Opinion
La percée syrienne
Israël Adam Shamir
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Israël
Adam Shamir
Vendredi 12 février 2016
Source:
http://plumenclume.org/...
Les Russes et leurs alliés syriens
ont coupé la principale ligne
d’approvisionnement des rebelles par le
nord d’Alep, le corridor d’Azaz. Nous
avions écrit
il y a quelques jours : « ce
corridor d’Azaz est une étroite bande de
terre qui relie la Turquie aux forces
rebelles à Alep. Elle a rétréci jusqu’à
faire moins de dix kilomètres par
endroits, mais l’armée syrienne n’arrive
pas à la reprendre. Pour la réussite de
toute l’opération, il est capital de
s’emparer du corridor et de couper les
lignes d’approvisionnement, mais il y a
un obstacle politique sérieux, et des
difficultés militaires. Lors de la
dernière rencontre entre Lavrov et
Kerry, le Secrétaire d’Etat a supplié
par six fois son homologue russe de ne
pas intervenir dans le corridor d’Azaz.
Les Américains ne veulent pas avoir à
constater une victoire russe ; et les
Turcs menacent d’envahir si le corridor
est bloqué ».
Et voilà, c’est fait, le corridor est
bloqué. On pouvait s’attendre à une
grande bataille, et il y a juste eu un
déplacement mineur vers quelques
villages chiites, mais le corridor était
si étroit que cela a suffi. Mes
correspondants dans la zone parlent de
rebelles qui se précipitent vers la
frontière turque. Ils sont suivis par
bien des civils, qui redoutent la
bataille finale pour Alep qui est sans
doute pour bientôt, sauf si les rebelles
disparaissaient ou s’évaporaient
soudain. Lorsqu’Alep et tout le district
d’Alep aura été repris par l’armée
syrienne, nous pourrons féliciter
Poutine et Assad, et le peuple syrien
avec eux, ce sera une magnifique
victoire, du moins si cela se produit
effectivement.
Jusqu’à présent, malgré quelques mois
de combats et de bombardements, les
Russes et les Syriens n’avaient que
quelques succès spectaculaires à
montrer, comme effet de leurs efforts.
Cela n’avait rien d’un blitzkrieg mais
d’avancées maison après maison ;
simplement, de petits villages
changeaient de mains. Maintenant ça
commence à bouger, avec l’armée syrienne
qui arrive aux frontières de la Jordanie
et de la Turquie, et qui coupe les
vivres aux différents groupes rebelles.
Les islamistes encerclés dans la poche
d’Alep peuvent encore tenir longtemps,
mais il semblerait qu’ils aient perdu
quelque peu leur esprit combatif.
Les Saoudiens ont dévoilé leurs plans
d’envoyer leurs troupes de choc en
Syrie, ostensiblement « pour combattre
les terroristes », mais en fait pour
prévenir leur défaite et garder une
partie du territoire syrien sous
contrôle salafiste. Cela pourrait
comporter des dangers, et le président
Assad a promis que des hôtes
indésirables rentreraient chez eux les
pieds devant. Quoi qu’il en soit, les
Saoudiens n’ont pas de troupes à
envoyer ; leur armée est retenue au
Yémen et a bien du mal avec
l’indomptable Ansar Allah. Même là, les
Saoudiens doivent s’appuyer sur des
mercenaires colombiens. S’ils envoyaient
le reste de leurs forces en Syrie, leur
base se retrouverait bien vulnérable
face à l’imprévu, qu’il s’agisse d’une
contre-offensive d’Ansar Allah, d’une
intervention iranienne ou d’un
soulèvement chiite de grande ampleur.
Les Russes alertent sur une invasion
turque imminente en Syrie. Les médias
russes ont la bave aux lèvres, ils
évoquent la perfidie turque ; un
véritable rituel des Deux minutes pour
la Haine (voir Orwell) sur les chaînes
de TV publiques revient plusieurs fois
par jour. L’idée est d’effrayer les
Turcs pour qu’ils ne bougent pas
tant que l’opération au nord n’est pas
terminée. D’un autre côté, l’opposition
russe projette des scénarios glaçants à
base de janissaires trucidant la
jeunesse russe sur le terrain syrien.
Les média turcs tentent également
d’instiller la terreur parmi les
russkofs en annonçant ce qu’ils sont
capables de faire.
Si vous avez jamais eu l’occasion
plonger parmi les coraux de la Mer
Rouge, peut-être aurez- vous croisé un
poisson spécial, appelé Abou Nafha en
arabe, une sorte de poisson lune. Il se
gonfle comme un ballon pour terrifier
ses ennemis potentiels. Cette tactique
ne s’arrête pas au royaume liquide. Les
Britanniques sont les meilleurs à ce
petit jeu, et ils ont déclenché une
campagne visant à semer la panique, et à
saper le moral aux Russes.
