Opinion
A Kiev, les marronniers sont à nouveau
en fleur
Israël Shamir
Israël
Adam Shamir
Samedi 20 juin 2015
J’ai dû prendre mon courage à deux
mains pour aller en Ukraine. Il y a eu
une vague d’assassinats politiques dans
ce malheureux pays si aimable, et les
assassins courent toujours ; parmi les
victimes, Oles Buzina, écrivain de renom
et ami cher. Il y a deux ans, bien avant
la crise, nous avions pris un verre
ensemble sous un marronnier, dans une
guinguette au bord de l’eau. Buzina
avait la quarantaine, il était grand et
mince, avec un visage en lame de couteau
sarcastique, un crâne dégarni, un
soupçon de moustache, et fort mauvais
caractère. C’était un vrai Thersite
râleur au milieu des nationalistes
belliqueux de Kiev, qui se moquait de
leurs mythes sacrés en termes d’Ukraine
éternelle Uber alles. Il
appelait leur poète nationaliste
préféré, le premier à avoir écrit dans
le dialecte local « le vampire », à
cause de sa prédilection pour les scènes
sanglantes. Buzina écrivait en russe, la
langue que les écrivains cultivés
préfèrent en Ukraine, et qu’ils ont
affûtée depuis Gogol ; il rejetait
le discours chauviniste sur le coup
d’Etat de 2014.
Il a été descendu, à midi, dans une
rue près de chez lui, en plein centre de
Kiev, et les tireurs se sont évaporés
dans la tiédeur du mois d’avril. Il
n’était pas seul : des journalistes de
l’opposition ont été abattus, tels
Buzina et Soukhobok, des membres du
parlement, des préfets et des magistrats
ont été défénestrés comme Chechetov,
chef de parti, lors d’une « épidémie de
suicides ». Liquidés par des extrémistes
locaux opérant librement sur le
territoire, ou victimes de l’Equipe n°6
des Navy Seal, les tueurs américains qui
suppriment les ennemis de l’empire par
milliers, de l’Afghanistan jusqu’en
Ukraine et au Venezuela ? Qui sait. Bien
d’autres journalistes indépendants et
écrivains en ont réchappé de justesse,
fuyant en Russie tel Alexande
Tchalenko ou en Europe comme Anatoli
Chari.
Je les avais rencontrés à Kiev avant
les troubles. Je les ai revus en exil,
et ils m’ont parlé de menaces, de gangs
de hooligans et de néo-nazis écumant la
région. J’étais horrifié, parce qu’à mon
âge avancé je ne rêvais nullement d’un
séjour en cellule de tortures, mais la
curiosité, le désir de voir de mes
propres yeux et d’évaluer la situation
par moi-même, et par-dessus tout, une
envie de marronniers en pleine floraison
ont eu raison de ma trouille, et j’ai
pris un train bizarre Moscou – Kiev.
Toujours archiplein en temps normal, il
était à moitié vide. D’autres voyageurs
aussi se faisaient du souci ; les gardes
frontaliers ukrainiens étaient réputés
arrêter les gens au moindre soupçon ou
vous refuser l’entrée après quelques
heures dans un commissariat très
refroidissant.
Le garde qui visait mon passeport
israélien était un colosse en treillis
avec une grande bande exposant son
groupe sanguin en caractères latins ; IV
rhésus - . Mais il m’a laissé passer
après avoir fait des vérifications dans
son ordinateur et posé quelques
questions. Je devais voir bien des
soldats et officiers en treillis
militaire dans toute l’Ukraine, autant
qu’en Israël, peut-être. Le gouvernement
de Kiev s’est visiblement mis à la mode
israélienne : la pub pour l’armée est
partout, avec des appels à s’enrôler, à
soutenir les soldats, à nourrir les
soldats, à distraire les soldats, comme
si leurs soldats étaient en train de
défendre la patrie face aux barbares. En
fait, ils bombardent et pillent les
provinces rebelles, comme les Yankees
dans Autant en emporte le vent.
