Opinion
Automne en Palestine
Israël Adam Shamir
© Israël
Adam Shamir
Lundi 16 novembre 2015
L’automne est magnifique en
Palestine : les figues mûres bleues et
vertes, les grenades sur leurs branches,
becquetées par les oiseaux, les lourdes
grappes de raisin qui rougeoient. C’est
le moment de récolter les olives, et les
citoyens de Bethléem et de la ville
jumelle de Beit Jala (tout le monde a un
lopin avec des oliviers) apportent leurs
sacs pesants au pressoir local, pour
déverser leurs olives noires et vertes
dans les machines italiennes dernier
cri. Ils surveillent leurs olives comme
des aigles depuis le moment où elles
arrivent sur le tapis roulant et jusqu’à
ce que l’huile verte et visqueuse sorte
du tuyau à l’autre bout. C’est un moment
très important pour eux ; le précieux
liquide (qui coûte de 8 à 15 dollars,
selon l’origine précise) est une
nourriture de base pour les
Palestiniens.
Au même moment, à quelques mètres,
dans le café branché « Bonjour » les
étudiants de l’université de Bethléem se
prélassent autour de grandes tables de
bois, en fumant leur narguilé. C’est une
foule mélangée, de garçons détendus et
de jolies filles. Les filles portent des
foulards flamboyants et coquets qui
auréolent leurs jolis visages délicats.
Ces foulards prescrits par l’islam n’ont
pas à être noirs et sinistres. Les
garçons, élancés et gracieux, ont les
tenues sport les plus cotées. Ils sont
venus de tous les coins de la Palestine,
de Jénine au nord et de Hébron au sud,
et même de la lointaine Gaza,
convergeant vers cette ville
hospitalière et tolérante. Ils parlent
un anglais parfait avec les étrangers,
c’est la nouvelle génération qui a
grandi dans une relative prospérité.
Pendant ce temps des bus chargés de
touristes et de pèlerins convergent
vers l’ancienne basilique érigée par
saint Constantin au-dessus de la grotte
où la Vierge a donné le jour au Christ.
Bethléem reste une ville chrétienne, et
Beit Jala, la ville voisine, encore
plus. Chrétiens et musulmans vivent
ensemble comme ils le font depuis
quatorze cents ans, depuis que l’islam
est arrivé là, et c’est un modèle de
coopération et d’amitié.
A un mille de l’église et du café,
des soldats israéliens lancent des
grenades lacrymogènes sur de petits
enfants, la fumée noire d’un pneu en feu
se mêlant à la fumée blanche des gaz
lacrymogènes. Ils avaient eu leur ration
de meurtre pour la journée : un passant
qui avait été effrayé par les
chiens errants avait pris ses jambes à
son cou, ce qui ne les a pas empêchés de
lui tirer dans le dos et de l’abattre.
Une dame âgée en voiture aussi avait été
tuée le même jour ; les soldats ont
déclaré qu’elle roulait trop vite et les
mettait en danger. Les gamins intrépides
du camp d’Aïda se sont mis à jeter des
pierres sur les soldats, malgré la
nouvelle loi israélienne qui inflige une
peine de deux ans de prison au moins
pour un tel délit. Aucune punition n’est
prévue pour le meurtre d’enfants.
Le parfum de Bethléem c’est l’odeur
des gaz lacrymogènes, sa musique c’est
une symphonie de tirs, appels des
muezzins et cloches d’églises. Mais les
gens font moins attention à cette
violence à bas bruit qu’en 2012, lorsque
tous s’étaient mobilisés pour la
bagarre.
Il y a des choses qui ont changé à
Bethléem : les jeunettes éblouissantes
dans les cafés pimpants, les 4x4, les
supermarchés, une classe moyenne
naissante. D’autres sont restées comme
autrefois, l’église, les olives et les
soldats. Parmi ceux-ci, les soldats
juifs figurent comme le reliquat le plus
anachronique, comme des hommes de main
d’Hérode agrippés au passé au milieu de
la modernité bourgeonnante. Ils sont
hors du temps, ils n’ont pas leur place
là.
Ce n’était pas si criant il y a
quelques années, quand toute la
Palestine était une merveilleuse relique
des anciens temps, avec des vieillards
sur des ânes, les filles qui allaient
chercher l’eau dans des jarres à la
source, et les cueilleurs d’olives.