Dans une succession rapide, ils ont
passé quelques films sur la BBC. D’abord
on a vu Poutine en méga-oligarque,
l’homme le plus riche au monde, avec
quarante (ou quatre cent ?) milliards de
dollars en poche. C’était un des thèmes
préférés de Stanislav Belkovsky, un
écrivain de l’opposition, russe, juif et
corpulent, qui a produit plusieurs
ouvrages sur Poutine dans la meilleure
tradition du journalisme de caniveau.
Il avait décrit le président russe
comme un homosexuel latent excessivement
riche cherchant à fuir le Kremlin pour
aller se prélasser dans les mers
chaudes. C’était juste avant les
élections de 2011. S’il avait tellement
envie de prendre sa retraite, il avait
une bonne occasion de le faire, au lieu
de briguer à nouveau la
présidence.
La BBC a épousseté le pavé en en a
tiré un film sur le riche, feignant et
corrompu Poutine. Aussitôt Adam Szubin,
sous-secrétaire d’Etat au Trésor, a
immédiatement confirmé la chose : oui,
nous savons de source sûre que Poutine
est fabuleusement riche et excessivement
corrompu. Bill Browder, qui a été le
plus grand investisseur étranger en
Russie, condamné en absence à une longue
peine de prison en Russie pour fraude
fiscale et autres tours de passe-passe,
a déclaré sur CNN : Poutine a 200
milliards de dollars. Il les garde sur
des comptes offshore en Suisse et
ailleurs. Comme s’il était possible de
soustraire une grosse fortune à la
curiosité des services secrets. Si
Poutine avait de l’argent caché à
l’étranger, le pactole aurait été
confisqué ou gelé par les US depuis des
années. Pas besoin d’être un génie pour
savoir qu’il est impossible de cacher un
gros tas de millions. Quelques millions
de dollars à la rigueur, mais pas même
une dizaine.
Ces allégations semblent faire partie
obligatoirement des campagnes de
diffamation. Tous ceux qu’ils détestent
sont toujours décrits comme les hommes
les plus riches au monde. Un garçon
modeste comme le président biélorusse
Loukachenko y a eu droit, comme Poutine.
Kadhafi était réputé « fabuleusement
riche », Saddam Hussein aussi, mais au
bout du compte on n’a jamais rien trouvé
après leur mort. Autrefois, on pouvait
garder ses richesses dans un
coffre-fort, mais l’argent moderne n’est
qu’une licence accordée par les US, et
révocable à tout moment.
Les amis et collègues de Poutine se
sont enrichis, c’est vrai. Il y a
beaucoup d’histoires dans la Russie de
Poutine qui rappellent l’ascension de
Halliburton et du vice-président Cheney,
ou les magouilles d’Enron et de Blair.
Poutine a encouragé ses fidèles à se
constituer des trésors personnels de
façon à contrecarrer l’immense empire
des oligarques. La Russie n’est pas plus
propre que ses « partenaires »
occidentaux. Mais ce n’est pas un Etat
mafieux tenu par la corruption tel que
le décrivent ses adversaires. Le
capitalisme est ce qu’il est, et il est
bien assez hideux sans qu’on en rajoute.
Les maîtres anglais ont donné la parole
à un déserteur russe qui a dit que
Poutine était homosexuel et pédophile.
Pas besoin de preuves à l’appui. Cela
n’a pas empêché le Daily Mail
d’illustrer la chose avec une photo de
Poutine embrassant un gamin lors d’un
bain de foule, comme n’importe quel
politicien.
L’entreprise la plus horrifiante dans
la campagne britannique d’intimidation
est le documentaire caricatural
Third World War, inside the war room
(Troisième Guerre mondiale : dans la
salle de guerre). Cela vous a des
airs de reportage sérieux : les
résidents russes en Lettonie réclament
leur autonomie, parce qu’ils ont été
défranchisés par les autorités
nationalistes. Le gouvernement envoie la
troupe. Un convoi humanitaire russe leur
apporte de la nourriture et
une assistance médicale. L’Otan décide
envoyer des renforts. Bientôt on en
vient aux échanges à coup de bombes
nucléaires, et c’est la fin du monde. Je
reconnais que c’est un film qui peut
vous faire frémir, pire que Freddie
Kruger.
