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Après la 9 mars
Jacques Sapir

© Jacques
Sapir
Jeudi 10 mars 2016
Les manifestations du 9 mars dernier
ont été des succès significatifs. Elles
annoncent une montée en puissance de la
mobilisation contre la « loi Travail »,
qu’elle soit rebaptisée ou non. Mais,
ces manifestations, et celles qui
suivront durant ce mois, posent le
problème de leur réel débouché. Car, on
devine bien quelle sera la stratégie du
gouvernement : faire le gros dos, lâcher
deux ou trois concessions pour détacher
un ou deux syndicats du front contre
cette loi (et la CFDT apparaît comme
toute désignée dans cette opération), et
faire passer l’essentiel de cette loi.
Le problème est d’autant plus important
que l’on voit bien, à droite,
s’organiser une indécente « course à
l’échalote ». Alain Juppé se prononce en
faveur de cette loi, pour être doublé
sur sa droite par NKM qui veut interdire
le CDI aux jeunes arrivant sur le marché
du travail, tandis que François Fillon
rajoute quelques dizaines de milliards
aux économies qu’il prétend réaliser si
jamais il était élu. Les hebdomadaires
de cette droite, de l’Express
au Point se déchainent contre
le mouvement social et chantent les
louanges d’Emmanuel Macron. Ce ne sont
point les chiens qui sont lâchés, car
ces animaux ne méritent point
l’indignité de cette comparaison, mais
bien les hyènes.
L’hypothèse
de la grève générale
Il faut se poser la question de la
nature du mouvement qui pourra imposer
une défaite aux projets désastreux du
gouvernement, et imposer un changement
radical de la politique économique qui
détermine en réalité la politique
sociale. Une issue s’impose, mais elle
est à l’évidence improbable : celle de
la grève générale. On voit bien la
réticence dans les appareils syndicaux
devant un tel mot d’ordre. Et,
assurément, un mot d’ordre de grève
générale ne se lance pas n’importe
comment. Une grève générale est un
affrontement majeur avec le pouvoir
politique. Le risque d’une défaite doit
être méticuleusement pesé, car cette
défaite pourrait avoir des conséquences
incalculables. Un mot d’ordre de grève
générale se lance quand le mouvement
social est à l’offensive, ce qui n’est
pas encore le cas. Par ailleurs, et
au-delà de ces problèmes de stratégie,
il faut comprendre que les directions
réformistes des principales centrales
syndicales sont largement opposées à ce
type de mot d’ordre. Une grève générale
ne pourrait être lancée que sur la base
de comités d’action unissant les
travailleurs, les futurs travailleurs
(les jeunes) et les exclus du travail.
C’est à cette condition qu’elle aurait
une chance raisonnable de réussir. Rien
ne dit que ces comités d’action, qui
seraient de véritables Comités
d’Action de la Révolte Sociale, ne
se constitueront pas dans le cadre de
cette mobilisation. Mais, aujourd’hui,
le mot d’ordre de grève général serait
prématuré. Il faut donc penser dans
quelles conditions on peut peser sur les
choix gouvernementaux et dans le même
temps préparer les luttes futures.
Déjouer le
piège de l’Elysée
On voit bien la stratégie de nos
gouvernants. Ils sont persuadés, et ils
n’ont pas tort sur ce point, qu’une
élection se gagne (ou se perd) au
deuxième tour. Ils entendent donc
enfermer leur électorat dans le dilemme
suivant : soit vous votez pour nous,
quoi que vous puissiez penser de nous,
soit ce qui se profile à l’horizon est
bien pire. C’est là tout le sens des
appels à une « primaire » de la
« gauche », comme si il y avait encore
un terrain commun entre François
Hollande, Manuel Valls, et des électeurs
désireux réellement de faire avancer le
progrès social en France. C’est aussi là
le sens des appels à l’unité que l’on
entend ici ou là, et même au sein des
adversaires de la loi « Travail ». C’est
là le piège qu’il nous faut déjouer.
Il faut refuser de se laisser
embarquer dans une logique de « second
tour » et affirmer qu’il y a une autre
solution : celle de l’abstention. Non de
l’abstention honteuse, ou tardive, mais
de l’abstention revendiquée haut et fort
comme une arme visant à la fois les
infâmes calculs politiciens de ces
stratèges en chambre de l’Elysée, et
visant la légitimité du candidat du
système qui pourrait être – au pire –
l’élu de 2017. Car, il est clair que si
un Alain Juppé ou quelque autre cheval
de retour de l’ex-UMP était élu avec 50%
d’abstention, sa légitimité serait très
faible, et il serait vulnérable
immédiatement à un mouvement social
contre les ordonnances dont il entend
faire usage pour légiférer par décret.
Il faut donc s’organiser à la base
autour d’un noyau de propositions dont
le refus de prise en compte entraînerait
l’abstention. C’est une arme puissante
pour déstabiliser le Deuxième Parti
Du Patronat (ou DPMP) soit le P
« S » dont c’est devenu le nom réel.
Car, s’il est une chose qui terrifie ces
apparatchiki c’est bien la
perte des postes, des prébendes, des
sinécures que leur rapporte le scrutin
majoritaire à deux tours.
Une autre
stratégie est possible
Ceci n’est nullement l’équivalent
d’un retrait sur l’Aventin. C’est une
forme de chantage, car il faut bien user
de ce mot, disant que tout candidat qui
ne rejetterait pas la loi « Travail »,
quelque soit sa forme définitive, mais
aussi la réforme du collège et d’autres
mesures lamentables prises depuis 2012,
ne pourrait compter sur les voix des
électeurs de gauche. Si des comités
d’action peuvent s’organiser sur cette
base, ils sont susceptibles de peser sur
les représentations politiciennes de nos
gouvernants. Ces comités, qui pourraient
d’ailleurs inclure dans leurs
propositions d’autres choses à ce noyau
(loi « Travail » et refus de la réforme
des collèges) dont l’évidence saute
aujourd’hui aux yeux, pourraient par
ailleurs être le premier pas vers la
constitution des Comités d’Action De
la Révolte Sociale. Ils
permettraient de réaliser une véritable
unité à la base entre militants de
différents partis (et pas tous
nécessairement de gauche) mais aussi
militants inorganisés et méfiants quant
aux divers partis aujourd’hui en
présence, en dégageant un minimum de
points d’accord. Si nos gouvernants
s’obstinent (ces cannibales…) dans la
voie funeste qui est la leur, voie qui
est dictée tout à plein par l’Euro et
par la réglementation de l’Union
européenne, alors ces comités feront
campagne pour une abstention active au
second tour de l’élection présidentielle
et des élections législatives qui
suivront. Or, il suffit que ce mot
d’ordre soit repris par une fraction de
l’électorat de gauche et il condamne le
DPDP (qui se fait appeler le P « S ») à
une défaite ignominieuse.
Il faut savoir et comprendre qu’une
mobilisation comme celle qui est en
train de se constituer, a besoin de
lieux dans laquelle elle s’enracine si
elle veut survivre aux événements qui ne
manqueront pas de survenir. Il ne suffit
donc pas de crier son opposition à la
loi « Travail », même s’il faut le
faire. Il ne suffit donc pas d’aller
dans des manifestations. Il faut
organiser le mouvement à la base, lui
donner des formes démocratiques, ou
s’attendre à toutes les trahisons.
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