 2005
avait été un premier soulèvement
démocratique contre cet
« établissement ». Ce soulèvement, pour
être victorieux, peut nécessiter des
postures populistes.
Dans certaines conditions, la
légitimité charismatique, qui est au
cœur du populisme, permet de revigorer
la démocratie. Le principal ennemi de
l’Etat démocratique, et des principes de
l’ordre démocratique, n’est pas l’Etat
réactionnaire, mais bien en réalité
l’Etat collusif, cet Etat dominé par la
caste oligarcho-technocratique, vers
lequel nous nous acheminons depuis
maintenant une trentaine d’années.
L’Etat démocratique qui allie la
légitimité démocratique et la légitimité
bureaucratique est traversé par une
contradiction assez fondamentale entre
ces deux formes de légitimations. L’Etat
collusif apparaît – hélas – comme la
forme la plus stable en dynamique
de ces structures de légitimation, suivi
par l’Etat populiste (la
combinaison de la légitimité
charismatique et de la légitimité
démocratique). Pour éviter que
l’Etat démocratique ne se
transforme en Etat collusif, il
faut réintroduire en son sein une
dimension charismatique et donc de
formes de l’Etat populiste.
Cela pose la question du
politique et de la politique.
Le politique se définit par l’opposition
amis/ennemis. Dans la sphère du
politique, on est en présence
d’affrontements irréductibles qui
impliquent alors au sein de chaque camp,
des alliances jusqu’au moment où la
question définissant l’opposition
initiale est tranchée. Dans le domaine
de la politique l’expression
des diverses sensibilités retrouve ses
droits et la présence de désaccords
persistant redevient légitime.
Tel est donc l’enjeu des conflits
politiques actuels. On sait qu’au sein
du mouvement espagnol PODEMOS, il y a
une dimension charismatique évidente. Il
convient dès lors de dégager la notion
de populisme de ses atours négatifs. Le
populisme, au sens des formes politiques
renvoyant à la légitimité charismatique,
n’est pas la démagogie. Cela renvoie au
problème de l’action décisionnelle,
l’acte de gouvernement, mais aussi à la
question de l’action exceptionnelle qui
nécessite justement cette forme de
décision.
Désormais, entre la caste oligarcho-technocratique
et ses opposants, la fracture est
profonde et irrémédiable. Mais à cela
s’ajoute le fait que le pouvoir,
Hollande et Valls, est profondément
déconsidéré et délégitimé.
Ce pouvoir peut se maintenir par une
combinaison de force répressive et
d‘artifices. Il se reposera sur des
mécanismes institutionnels (comme le
49-3), tout comme il cherchera à
soudoyer certains segments de la société
dans une logique clientéliste qui est le
pendant de sa nature profonde
oligarchique. Mais, il sera sans cesse
confronté à des révoltes locales. Nous
allons vivre des mois très troublés,
mais l’élection présidentielle prendra
la nature d’un référendum. Si, du moins,
on arrive jusque là.
[1] Bellamy R., (1994). ‘Dethroning
Politics’: Liberalism, Constitutionalism
and Democracy in the Thought of F. A.
Hayek. British Journal of Political
Science, 24, pp 419-441.
[2] Sapir J., Souveraineté,
Démocratie, Laïcité, Paris,
Michalon, 2016.
[3] King, Mervyn A., The End Of
Alchemy: Money, Banking And The Future
Of The Global Economy, Londres,
Little, Brown.
[4]
http://www.telegraph.co.uk/business/2016/02/28/lord-mervyn-king-forgive-them-their-debts-is-not-the-answer/
[5] Stiglitz Joseph E., The
Euro: And its Threat to the Future of
Europe, New Yok, Allen Lane, 2016.
[6] Sapir J., Souveraineté,
Démocratie, Laïcité, Michalon,
Paris, janvier 2016.
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