On a bien l’impression que cette
campagne d’épouvante est liée à la
bataille en cours pour Alep. Les US et
leurs alliés ne tentent pas de s’en
mêler, et c’est une bonne nouvelle, mais
ils essaient d’effrayer les Russes pour
qu’ils s’abstiennent d’attaquer
l’enclave rebelle. Pendant ce temps, les
Turcs n’ont pas franchi la frontière,
quoiqu’en disent les dépêches, de façon
erronée. Une instance philanthropique
islamique turque appelée IHH a organisé
un grand camp pour les réfugiés
près du point de passage à la frontière,
du côté syrien. Je connais l’IHH, et je
leur ai rendu visite il y a quelques
années à l’occasion de leur travail
humanitaire à Gaza. Cela ne va pas
jusqu’à l’intervention, et on peut
espérer que ça n’ira pas plus loin. Le
premier ministre de la Turquie Ahmed
Davutoglu a dit que les Turcs se
battraient pour Alep, mais il est
probable qu’ils ne s’y risqueront pas
sans soutien occidental.
La Turquie peut ouvrir une nouvelle
voie d’approvisionnement vers Alep,
c’est juste un problème technique. A
l’ouest, la région d’Alep borde
l’ancienne province syrienne d’Antakya
(Antioche jadis), ou Liwa Iskenderun, en
arabe. Les maîtres coloniaux français
ont passé la province à la Turquie en
1939. Maintenant elle s’appelle Hatay.
Les rebelles reconnaissent Hatay comme
une partie de la Turquie, tandis que le
gouvernement syrien le voit comme un
territoire occupé, comme les hauteurs du
Golan occupées par Israël.
Théoriquement, les Turcs pourraient
approvisionner les rebelles par Hatay,
mais il n’y a pas de bonne route, juste
de vieilles pistes inadaptées pour de
gros convois. Et il n’est probablement
plus temps de construire une nouvelle
route. Gardons quand même en tête
cette éventualité.
Une nouvelle campagne fait rage dans
les médias occidentaux, en termes –vous
l’aurez deviné– de génocide sous couvert
de bombardements russes. Le journal
favori des libéraux impénitents, le
Guardian, a déjà publié quelques
articles de la même tonalité larmoyante
que lorsqu’ils poussaient à l’invasion
de la Libye, de l’Irak et de
l’Afghanistan.
J’aimerais appeler au cessez-le-feu,
mais seulement une fois que les rebelles
auront accepté de déposer les armes et
de participer à des élections.
Autrement, un cessez-le-feu ne fera que
prolonger les souffrances. Comme la
première tentative pour relancer les
négociations à Genève s’est terminée
avant même d’avoir commencé, les parties
en présence se dont donné un répit
jusqu’au 25 février. Si dans ce délai
les bombardements russes et l’offensive
de l’armée syrienne mettent un peu de
bon sens dans la tête des rebelles, ils
seront encore capables de se faufiler au
parlement et dans le gouvernement, et
là, le cessez-le-feu adviendra de toute
façon.
Israël a fait profil bas, autour de
la guerre de Syrie. Ils espéraient que,
comme disent les juifs, le sale boulot
pour les justes juifs serait fait par
des méchants comme Daech. Cet espoir se
trouve sévèrement ébréché par les
évènements sur le terrain. Et les hommes
politiques israéliens se sont mis à
clamer tout haut que la défaite de Daech
sera un désastre pour l’Etat juif. Le
premier a été Yuval Steinitz qui l’a dit
franchement, et il a été suivi par les
autres. Cependant, cette information, le
fait que Israël soutient Daech, a été
soigneusement cachée aux lecteurs US, et
par les médias russes également. Dans
les deux grands pays, les gens sont
censés croire qu’Israël est horrifié par
Daech, et prie pour sa destruction.
Les succès russes dans la
guerre de Syrie n’auraient pas été
possibles sans la prudente neutralité d’Obama.
Peut-être qu’il aura mérité son prix
Nobel de la paix, après tout. Un autre
président américain aurait fait de la
superbe aventure russe un pur enfer,
même sans entrer directement en guerre.
Rendons hommage à qui le mérite :
Washington permet, sans le dire, aux
Russes de sauver la Syrie, malgré les
geignardises israéliennes et les
glapissements saoudiens.
La défaite de Mrs Clinton la
va-t-en-guerre au New Hampshire est le
signe que les Américains veulent la
paix, la paix au Proche Orient et la
paix avec la Russie. Et désormais c’est
envisageable.
Israël Shamir est basé à Moscou, et
peut être joint sur
israel.shamir@gmail.com
Publication de l’original :
The Unz Review.
Traduction : Maria Poumier
Le sommaire d'Israël Shamir
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dossier Syrie
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