Le pillage a rendu la guerre fort
populaire pendant un temps, pour
l’Ukrainien moyen. Jusqu’à l’arrivée des
cercueils après deux défaites majeures
de l’armée de Kiev, à Ilovaïsk et
Debaltseve. Les images des jeunes hommes
morts au combat pour reprendre le
Donbass sont déployées sur les places
principales des villes ukrainiennes, et
cela fait trop de martyrs, pour une
petite guerre victorieuse. Le flux des
volontaires s’est tari, le régime a
commencé à enrôler les valides de tout
poil. Un certain nombre d’entre eux ont
alors choisi de filer en Russie ou se
sont cachés, mais l’armée reçoit le
renfort des compagnies privées de
mercenaires occidentaux, elle n‘est pas
en manque.
Les accords de Minsk ont mis un frein
à la guerre, mais les tirs et les
bombardements continuent. Les hostilités
peuvent reprendre de plus belle : les US
veulent une guerre par procuration
contre la Russie. Le régime peut choisir
la guerre pour des raisons économiques,
dans la mesure où les choses empirent.
Le niveau de vie a dégringolé : la
hryvnia, la monnaie locale, s’est
effondrée, les prix se sont envolés, et
les salaires et pensions n’ont pas
bougé.
Est-ce que les gens se plaignent,
est-ce qu’ils regrettent le coup d’Etat
de février 2014 ? Pas vraiment. Ils en
veulent à Poutine le Russe pour tous
leurs malheurs, et lui ont donné un
surnom obscène : « Poutine est jaloux
parce que nous allons rejoindre l’UE »,
m’a dit le patron d’un cyber café, un
balaise en tenue de camouflage, alors
même qu’au même moment, à Riga, les
dirigeants de l’Union européenne ont
bien précisé qu’il n’était pas question
que l’Ukraine devienne membre à part
entière de l’UE. A la rigueur, un membre
associé, comme la Turquie ou le Maghreb.
La propagande militariste (« épaulez nos
gars ») a eu de l’impact, comme celle
des nationalistes. Bien des Ukrainiens
parlent avec une haine palpable de la
Russie, ce qui ne les empêche pas
d’aller travailler et vivre en Russie
quand une occasion se présente.
Les Russes croient que les privations
vont faire retrouver leurs esprits
aux Ukrainiens, mais cela n’en prend pas
le chemin. Les Ukrainiens, comme tous
les Russes - et c’est ce qu’ils sont,
parce que l’Ukraine n’est que la région
sud-ouest de la Russie historique, elle
n’est pas moins russe que les autres -
sont costauds, têtus, patients, frugaux
et capables de survivre dans les
contextes les plus hostiles. Mais un
retournement reste possible : en 2004,
le premier putsch sur le Maïdan
(également sponsorisé par l’Occident)
avait installé un président
pro-occidental dans la place, mais il
s’était ridiculisé, et n’avait pas
réussi à se faire réélire. Ce second
putsch pourrait connaître une issue
semblable, mais cette fois-ci le régime
a décidé d’éliminer les partis
d’opposition. Le Parti communiste est
interdit, et le Parti des régions qui
gouvernait jusqu’alors a été démantelé,
ses membres n’ont pas le droit de
participer aux élections. Le régime de
Kiev n’a pas besoin d’une apparence de
démocratie, à partir du moment où il a
le soutien de l’Occident.
Je ne voudrais pas exagérer : Kiev,
ce n’est pas l’enfer sur terre, la ville
reste vivable. Les gens évitent
d’exprimer leur point de vue en public,
et il y en a qui ne veulent pas être vus
avec un Moscovite, mais ce n’est pas une
crainte qui les écrase. Les communistes
et les pro-Russes en général risquent
plus de perdre leur emploi que leur vie.
Et bien des Ukrainiens voient la Russie
avec chagrin et tendresse, et ils le
font savoir. Parmi eux, les communistes,
qui endurent des menaces quotidiennes ;
il y a aussi les chrétiens orthodoxes,
parce que le régime soutient l’église
catholique uniate de rite oriental et
essaie d’arracher à leurs églises les
orthodoxes ; il y a les écrivains qui
publient en russe, et les intellectuels
qui ont vu leurs journaux fermés, leurs
livres disparaître des rayons; enfin, il
y a les ouvriers des industries qui
tournent encore, parce que l’Ukraine
était la partie la plus industrialisée
de la Russie.
