Tunisie
Tunisie terre d'élections
Hedy Belhassine
Photo:
D.R.
Vendredi 28 novembre 2014
L'opinion est lasse. Le chemin de la
démocratie est interminable. Le prix de
la liberté est trop cher. Le chômage a
augmenté, le niveau de vie a baissé, les
services publics se sont dégradés,
l'insécurité s'est généralisée. Les
Libyens réfugiés encombrent les écoles
et les hôpitaux ; les contrebandiers
trafiquent aux frontières ; les
terroristes venus de nulle part sèment
la terreur ; les voyous du dictateur
sont de retour... Pour le quidam, le
khobziste ou le trimard, l'espoir d'une
vie meilleure diminue au fil des
scrutins.
La communauté internationale flatte à
l'envi l'exemplaire démocratie du
jasmin, mais personne n'aide vraiment
les Tunisiens ! Certes, on ne pouvait
pas s'attendre à ce que les pétro
monarchies encouragent le printemps
arabe ? Mais ni les Etats Unis, ni
l'Union Européenne, ni même la France
n'ont mis la main à la poche pour
amorcer l'indispensable « plan
Marshall ». Ils n'ont même pas permis la
restitution des milliards que Ben Ali
avait volés grâce à leur complicité.
Attendent-ils pour se montrer généreux
que le futur président tunisien, comme
son homologue égyptien, décrète l'état
d'urgence et fasse condamner à mort
quelques centaines d'islamistes ?
Après la révolution de 2011, le débat
démocratique en Tunisie a été opacifié
par l'écran de la religion, réduisant la
confrontation des idées politiques à une
bipolarisation sommaire entre
« islamistes » et « laïcs ». C'est une
problématique d'importation, car ici,
l'habit ne fait pas l'imam ! Tous les
Tunisiens, musulmans à 99%, sont
profondément religieux. Tous savent
(plus ou moins bien) le Coran, faire la
prière et réciter la chahada qui leur a
été murmurée dès la naissance. Nul ne
s'affranchit des célébrations familiales
du ramadan et de la fête du mouton. Les
mariages exclusivement civils sont
rares. Tous les Tunisiens sans exception
sont inhumés en terre, dans la tradition
de la religion. En Tunisie, les
agnostiques se taisent, les athées se
dissimulent ou s'exilent.
C'est sans doute pourquoi l'Assemblée a
unanimement - majorité islamiste
comprise – adopté une constitution qui
écarte la charia des affaires de l'état.
Dans son préambule la loi suprême
proclame clairement : « l'attachement
de notre peuple aux enseignements de
l’Islam, qui a pour finalité l’ouverture
et la tolérance aux valeurs humaines et
aux hauts principes universels des
droits de l’Homme ». La référence
aux droits de l'Homme, ce n'est pas
rien ! Quels autres exemples ailleurs,
sur les doigts d'une main ?
Dans un second temps, « le parti
islamiste », Ennahdha, sévèrement
critiqué pour sa piètre gouvernance a
renoncé au pouvoir, puis il a admis sa
défaite aux élections législatives,
enfin, il s'est abstenu de présenter un
candidat aux Présidentielles. On peut
douter de sa sincérité, soupçonner une
stratégie machiavélique, hurler à la
duplicité ! Il n'empêche, Ennahdha peut
désormais et jusqu'à preuve du
contraire, être qualifié de « parti
démocrate musulman » car il a par le
vote et les actes accepté la séparation
de la religion et de l'État, et surtout
l'alternance.
Ceci n'a pas empêché Caïd Essebsi,
arrivé en tête des suffrages au premier
tour de scrutin des présidentielles
d'accuser son rival Marzouki d'être
soutenu par des « islamistes,
salafistes, djihadistes ». La tentation
monocratique reste forte.
Pourtant, la campagne électorale avait
permis à chacun des 27 candidats dont
une seule femme, tous laïcs, de
présenter leur programme. Beaucoup de
démagogie et de populisme, quelques
étincelles de lucidité et de sincérité.
Hamma Hammami représentant l'union de la
gauche héroïque est arrivé en troisième
position avec 7,8%, l'utra-droite Slim
Riahi 5,5% et l'unique candidate
Kalthoum Kannou a obtenu un score
affligeant de 0,58%.
Qui à voté qui et pourquoi ? Les énigmes
sont innombrables car la sociologie de
la Tunisie – on l'avait oublié - est
d'une extrême complexité.
La bipolarisation des résultats
correspond à celle de la géographie:
Marzouki arrive en tête dans le sud Caïd
Essebsi dans le nord. En France, les 70
mille votants ont fait le choix inverse.
Au total six points et deux cent mille
voix séparent le Président sortant de
son opposant, ancien ministre de tous
les régimes, arrivé en tête avec 39% des
suffrages.