Alors, la Palestine se sentait
immémoriale, sans changement depuis les
jours du Christ, entièrement plongée
dans un passé vivant. Les soldats juifs
faisaient aussi partie, avec leur
cruauté, de ce passé. J’aimais ce côté
tourné vers le passé de la Palestine, et
j’aurais souhaité qu’elle reste telle
quelle à jamais, comme elle était quand
j’y suis arrivé il y a cinquante ans.
Mais le monde a changé. La Palestine
s’est réveillée de sa torpeur, elle
aussi. Les villes ont décuplé leur
emprise au sol, les industries ont
prospéré, une nouvelle génération a
grandi. Ils voyagent à l’étranger, ils
font des études aux Etats-Unis et en
Russie, ils se rendent dans les pays du
Golfe. A la place d’un ânon ou d’une
Peugeot cabossée, ils ont des 4x4 tout
neufs. Et le siège israélien permanent a
un air déplacé, comme un maître d’école
incongru donnant la fessée à un adulte,
ou un gardien de prison surveillant un
homme libre.
L’armée israélienne rôde autour de la
ville, contrôlant entrées et sorties,
avec l’enclave du Tombeau de Rachel
entièrement encerclée par des murs, et
bloquant la rue principale et la route
vers Jérusalem. L’enclave est plantée là
comme une arête dans la gorge, et donne
lieu à des altercations fréquentes,
parce que les soldats y sont en pleine
ville. Le camp de réfugiés d’Aïda est
tout près, ajoutant au mélange
inflammable des ados qui en veulent.
Quoi qu’il en soit, les Palestiniens,
jeunes et vieux, riches et pauvre, sont
extrêmement mécontents du confinement
permanent qu’on leur impose en ce
moment.
On ne se sent pas à la veille d’un
soulèvement général de la rue
palestinienne, pas encore. Mais parmi
les gens que j’ai interrogés, personne
ne parierait que la vague actuelle de
tension ne débouchera pas sur une
nouvelle intifada, ni qu’elle
s’éteindra. Bien des choses dépendent du
gouvernement de Netanyahu, et ils sont
prêts pour une nouvelle escalade.
Les juifs veulent un petit
soulèvement palestinien sous contrôle,
pour avoir un prétexte plausible et
visible afin d’abattre les jeunes
militants. Pour eux, les soulèvements
suivis de répression sont comme un
gazon à tondre régulièrement, une
opération à renouveler tous les dix ou
quinze ans. Dès qu’une nouvelle
génération grandit et que les horreurs
des suppressions antérieures commencent
à tomber dans l’oubli, c’est le moment
de déclencher un nouveau soulèvement,
pour moissonner les meilleurs et les
plus actifs. Seuls devraient en
réchapper les plus placides, ceux qui
restent sagement chez eux. Ce schéma
fonctionnait autrefois, mais dans la
situation très volatile du Proche
Orient, cela peut devenir dangereux.
Voilà pourquoi on perçoit des signaux
brouillés.
Les réelles améliorations dans
l’économie palestinienne et son
intégration dans le commerce mondial ont
rendu les Palestiniens peu enclins aux
expériences. Les quatre dernières années
n’ont pas été si mauvaises pour eux.
Leur situation est enviable, si on la
compare avec celle des voisins, la
guerre civile en Syrie, la dure
dictature militaire en Egypte. Les
Palestiniens vivent mieux, et ne sont
pas pressés de mourir. Et surtout, il y
a des voix pour appeler à la fin des
attentats suicide. « La Palestine a
besoin de toi vivant », a écrit un
militant palestinien à Ramallah.
Révolte-toi, envahis les rues et les
barrages routiers, mais ne meurs pas. »
Ils s’essaient à une « résistance
fine », dans les termes de Jonathan
Cook, merveilleux jeune journaliste
britannique qui s’est installé à
Nazareth il y a quelques années, s’y est
marié, et qui est devenu un autochtone.
C’est un des observateurs les plus
fiables en Palestine, ni asservi ni
acheté par les Israéliens. Nous nous
sommes rencontrés dans un agréable
restaurant de Nazareth ; c’était plein,
les Palestiniens de cette ville de
Galilée gagnent bien avec le tourisme.
Ils ont ouvert de nombreux petits
hôtels, et semblent plutôt contents.
