RussEurope
Anniversaire
Jacques Sapir

© Jacques
Sapir
Dimanche 3 janvier 2016
Nous vivons un temps de
commémoration. Et, aujourd’hui, ce sont
les victimes des attentats de janvier
2015 que l’on nous invite à honorer.
Certains des témoignages qui sont
publiés sont respectables, et touchants.
Mais d’autres s’inscrivent dans une
logique qui est un attentat de plus à la
mémoire des personnes qui ont perdu leur
vie.
L’une des victimes de ces actes atroces
fut l’économiste Bernard Maris,
assassiné avec une partie de la
rédaction de Charlie Hebdo.
Fils de Républicains espagnols émigrés
en France, il avait fait de brillantes
études d’économie couronnées par une
thèse en 1975. Il avait suivi le
cursus honorum qui devait le mener
au poste de professeur et enchaîné les
postes, récoltant le prix de « meilleur
économiste » pour 1995 décerné par Le
Nouvel Economiste. Il avait aussi publié
des livres importants comme Ah Dieu
! Que la guerre économique est jolie !
(en 1998), ou Lettre ouverte aux
gourous de l’économie qui nous prennent
pour des imbéciles (en 1999). Il
fut l’auteur du remarquable
Antimanuel d’économie (publié chez
Bréal en 2 volumes) et d’un ouvrage
collectif important témoignant de son
intérêt pour les sciences sociales,
Gouverner par la peur en 2007. On
pouvait le suivre à la télévision ou sur
France-Inter. Il fut mon directeur de
collection de 2000 à 2002 chez Albin
Michel. Nous avions, alors, discuté
ensemble des journées entières et, de
ces discussions, devait surgir un autre
livre Les économistes contre la
démocratie qui fut publié en 2002.
Son écoeurement était immense devant le
comportement de certains économistes à
gages, dont la seule fonction est de
fournir des justifications à qui les
payent. Le projet d’un troisième livre,
rédigé avec l’un de mes anciens
étudiants russes sur la « transition »
en Russie ne se fit pas.
A chacune de nos rencontres, il ne
cessait de fulminer contre ce
gouvernement et le président. Il fut
nommé en 2011 au Conseil Général de la
Banque de France, alors qu’il avait déjà
largement exprimé ses doutes quant à la
survie de la zone Euro, il devait
franchir le pas au début de 2014 et
expliquer pour quelles raisons il était
désormais favorable à une dissolution de
la zone Euro et à un retour aux monnaies
nationales. J’avais vu ses positions
s’infléchir avec le temps parce qu’il
comprenait dans quelle impasse l’Euro
était en train d’enfermer tant la France
que l’Europe. Un livre lui rend hommage
qui sort le mercredi 6 janvier 2016[1].

Mais Bernard Maris ne fut pas la
seule victime. De grands dessinateurs,
mais aussi des personnes ordinaires, ont
perdu la vie lors de ces attentats qui
n’ont pas frappés que Charlie Hebdo.
Il faut aussi rappeler la mémoire de
Ahmed Merabet, 42 ans, enfant de
l’immigration, policier de la brigade
VTT du commissariat du XIème, assassiné
par les tueurs qui ont frappé Charlie
Hebdo. De même, on s’incline devant
Franck Brinsolaro, policier du service
de la protection de personnalités, qui
avait en charge la protection de Charb
de Charlie Hebdo ou encore leur
collègue tuée de sang froid par
Coulibaly.
Ces attentats n’ont été que le début
d’une série d’actes terroristes, dont
les massacres du 13 novembre ont été
comme un tragique point d’orgue. Et delà
surgit une question : le gouvernement
français a-t-il bien pris toute la
mesure du drame de janvier 2015 ? Car,
s’il est bon de s’émouvoir, de marcher
et de protester, il est encore meilleur,
et bien plus utile, de prévenir la
répétition de tels actes. On ne peut
qu’être rongé par cette question : tout
a-t-il bien été fait pour tenter
d’éviter la répétition de ces crimes ?
Et c’est là que la commémoration produit
une gêne certaine. A vouloir en rajouter
sur le registre de l’émotion, n’a-t-on
pas perdu en réflexion ? Il bien beau de
produire des documentaires, d’organiser
des concerts in memoriam, bref de
faire ce qu’exige de nous une société du
spectacle qui se repait des douleurs
collectives. Mais il serait bien plus
utile de répondre à certaines
interrogations. Les mesures que le
gouvernement s’est enfin résolu à
prendre, comme la suspension des accords
de Schengen, les contrôles et les
sanctions contre les « prédicateurs de
haine » n’ont-elles pas été trop
tardives ? A trop vouloir commémorer,
nous risquons de passer à côté de
véritables questions. Et de toutes,
c’est bien celle de la responsabilité du
gouvernement entre janvier et novembre
2015 qu’il faut poser. Pourquoi a-t-on
dit après l’attentat du Thalys
que des portiques étaient impossibles à
mettre en place dans les gares pour
découvrir soudain en décembre qu’une
telle mesure était parfaitement
applicable ?
Au-delà, la récupération politicienne
des attentats de janvier 2015 par le
gouvernement pose problème. On a dit
tout le dégoût que la mise en scène de
la marche de masse du 11 janvier 2015
pouvait inspirer et pourquoi, en dépit
de dégoût, il fallait y participer quand
même[2].
En prenant la responsabilité de faire
manifester les français en compagnie de
gens infréquentables, le gouvernement
français a pris la responsabilité de
salir un mouvement de masse. On dira que
ceci n’est qu’un épiphénomène, et que
les millions et millions qui ont marché
dans toute la France représentaient bien
plus que ces rangs de politiciens qui
n’ont eu aucune honte à marcher sur des
morts. Et l’on aura sans doute raison.
L’ampleur du mouvement était telle que
rien ne pouvait réellement l’atteindre.
Et pourtant, cette récupération mesquine
ne faisait qu’anticiper sur d’autres qui
sont encore en cours. Parler ainsi d’un
“génération Bataclan” est une profonde
ignominie. La dignité est visiblement un
mot inconnu des responsables de la
cellule de communication de François
Hollande.
Ces événements terribles auront, pour
la génération de 1968 et des années qui
suivirent, marqués un tournant radical.
Nous sommes définitivement sortis du
temps de l’espérance et de la joie pour
entrer dans une période sombre, même si
ce tournant était manifeste depuis des
années. Il nous faut en tirer les
leçons.

[1] Collectif, Pour saluer
Bernard Maris, éditions Flammarion,
Paris, en librairie le 6 janvier
[2] Sapir J. « A dimanche, hélas… »,
note publiée sur le carnet
RussEurope le 10 janvier 2015,
http://russeurope.hypotheses.org/3259
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