Dans le Sud-est de l’Ukraine, ils se
battent avec des armes, et ailleurs, la
guerre au ralenti, celle des mots et des
idées, continue. Pour quoi se
battent-ils donc ? La version russe de
l’histoire – les Ukrainiens ethniques
néo-nazis se réclamant de Bandera
persécutent les Russes d’Ukraine – est
une simplification très excessive. De
même, la version ukrainienne selon
laquelle l’Ukraine choisit l’Europe
plutôt que la Russie qui veut les
ramener dans son giron honni, ne tient
pas. La réalité est bien différente. On
le comprend à partir du moment où on
rencontre des Russes pro-Ukrainiens en
Russie. Ils sont nombreux,
influents, bien placés à Moscou,
contrairement aux Ukrainiens pro-Russes
de Kiev, nombreux et privés de droits
civils. La guerre civile se passe en
Ukraine et en Russie, et ce n’est pas
pour un enjeu ethnique, comme on le
prétend des deux côtes.
Il s’agit de la bagarre entre la
bourgeoisie compradore et ses ennemis,
les ouvriers, les industriels, les
militaires. La bagarre dure depuis 1985,
trente ans déjà. En 1991, c’est l’empire
qui avait gagné. L’Union soviétique
avait été démembrée, l’industrie et les
forces armées démantelées. La science
avait été éliminée, les ouvriers avaient
perdu leurs emplois. L’Etat, aussi bien
en Russie qu’en Ukraine, était à genoux
devant l’Empire. Un drame pour les
petites gens, une chance pour les
collabos.
Beaucoup de gens ont prospéré sur les
ruines de l’Union soviétique. Pas
seulement les oligarques, mais la classe
de tous ceux qui pouvaient prendre la
moindre part à la privatisation. Les
firmes occidentales achetaient les
industries, pour les démanteler. Le
complexe agricole a été détruit. La
Russie et l’Ukraine ont été soumises à
l’économie impériale globale : elles se
sont mises à acheter des biens
manufacturés et leur nourriture à
l’Ouest, ou en Chine, en dollars UD. La
Russie ne produisait plus que du pétrole
et du gaz.
Il y a eu deux tentatives pour
renverser la vapeur en Russie. Eltsine
les a bloquées les avec des tanks.
Détesté et usé, il avait choisi Poutine
pour lui succéder. Poutine avait été
choisi et soutenu par les oligarques et
par l’Occident pour tenir la Russie
d’une main de fer dans un gant de
velours, et la garder soumise et
dépendante. Tout doucement, il a
commencé à faire une place à la
souveraineté. La Russie de Poutine est
encore loin de l’indépendance, il n’est
pas sûr même que cela soit ce qu’il
cherche. Poutine n’est pas un
communiste, il ne veut pas la
restauration de l’Union soviétique, il
est loyal envers les Russes riches, il
reste fidèle à l’école de pensée
monétariste, il fait des affaires en
dollars et dans les banques
occidentales, il n’a pas nationalisé les
principales industries et les terres
raflées par les escrocs.
Et pourtant, c’est bien la troisième
tentative pour renverser la vapeur. Il a
fait bien plus que ce que l’Empire
autorisait. Il a franchi les lignes
rouges dans sa politique intérieure en
interdisant aux firmes occidentales
d’acheter les ressources naturelles
russes ; il a franchi la ligne rouge en
politique étrangère, en protégeant la
Syrie et en rendant la sécurité à la
Crimée. Il a commencé à réindustrialiser
la Russie, à produire du blé et à
acheter des marchandises chinoises en se
passant du dollar. Il a mis des limites
au pouvoir des oligarques.
Mais les hommes d’Eltsine, les
compradores reaganistes, ont conservé
leurs positions de pouvoir à Moscou. Ils
contrôlent les universités les plus
prestigieuses et l’Ecole supérieure
d’économie, ils tiennent les journaux et
les revues, ils ont le soutien financier
des oligarques et des financements
étrangers, ils sont représentés au
gouvernement, ils pèsent sur la
mentalité de l’intelligentsia russe, ils
regrettent l’époque d’Eltsine et adorent
l’Amérique ; ce sont eux qui soutiennent
le régime de Kiev parce qu’ils
considèrent à raison que c’est le
prolongement de celui d’Eltsine.