Les habitants de Nazareth étaient
aussi sous le coup de la loi martiale
juive jusqu’en 1956, mais c’est fini. En
un sens, Nazareth pourrait être un
modèle pour Bethléem et pour d’autres
villes palestiniennes. L’intégration a
plus d’attraits qu’une nouvelle
partition. Les Palestiniens de Nazareth
n’aimeraient pas devenir des sujets de
l’Autorité nationale palestinienne de
Ramallah.
L’idée d’intégration, la solution à
Un seul Etat, est discutée depuis
des années, depuis que je l’avais rendue
publique en 2002, mais n’a pas avancé
d’un pouce. C’est tout aussi vrai pour
la solution à Deux Etats, généralement
agréée, d’ailleurs. Politiquement, les
choses ne changent absolument pas.
Depuis des années, il n’y a pas de
négociations, et il semble que personne
ne croie qu’elles reprendront jamais. La
violence ne mène nulle part, et la
résistance non violente ne produit rien
non plus. Ce n’est pas sans raison que
Netanyahu a promis qu’il n’y aurait pas
d’Etat palestinien tant qu’il sera aux
commandes.
Mais ce serait une erreur de le
considérer comme le seul obstacle à la
paix. Netanyahu est certainement
détestable, mais les autres dirigeants
israéliens le sont autant. Il n’est pas
pire que la gauche sioniste, l’ancien
parti travailliste, qui s’appelle
maintenant Union sioniste. De fait, il a
allégé un certain nombre de
restrictions ; il y a maintenant bien
moins de barrages sur les routes que
sous le gouvernement travailliste. Les
Palestiniens de plus de 50 ans peuvent
maintenant se déplacer dans tout le pays
sans visa. Les jeunes gens peuvent
obtenir un permis de travail et
travailler à Jérusalem, ce qui leur
permet de gagner un peu plus. Le parti
travailliste était et reste strictement
hostile à l’intégration. Ils sont pour
la séparation ; et pour toutes sortes de
raisons pratiques ils soutiennent
Netanyahu. Ce qui les intéresse, c’est
les objectifs du gender, les
droits des gays et le pouvoir des
femmes. Les Palestiniens ne les
intéressent guère.
La gauche sioniste est hostile à
Bachar el Assad et à la Russie ; ils
adorent Tony Blair et Mrs Clinton.
L’éminence de la gauche travailliste
Nitzan Horowitz a attaqué Poutine en des
termes que l’on attendrait plutôt de la
part d’un néo-con américain. « Poutine,
c’est un macho » (probablement le plus
gros gros mot du lexique gay sioniste),
un ex du KGB. « Ce sont principalement
les US et la coalition occidentale
dirigée par les US qui bombardent les
cibles de l’Etat islamique. Seule une
petite fraction des assauts russes vise
l’ISIS. Un hasard, un accident de
parcours ? Non et non, Poutine attaque
principalement les groupes de
l’opposition syrienne modérée,
pro-occidentale », écrit Horowitz.
Les Palestiniens soutiennent
l’offensive russe en Syrie. Les
étudiants espèrent que Poutine va sauver
la Palestine aussi. Ils admirent cet
homme fort de la Russie politique. Mais
Poutine n’a aucune envie d’avoir Israël
pour ennemi. Les Russes travaillent en
Palestine, ils bâtissent des centres
culturels, ils emmènent des jeunes faire
leurs études en Russie. Ils travaillent
avec l’Autorité palestinienne et avec
Abbas, celui que les Israéliens
désignent comme l’incitateur à la
violence.
Abou Mazen (Abbas) n’est pas très
efficace, ni très populaire, comme
dirigeant. Son mandat est venu à terme
il y a plusieurs années, mais il
s’accroche à son fauteuil présidentiel.
Les Israéliens ne permettent pas la
tenue de nouvelles élections ; et il n’a
pas l’air très chaud non plus. Sa
mainmise sur son propre parti, le Fatah,
est fragile, bien des Palestiniens
préfèrent le Hamas, la branche
palestinienne de l’Ikhwan égyptien, les
Frères musulmans, qui sont perçus comme
des gens honnêtes, propres, non
corrompus et prenant soin des pauvres.
Abou Mazen et son milieu sont des
néo-libéraux ; les riches
s’enrichissent, les pauvres restent
pauvres. IIs sont forts pour la
rhétorique nationaliste, mais ne
s’intéressent pas à la justice sociale.
La fracture entre riches et pauvres est
un sujet tabou en Palestine.
L’agenda nationaliste est en recul.
Les Palestiniens sont consternés par la
déclaration d’Abbas selon laquelle « la
coopération avec Israël en matière de
sécurité est un point non négociable ».