En décembre
prochain, le choix des Tunisiens sera
cornélien.
Marzouki a l'âge de
Juppé, Caïd Essebsi celui de Giscard
d'Estaing. Imaginez le face-à-face ?
Dans un pays où l'âge médian de la
population est de 31 ans, ces élections
révèlent le désespoir d'un peuple
fatigué d'être trompé.
Tout sépare ces
deux hommes qu'une post-retraite
inattendue a arraché à leurs paisibles
parties de chkoubba et de belote.
Sidi el Béji Caïd
Essebsi est un « beldi » , bourgeois
natif de la capitale dont la famille
cultive depuis des générations l'art et
la manière de se démarquer des « barani »,
terme qui regroupe tous ceux qui ne sont
pas du même monde. Les « beldi » forment
la caste « des cent familles
tunisoises » alliées par des mariages
croisés depuis plusieurs générations.
Ils ont leurs rites, leur parler, leur
code de bienséance. Ils se considèrent
un peu comme sortis de la cuisse de
Jupiter, détestent les mésalliances et
répugnent à fréquenter les inconnus au
sérail. Cette condescendance exacerbe
les frustrations des imbéciles et des
parvenus qui ambitionnent d'en être. Le
bien mal né dictateur Ben Ali s'y
employa avec des méthodes trébuchantes
ou brutales. Ainsi parvint-il à séduire
pour ses rejetons quelques augustes
noms.
Les « beldi »
affichent toujours une parfaite
solidarité de façade, ce qui ne les
empêche pas de s'entre déchirer
discrètement. Il y a des lustres, l'un
de mes aïeux accorda la main de sa fille
à un illustre notable de la capitale
lequel en échange maria son ainée (issue
d'une vieille épouse de son harem) à son
nouveau beau frère. Voici pourquoi, très
simplement, par plusieurs branches et
rameaux imbriqués : j'en suis. Alors, en
dehors des cercles de l'entre soi, il
serait inconvenant de ma part de casser
publiquement du sucre sur le dos d'un
Caïd Essebsi et de dévoiler ici quelques
confidences qui démangent les doigts de
mon clavier.
Mais il faut souligner la performance du
patriarche qui est parvenu à agréger sur
son nom une partie de la « classe
moyenne » et tous les militants et
sympathisants de l'ancien parti unique.
Ce mouvement qui pèse plus du tiers des
votants permet de mesurer l'ampleur de
la nostalgie collective.
Indubitablement, l'intronisation de Sidi
El Béji « el beldi » à la magistrature
suprême marquerait une forme de
restauration de l'ancien régime
inespérée depuis la déposition du Bey en
1957 !...
Marzouki est fils
de Mohamed el Bédoui (le bédoin). Ce
patronyme flatteur qui exprime la
noblesse chez les gens du sud est
synonyme d'inculte chez les citadins
imbéciles. Moncef Marzouki est un
érudit, docteur en neurochirurgie,
polyglotte, militant de tous les
instants. Grande gueule assurément,
celle de la conviction et de
l'entêtement. Au lendemain de la
révolution, son parcours de combattant
pour les droits de l'Homme et son sens
du compromis lui ont valu d'accéder à la
Présidence provisoire de la République.
À Carthage, l'homme a unanimement déçu ;
probablement parce qu'il est resté
lui-même. Car « le Président sans
cravate » n'a pas modéré son caractère
ni changé ses habitudes de vie ; pas
plus qu'il n'a cherché à travestir son
allure ou corriger ses postures. Honnête
ou psychorigide ? Probablement les deux
à la fois. Refusant les conseils de
consultants intéressés, il a laissé
proliférer les insultes et les quolibets
qui sont devenus le lot de ses sorties
en public. Mais in fine, cet excès lui
vaudra peut-être un regain de sympathies
parmi ceux qui doutaient de sa
sincérité.
Tout comme le leader islamiste
Ghannouchi qui est apparu indulgent vis
à vis des extrémistes, le Président
provisoire légaliste a été faible avec
les caciques du dictateur déchu qui sont
aujourd'hui rassemblés autour de son
rival. Ses principaux soutiens sont les
oubliés des banlieues et des provinces,
les « bidoun », les sans rien et aussi
quelques bataillons de démocrates laïcs
ou islamisants qui lui sont
reconnaissants de ne pas avoir
transformé Carthage en propriété
familiale.
Le pays a besoin
d'unité et de cohésion, il attend des
deux patriarches beaucoup de sagesse,
surtout de la part du perdant, car
quelle que soit l'issue des élections,
la jeune démocratie tunisienne devra
surmonter les épreuves d'un
environnement indifférent ou hostile.
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