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Nuits Debout
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Mardi 12 avril 2016
Le mouvement « Nuit Debout » a pris
une ampleur surprenante en France, et ce
en dépit des pressions policières
constantes et multiformes dont il fait
l’objet. A partir de Paris, où il fut
lancé, il s’est étendu à près de 50
villes dans le pays. Issu du mouvement
de protestation contre la « loi El
Khomri », il assure une forme de
pérennisation de la mobilisation. Mais,
il dépasse cette dernière. On voit bien
que dans ce mouvement s’exprime une
immense frustration politique, qui est à
la hauteur des trahisons du P « S »
(pardon du DPMP ou Deuxième Parti Du
Patronat) mais aussi un immense espoir.
Au-delà du nombre de personnes
concernées, c’est bien le signe que
quelque chose est en train de se
produire. Ce mouvement qui est dit
« inorganisé », et qui est clairement
« a-partisans » mais pas apolitique, et
au sein duquel circulent des militants
bien identifiables, constitue un
phénomène politique qui pourrait être
majeur dans les mois à venir. Ceci
impose de poser un certain nombre de
questions.
-
Quelle
extension pour le mouvement ?
Ce mouvement est surtout notoire pour
son extension géographique. C’est en
cela qu’il est actuellement
impressionnant. Il se produit, de
quelques dizaines à plusieurs centaines,
voire à des milliers de participants,
dans des villes de France qui ne sont
pas seulement des grandes métropoles ou
des villes universitaires. Ce mouvement
n’est pas sans rappeler les « assemblées
générales » des grands mouvements
sociaux que l’on a connus des années
1960 à la fin du vingtième siècle. Il
s’en diffère néanmoins parce qu’il se
construit dans le contexte d’un désastre
politique affectant tant les
« Républicains » (à droite) que le P
« S » qui n’aura jamais mieux que
maintenant mérité son véritable nom de
Deuxième Parti Du Patronat. Mais, si
l’extension géographique de ce mouvement
est une bonne chose, elle ne doit pas
masquer le problème de l’extension
sociale.
Le nombre de personnes pouvant venir
chaque soir et passer une partie de la
nuit est nécessairement limité. Le
mouvement va devoir se poser le problème
de son extension à des couches sociales
plus défavorisées. Pour l’instant ces
dernières sont beaucoup moins présentes
que les étudiants (chômeurs ou non) et
les classes moyennes. De ce point de
vue, il est bon de ne pas se fonder
uniquement sur la composition sociale du
mouvement à Paris et des quelques
grandes villes. Mais, la capacité de ce
mouvement à faire la jonction tant avec
les couches populaires des grandes
métropoles qu’avec les exclus de la
France des petites villes est l’une des
conditions de sa survie.
-
La
question du débouché politique
Au-delà de cette extension sociale se
pose, et se posera toujours plus, la
question du débouché politique de ce
mouvement. Le mouvement est politique,
mais il n’est pas politicien. Il est
nait aussi de l’impasse actuelle où à
conduit le gouvernement dit « de
gauche » présidé par François Hollande.
On comprend parfaitement que le naufrage
de la soi-disant « gauche de
gouvernement » (et qu’il vaudrait mieux
appeler la « gauche de pouvoir », celle
qui copine avec les milieux d’affaires
et se met plein les poches à chaque fois
qu’elle peut) est l’un des moteurs du
mouvement. On devine que ce même
mouvement n’a rien de commun avec les
propositions des différents candidats à
la candidature des « Républicains »,
c’est à dire de l’ex-UMP ou de ses
satellites centristes. Les propos
scandaleux d’un François Fillon,
appelant à couvrir du manteau de Noé la
fraude fiscale, ne font que confirmer ce
que l’on peut deviner dans les discours
d’un Alain Juppé, ancien homme à tout
faire (y compris le pire) et qui est en
voie de passer de la rigidité à la
momification, d’un Le Maire, d’un
Wauquiez, d’une NKM…
De fait, le mouvement « Nuit Debout »
se veut un double refus et de la
politique actuelle et du retour à une
politique passée. Car, il y a dans ce
mouvement le constat, implicite chez
certains, explicite chez d’autres, que
ces deux politiques n’en font qu’une.
Elles ne sont que la traduction du cadre
disciplinaire qu’imposent l’Euro, mais
aussi l’Union européenne actuelle, à la
France. On en a un parfait exemple avec
la « Loi El Khomri ». Mais, ce constat
ne suffit pas. Un mouvement ne peut s’en
contenter. Il lui faut trouver une
perspective, tant à court qu’à moyen
terme. Les exemples de l’Italie (avec le
M5S de Beppe Grillo) et de l’Espagne
(avec PODEMOS), montrent que la création
de nouvelles forces politiques peut
constituer un débouché pour ce
mouvement. Mais, en même temps, les
incertitudes politiques qui pèsent sur
PODEMOS ou qui parasitent le M5S,
montrent aussi qu’un minimum de
clarification est nécessaire.
-
Quelle
organisation ?
Une dernière question doit être
posée. Si ce mouvement veut pouvoir
durer, la question de sa structuration
et de son organisation se posera. On
entend beaucoup faire les louanges de la
« transversalité » du mouvement. Mais,
l’organisation décentralisée ne
fonctionne, on le sait, que quand existe
une forte homogénéité des
représentations parmi ses membres. Cette
homogénéité, elle peut être atteinte par
une idéologie partagée, ou par ce que
l’on appelle une « doctrine »[1].
Or, aujourd’hui, l’homogénéité n’existe
que dans le refus d’une situation
considérée, à très juste titre, comme
inacceptable. Il n’y a pas de
« doctrine » capable d’assurer cette
homogénéité des représentations qui est
nécessaire pour une réelle
décentralisation de l’action. Dès lors,
le problème se pose du débouché
politique du mouvement. Il doit se fixer
un débouché à relativement court terme
s’il veut maintenir sa capacité de
mobilisation. Mais, l’absence
d’organisation et de structuration qui
actuellement le caractérise, et qui
suffisait dans la phase initiale de la
mobilisation, risque de lui être fatale
dans les semaines à venir. A moins que,
progressivement, ne surgisse une forme
d’organisation bien mieux constituée.
Telle est l’enjeu des semaines à venir.
[1] On lira avec profit sur ce point
les derniers chapitres de Van Creveld
M., Command in War, MIT press,
Cambridge (Mass.), 1985, qui compare les
formes d’organisations
hyper-centralisées et les formes
décentralisées au sein des organisations
militaires.
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