Ils le considèrent comme un faible,
incapable et pour certains, même, comme
un pantin manipulé par Israël. Netanyahu
a sapé son autorité, et désormais il
n’est probablement guère en mesure d’en
faire plus. Son jeu diplomatique à l’ONU
continue, lentement mais avec un certain
succès, mais ne se traduit pas en
avancées sur le terrain. « Nous
détestons Abou Mazen », disent les
jeunes gens brillants à Bethléem, tout
comme les jeunes toutes griffes dehors
qui se battent avec les soldats, d’une
seule voix. L’intifada ne visera pas
seulement les Israéliens, mais
l’Autorité palestinienne, me dit-on.
Les Palestiniens ont besoin de
liberté de mouvement, de travail, d’un
niveau de vie décent, de la fin de la
discrimination, d’une égalité de base
avec les juifs, c’est ce qu’ils veulent
et ils le méritent. Leur situation en
pousse certains, les plus désespérés,
aux attaques suicide contre les juifs.
Ils n’ont pas d’armes, ils n’ont que
leurs couteaux. Ce genre d’attentat
finit généralement par la mort de
l’attaquant. Cette mini-intifada des
couteaux ou d’al Aqsa, reste un combat
singulier d’hommes (ou de femmes) à
bout. Il n’y a pas de mouvement
politique derrière ces maîtresses de
maison et ces gamins qui sortent des
couteaux de cuisine. Souvenons-nous que
pendant l’intifada de 2002, le Fatah et
le Hamas soutenaient l’insurrection ;
rien de tel maintenant. C’est seulement
après un mois de rébellion que les
Palestiniens ont utilisé des armes à feu
dans quelques embuscades.
Netanyahu tente de les pousser à se
soulever. Il a commencé par envoyer ses
bulldozers arracher des oliviers
millénaires sur les terres de l’Eglise,
près du monastère de Cremisan. La terre
conquise sera mise à disposition pour
une nouvelle colonie réservée aux juifs.
Des juifs fanatiques ont brûlé l’Eglise
des Pains et des Poissons sur les bords
de la Mer de Galilée, et naturellement
on ne les a pas retrouvés. Les colons
ont brûlé vive toute une famille
palestinienne -le bébé de huit mois, son
frère aîné et ses parents-, dans le
village de Duna, et n’ont pas été
arrêtés non plus, alors que les
autorités savaient parfaitement de qui
il s’agissait. Le gouvernement juif
permet aux snipers de tirer sur les
enfants palestiniens avec la Ruger
10/22, et il y a eu plus de morts
encore, en particulier l’enfant de
Bethléem Aboud Shadi.
Les tantes ne sont pas des gentlemen,
écrivait Paul G. Wodehouse. Les juifs
non plus. L’idée de fair play, de
respect de certaines règles, ou un
comportement sportif même en situation
de guerre est parfaitement étrangère,
proprement « goy » pour les juifs. Ce
qu’ils veulent, c’est du résultat ; pour
eux la fin justifie toujours les moyens.
Ils utilisent les ambulances pour se
rapprocher de leurs cibles. Il y a
quelques jours ils sont arrivés à
l’hôpital d’Hébron déguisés en famille
palestinienne, accompagnant une femme
sur le point d’accoucher. Une fois à
l’intérieur, ils ont arraché un homme
blessé de son lit et ont flingué sa
famille.
L’inviolabilité des hôpitaux ou des
églises, ils n’en ont rien à faire, pas
plus que des femmes et des
enfants. Il y avait un hôpital chrétien
au sud de Bethléem, les juifs ont
inventé une « église suédoise » fictive
pour acheter l’hôpital et le terrain
tout autour. Après quoi, l’église
suédoise a disparu tandis que le
bâtiment était transféré aux colons.
Derrière la manœuvre, il y avait
l’abominable Irving Moskowitz, le roi du
bingo US, mais son arnaque a été
approuvée par l’Etat juif.
Les Palestiniens sont trop bons pour
faire des choses aussi répugnantes. Mais
Dieu ne permettra pas que l’injustice
triomphe. Le karma juif les fera payer
pour tous leurs sales tours. Dommage que
tant de gens aient à souffrir en
attendant la solution.
Première publication :
The Unz Review
Pour joindre l’auteur :
adam@israelshamir.net
Traduction : Maria Poumier
Le sommaire d'Israël Shamir
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