Pourtant il y a une grande
différence ; Eltsine était un ennemi des
nationalistes, alors que Kiev se sert du
nationalisme comme un moyen pour
consolider son emprise. Kiev est en
outre bien plus militarisée que Moscou
ne l’a jamais été. Le terrain commun,
c’est leur haine du passé soviétique, du
communisme et du socialisme. Kiev a
décidé d’abattre tous les monuments de
l’ère soviétique, et de débaptiser
toutes les rues qui portent des noms
soviétiques. Les anticommunistes de
Moscou ont bruyamment soutenu ce virage,
et ont appelé à l’imiter en Russie.
L’élite intellectuelle de Gorbatchev,
âgée mais toujours solide, a également
pris le parti de l’anticommunisme de
Kiev.
Poutine n’a guère chassé ces gens du
pouvoir. Il cultive ses liens avec
Anatoli Tchoubaïs, super voleur du temps
de Eltsine, et avec Koudrine,
l’économiste friedmanien. Il vient de
commencer à mettre le nez dans leurs
affaires : les ONG occidentales et les
financements doivent maintenant être
enregistrés, leurs transactions ont été
rendues visibles et ont révélé d’énormes
injections de capital étranger dans
leurs médias.
Malgré cela, ceux qu’on peut
identifier comme des pro-Poutine sont
une minorité dans l’establishment
moscovite. Et voilà pour l’image du
« dictateur impitoyable » !
La dualité de la structure du pouvoir
russe influence la politique russe
envers l’Ukraine. Une minorité qui est
plus poutinienne que Poutine appelle à
la guerre et à la libération des
provinces orientales d’Ukraine. Ils
voient la confrontation avec l’Occident
comme inévitable. Le groupe comprador
puissant appelle à livrer le Donbass, à
faire la paix avec Kiev et avec New
York. Ils veulent que la Russie suive
les traces de Kiev, sans son
nationalisme. Poutine rejette les deux
extrémismes, et avance au centre, au
grand dam des deux groupes.
Le régime de Kiev aurait pu mettre à
profit cette résistance de Poutine, et
négocier une bonne paix stable. Mais
leurs sponsors veulent la guerre. Le
Donbass rebelle a été le moteur de toute
l’Ukraine. Le nouveau régime souhaite
désindustrialiser le pays ; les ouvriers
de l’industrie et les ingénieurs parlent
russe et se réfèrent à l’Union
soviétique et à la Russie qui en est
l’héritière, tandis que ceux qui parlent
ukrainien et qui soutiennent le régime
sont principalement de petits
cultivateurs et boutiquiers. C’est la
situation typique de l’ex-URSS : la
désindustrialisation est l’arme de choix
des régimes pro-occidentaux, depuis le
Tadjikistan jusqu’à la Lituanie. En
Russie aussi, d’ailleurs, la première
opération mise en œuvre par les
réformateurs pro-occidentaux à l’époque
de Gorbatchev et d’Eltsine a été la
désindustrialisation. On dit que le
traité transatlantique d’Obama, le
TAFTA, va désindustrialiser l’Allemagne
et la France. Voilà pourquoi le Donbass
industriel a de bonnes raisons de
refuser de réintégrer l’Ukraine, à moins
qu’elle devienne un Etat fédéral qui
laisse une grande autonomie aux
provinces. Mais Kiev préfère la guerre
pour dépeupler la région.
J’ai donc trouvé en Ukraine un
nouveau rebondissement des tragiques
événements des années 1990. Qui va
gagner ? La prochaine génération des
réformistes gorbatcheviens en costume
folklorique nationaliste, ou les
ouvriers de l’industrie ? Peut-être que
Poutine pourrait répondre à la question,
mais il n’est pas pressé.
Dans un second article, nous allons
nous tourner vers Moscou et ses
nouvelles manoeuvres.[1]
Traduction : Maria Poumier
[1] A lire, sur l’évolution
de la Rrussie et de l’Ukraine,
le volume de Shamir La
Bataille de Russie, éd.
Kontrekulture, Paris, juin 2015,
287 p., 16 euros.
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