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L’Euro, poison de l’Europe
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Vendredi 4 mars 2016
L’Union européenne est en crise ;
c’est aujourd’hui une évidence. Les
accords de Schengen sont sur le point
d’être révoqués, si ce n’est dans le
droit du moins dans les faits. Le
désastre crée par le « marché unique »
non équilibré par des capacités d’action
à la mesure de ce dit marché est
aujourd’hui patent. Mais, plus que tout,
l’origine de cette crise trouve sa
source dans l’Euro. Il agit tel un acide
qui corrode les fondations économiques
et sociales des pays qui l’ont adopté.
Il met à mal la démocratie et suscite,
peu à peu, la montée de pouvoirs
tyranniques. C’est en partie la thèse du
livre écrit par Lord Mervyn King,
l’ancien gouverneur de la Bank of
England ou Banque Centrale du
Royaume-Uni (de 2003 à 2013)
[1]. Il faut ici souligner la portée
de cet ouvrage. C’est la première fois
qu’un ancien banquier central prend de
manière si claire et si directe position
contre l’Euro. Il n’est pas le seul. On
annonce pour le 31 mai 2016 la sortie
d’un nouvel ouvrage de Joseph Stiglitz,
ancien prix Nobel d’économie,
entièrement consacré au risque que
l’Euro fait peser sur l’économie de
l’Union européenne[2].
La sortie de ces deux ouvrages est très
symptomatique. Les langues se délient,
et la parole se libère.
L’Euro, cet acide
puissant de l’idée européenne
L’Euro, on le sait, provoque des
dysfonctionnements de plus en plus
importants dans les économies des pays
qui l’ont adopté, sauf peut-être
l’Allemagne. La Zone Euro se heurte en
fait à la nécessité de l’existence de
taux d’inflation différents selon les
pays, quand leur démographie et leur
situation structurelle sont trop
différentes. C’est d’ailleurs là l’un
des arguments de King. J’avais développé
ce même argument dans mon livre
Faut-il sortir de l’Euro publié en
2012[3].
L’Union Monétaire implique que la
même politique monétaire sera
conduite sur l’ensemble des pays de la
zone, ce qui implique qu’elle sera soit
trop restrictive soit trop accommodante
suivant les différents pays. Il ne faut
donc pas s’étonner que la monnaie unique
soit à l’origine de crises répétées.
Ces crises ont des conséquences
sociales importantes, directes avec la
montée du chômage et en particulier du
chômage des jeunes dans les pays
d’Europe du Sud ou indirectes avec les
politiques budgétaires adoptées pour
« sauver l’Euro ». Il provoque des
crises à répétition entre les
pays, les dresse les uns contre les
autres, et menace la nécessaire
coopération européenne. L’Euro constitue
donc une menace pour directe pour l’état
d’esprit européen, tel qu’il s’était
développé depuis le traité
franco-allemand de 1963 et jusqu’à la
chute du mur de Berlin. Mais il y a
plus. L’existence de l’Euro implique le
sacrifice de la souveraineté, et ce
sacrifice entraine la fin de la
démocratie. Un des grand lecteurs de
Jean Bodin, Pierre Mesnard, l’a écrit de
manière très claire : « Posons la
souveraineté, nous instaurons la
République »[4].
Nous en avons la démonstration par
l’absurde ; la suppression de la
souveraineté entraîne la crise du projet
républicain. Cela se traduit par la
rébellion démocratique des peuples de
l’Europe du Sud auxquels les
institutions de l’Union Européenne et
celles de la zone Euro cherchent sans
cesse à arracher plus de richesse au
profit de l’Allemagne et de ses
satellites. Mervyn King prédit alors,
une crise tant économique que politique
si les pays membres de la zone Euro
s’obstinent dans la voie folle et
suicidaire de la monnaie unique, et on
peut montrer que cet « oubli » du
problème de la souveraineté est à la
base de la crise politique qui monte[5].
Ce constat est partagé par de
nombreux économistes, dont plusieurs
prix Nobel, mais aussi par des hommes
politiques de premier plan comme Oskar
Lafontaine (ex dirigeant du SPD er
fondateur du parti de la gauche radicale
allemande Die Linke)[6],
Stefano Fassina, ancien ministre du
gouvernement de centre-gauche en Italie[7],
ainsi que bien d’autres. Pourtant, il
n’a pas conduit – du moins dans notre
pays – à une remise en cause de l’Euro.
Une remise en cause qui aujourd’hui
s’impose pourtant. Et cela aboutit à
poser la question : pourquoi donc l’Euro
a-t-il été mis en place ?
Pourquoi l’Euro?
Le projet est ancien. On peut dater
le début d’une réflexion sur une monnaie
unique européenne de la fin des années
1960, et en particulier du rapport
Werner[8].
Mais, les obstacles étaient, eux aussi,
bien connus. En 1977, le président de la
Commission européenne, le Britannique
Roy Jenkins, proposa la création d’une
monnaie unique pour les pays qui
composaient alors la Communauté
économique européenne. Mais il liait sa
proposition à un budget communautaire se
montant à 10 % du produit intérieur brut
(PIB) des pays membres. Cette idée était
techniquement logique, mais fut
politiquement rejetée par la
totalité des pays concernés. Elle l’est
toujours aujourd’hui où le budget de
l’Union européenne ne dépasse pas les
1,25% du PIB. Or, sans budget fédéral,
il était clair que l’Euro ne pourrait
fonctionner. Pourtant, on a fait l’Euro
et on l’a fait sans se donner les moyens
de la faire fonctionner. Cela demande
explication.
