Tunisie
Khadija Cherif, ministre éphémère
d'un gouvernement tunisien introuvable
Hedy Belhassine
Photo:
D.R.
Mercredi 4 février 2015
Elle se prénomme Khadija comme l'épouse
du prophète et porte par son mariage
avec Sidi Aloulou le nom de la sainte
lignée. Cette identité a marqué son
destin sous le signe du dévouement à son
prochain.
Pourtant, elle n'a jamais porté le voile
ni revendiqué l'islam pour conduire sa
mission. Elle est démocrate,
républicaine et laïque jusqu'au bout des
ongles. Elle est le coeur de la société
civile Tunisienne qui se bat depuis
quarante ans pour que le pays change.
C'est une militante opiniâtre de la
liberté et des droits de l'Homme.
Tous ceux qui ont été maltraités sous la
dictature de Ben Ali lui sont
redevables. Toutes les familles des
victimes se souviennent que durant la
terreur, sa porte était une des rares à
demeurer ouverte. Elle compatissait
sincèrement, partageait les souffrances,
se portait volontaire pour aller
protester auprès des autorités
indifférentes ou écrire des suppliques
qui finissaient à la corbeille. Alors,
elle relayait auprès des bonnes
consciences internationales, des médias
et des chancelleries, les abominations
qui lui étaient rapportées. Ben Ali, le
dictateur furieux lui dépêchait ses
sbires. L'intimidation était permanente,
la traque, l'espionnage et les violences
se succédaient. Sa famille et ses amis
tremblaient, d'aucun l'a supplia un jour
de tout laisser tomber. Peine perdue. « C'est
injuste ! En vérité il faut faire
quelque chose ! » Et elle repartait
de plus belle.
Puis la révolution vint et Khadija put
enfin respirer librement et militer
sereinement.
Lorsque le premier Chef du gouvernement
de la première République honnêtement
élue de l'histoire de la Tunisie annonça
le 23 janvier dernier la composition de
son équipe, personne n'osa y croire :
Khadija ministre de la Femme, de la
Famille et de l'Enfance ! Inouï,
énorme ! Le Président Essebsi et son
Premier ministre Essid, - tous deux
anciens ministres de l'intérieur et de
la répression – faisaient-ils
amende honorable ?Avant de se précipiter
pour aller les embrasser, on chercha à
vérifier. On crut d'abord à l'homonymie.
Mais c'était bien elle : l'enseignante
en sociologie, l'infatigable Secrétaire
Générale de la Fédération Internationale
des Droits de l'Homme, la militante des
Femmes Démocrates. Vive la Tunisie !
La surprise était énorme car Khadija
n'est l'élue d'aucun parti, elle n'a
d'autres cercles de fidèles que celui de
ses amis, elle n'est pas du genre à se
pousser du col, à priser les ors et les
honneurs, les limousines et les gardes
du corps... Le souffle coupé, on mit des
heures à mesurer la portée de la
nouvelle. On se dit que la page sombre
était définitivement tournée et que
l'heure de la réconciliation avait enfin
sonné. Désormais au Conseil des
ministres il y aurait une gardienne de
la ligne rouge qui oserait proclamer :
« C'est injuste ! En vérité, il faut
faire quelque chose »
Parce que madame Cherif ne choisit pas
son langage en fonction de ses
interlocuteurs, elle parle à tous avec
des mots simples et des expressions de
conviction qui emportent l'adhésion.
A l'annonce de sa désignation, de toutes
parts, les amis ont afflué. Le téléphone
n'arrêtait pas de sonner. La joie était
partagée, les souvenirs anciens
remontaient à la surface : la visite de
Marie Claire Mendes France, celle de
Danielle Mitterrand...oui, ici même,
dans ce canapé devant « la middah »
la petite table basse. D'autres se
souvenaient de la rencontre à Tunis
entre Khadija et Nelson Mandela; le
grand homme était aussitôt intervenu
auprès de Ben Ali pour extraire du
cachot un militant persécuté (lequel
connaitra par la suite un destin
national).
Les écoutes, les filatures, les
convocations à répétition, les
passeports confisqués, c'était le
quotidien du passé.
Heureusement, la révolution de 2011 a
donné la parole aux citoyens, puis le
peuple a voté. La constitution est
désormais gravée dans le marbre et le
gouvernement ne sortira plus des clous.
Khadija Cherif y veillera.
Le chantier est énorme. La ministre de
la Femme, de la Famille et de l'Enfance,
est une fonction de quasi souveraineté,
responsable du devenir des trois quarts
de la population. Ce ministère est
éminemment politique car si la Tunisie
est singulière dans le monde, c'est
avant tout grâce au combat de la femme
tunisienne. Les Khadija sont six
millions. Elle se battent depuis trois
générations contre les obscurantistes
qui veulent les ramener à la condition
de servantes.
Hélas, les ingrats n'ont pas tardé à se
mobiliser. Au lendemain de l'annonce de
la composition du gouvernement, le parti
Ennahdha faisait savoir qu'il ne
voterait pas l'investiture. Les autres
formations politiques en profitèrent
pour faire monter les enchères. Acculé,
le chef du gouvernement fut contraint de
désavouer son équipe pour en former une
autre, concédant d'offrir quatre
portefeuilles aux islamistes et
d'écarter Khadija Cherif.
A qui faisait-elle peur ? Assurément aux
machistes, aux esclavagistes, aux
fascistes, aux salafistes, aux
politicards, aux trafiquants, aux
nostalgiques... Ça en fait du monde !
Ce revirement désolant a été ressenti
avec tristesse par tous les démocrates
Tunisiens. Dans quelques années, il est
probable que nul ne se souviendra du nom
du Chef de ce gouvernement inconséquent
alors que celui de la ministre éphémère
de la Femme restera marqué pour
longtemps dans l'histoire de la Tunisie.
Car ce qui est arrivé à Kadija Cherif « en
vérité c'est injuste !.. »
Publié le 5 février 2015
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