Depuis la fin des années 1980 s’est
affirmé un projet politique : celui de
mettre en place des institutions
fédérales. Or, ces institutions avaient
été, et sont toujours, refusées par les
peuples européens chaque fois que l’on
consent à leur demander leur avis. Il
fallait donc ruser. Les dirigeants
européens ont donc consciemment
construits des institutions incomplètes,
dont l’Euro est le meilleur exemple, en
espérant que les crises naissant de
cette incomplétude amèneraient les
peuples à consentir dans l’urgence à ce
à quoi ils s’étaient refusés de manière
raisonnée. Mais, cette ruse a failli.
Les crises se sont multipliées, les unes
après les autres. Pourtant, aucune n’a
engendrée ce dépassement fédéral que les
pères de l’Euro appelaient de leurs
vœux. Le gouvernement français est bien
seul, aujourd’hui, à porter le projet
fédéral. Même le gouvernement allemand,
qui fut longtemps son meilleur allié, se
détourne désormais d’une logique
politique qui ferait peser sur les
épaules de la seule Allemagne le fardeau
de la mise en place de ce fédéralisme et
se contente de défendre un statuquo qui
l’avantage à l’évidence.
Nous sommes dans une impasse. Ne
pouvant aller au-delà, et n’osant pas
retourner en deçà, nous sommes condamnés
à la crise. Et les crises se multiplient
dans la zone Euro, que ce soit la crise
de la Grèce, à laquelle aucune solution
n’a été apportée, la crise des banques
(et de l’économie) italienne, celle de
l’Espagne et du Portugal, mais aussi la
crise qui couve au sein de l’une des
plus importantes banques d’Allemagne, la
Deutsche Bank. Au-delà, l’Euro détruit
lentement les vieilles nations au sein
desquelles s’était construite et
consolidé la démocratie. Avec le traité
sur la coopération et la gouvernance, le
TSCG que François Hollande fit ratifier
en septembre 2012, c’est le budget qui
est en passe d’être retiré aux élus de
la Nation. Les politiciens ont ainsi
organisé leur propre impuissance pour
fuir leurs responsabilités et, quand ils
l’ont fait, ils sont partis pantoufler à
Bruxelles, comme on le vit pour Pierre
Moscovici.
Le saut du réel au
religieux
De fait, le débat sur l’Euro est
sorti du domaine de la raison et il est
entré dans l’espace du religieux. Si
vous vous opposez à l’Euro, on ne
cherchera pas à débattre ou à
argumenter, mais à vous déconsidérer, à
vous excommunier. Les arguments
renvoient alors à dogme : l’Euro
protège. Mais, de quoi, et comment, cela
n’est jamais dit, et pour cause. L’Euro
favorise la croissance est un autre
point du crédo, que démentent pourtant
les faits les plus évidents. Attaquez
l’Euro sur un point et, si l’on consent
à vous répondre, ce sera sur tout autre
chose. Nous sommes donc sortis du débat
rationnel, et il y a une raison à cela :
c’est que l’Euro n’est pas – et ne peut
pas être – un objet économique. Il n’est
même pas un objet politique. Il est
devenu un fantasme, celui qui dévoile en
réalité ce grand désir de nombreux
responsables et dirigeants politiques de
se fondre dans une masse indifférenciée
pour échapper à leurs responsabilités, à
courir en toute impunité vers
l’enrichissement personnel. Mais il
s’agit d’un fantasme inconscient. Car
nul ne peut objectivement avouer de
telles pulsions. Il faut les enjoliver
sous une forme où elles auront les
habits de la décence. Et cela explique
bien la violence des réactions que
provoque toute critique de l’Euro.
Mais, l’Euro ne s’est pas contenté
d’être un fantasme. Il est une réalité
tragique. Il faut comprendre son œuvre
mortifère et comment il détruit et la
France et l’Europe. Tous ceux qui
veulent défendre l’idée européenne
devraient s’en convaincre. L’Euro est
aujourd’hui non un atout mais un
obstacle à la construction européenne.
Et, la tentative de vouloir à tout prix
l’imposer est en train de provoquer
l’éclatement de l’Union européenne.
Notes
[1] King, Mervyn A., The End Of
Alchemy: Money, Banking And The Future
Of The Global Economy, Londres,
Little, Brown (à paraître)
[2] Stiglitz Joseph E., The
Euro: And its Threat to the Future of
Europe, New Yok, Allen Lane, 31 mai
2016, (à paraître)
[3] Sapir J., Faut-il sortir de
l’Euro ?, Paris, Le Seuil, 2012.
[4] Pierre Mesnard, (1952)
L’essor de la philosophie politique au
XVIième siècle, Paris, Vrin, p.
494.
[5] Sapir J., Souveraineté,
Démocratie, Laïcité, Michalon,
Paris, janvier 2016
[6] La déclaration se trouve dans le
journal Neues Deutschland:
http://www.neues-deutschland.de/artikel/820333.wirbrauchen-wieder-ein-europaeisches-waehrungssystem.html
ainsi que sur le blog d’Oskar Lafontaine
:
http://www.oskar-lafontaine.de/linkswirkt/details/f/1/t/wir-brauchen-wieder-ein-europaeischeswaehrungssystem/
[7] Fassina S., « For an alliance of
national liberation fronts »,
article publié sur le blog de Yanis
Varoufakis par Stefano Fassina, membre
du Parlement (PD), le 27 juillet 2015,
http://yanisvaroufakis.eu/2015/07/27/foran-alliance-of-national-liberation-fronts-by-stefano-fassina-mp/
[8] Aris M. et N. M. Healey, « The
European Monetary System », in
N. M. Healey, The Economics of the
New Europe, Londres-New York,
Routledge, 1995, p. 45-67.
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