Tribune
Trois ans après la révolution,
de quoi les Tunisiens ont-ils peur ?
Hechmi Trabelsi
Vendredi 3 janvier 2014
Que
reste-t-il, trois ans après, des grandes
espérances nées de la révolution
tunisienne? Des désillusions alimentées
par l'actualité d'un pays aux prises
avec une crise profonde et une immense
peur de l'avenir.
Par
Hechmi
Trabelsi*
Un certain 17 décembre 2010, une
étincelle a jailli d'une petite ville au
centre du pays (Sidi Bouzid) puis s'est
transformée en une flamme incandescente,
touchant toutes les régions déshéritées,
oubliées, marginalisées du pays, relayée
il est vrai par des internautes dont
l'activité militante n'est plus à
démontrer, pour devenir un incendie
inextinguible dans les grandes villes du
pays, et surtout la capitale.
La
révolution des jeunes et des chômeurs
Les Tunisiens venaient de se
débarrasser d'une chape de plomb qui
avait étouffé le pays pendant plus de
deux décennies, de se révolter contre
une tyrannie sans nom.
Les analystes politiques peuvent
différer leur diagnostic, mais, quoi
qu'il en soit, le 14 janvier 2011, les
Tunisiens avaient fait leur révolution,
balayant dans son sillage l'ancien
dictateur et un parti pourri mais
omniprésent, tentaculaire et
hégémonique.
Ces Tunisiens que l'on a toujours
considérés comme des citoyens
pacifiques, voire débonnaires, pas assez
politisés, démobilisés quand il s'agit
des grandes causes, bons vivants, voire
même je-m'en-foutistes, ont pourtant,
sans crier gare, et ne se revendiquant
d'aucune idéologie, sans meneur ni
tribun hors pair, ébranlé le monde. Des
jeunes, qui diplômés au chômage, qui
travaillant pour une misère, ont crié
leur ras-le-bol et investi la rue. Ils
n'ont pas eu peur. Ils ont voulu leur
part de soleil, de dignité, de justice
et de liberté.
L'avènement
du pouvoir islamiste
Nous savons tous ce qu'il est advenu
de ce grand élan libérateur, comment des
politiciens de pacotille, des forces
quasi-occultes, apparues d'on ne sait
où, ont récupéré le mouvement. Nous
savons tous comment des élections, pour
la première fois dans l'histoire de la
Tunisie contemporaine (presque) libres
et transparentes, ont donné la victoire
au parti le mieux structuré, le plus
motivé et... le mieux doté en ressources
financières.
Il n'est pas dans notre propos de
revenir aux raisons derrière la victoire
d'Ennahdha, parti actuellement au
pouvoir et qui s'y accroche malgré tous
ses échecs. Ce parti légalisé à la suite
de la révolution a porté les espoirs de
presque 30% des votants parmi nos
concitoyens: longtemps victimes des
exactions et de l'oppression de
Bourguiba et de Ben Ali, censés craindre
Dieu et avoir les mains propres, ses
dirigeants partaient avec un préjugé
favorable.
Un pays au
bord de la banqueroute
Tout le monde connait la suite, deux
ans après leur prise du pouvoir: une
société par eux divisée en deux, entre
«musulmans» et «laïcs»,
comme si la foi d'un individu se
reflétait dans ses choix politiques et
que «laïcité» rimait avec
incroyance; un malaise social d'une
acuité jamais égalée depuis
l'indépendance du pays; une misère
physique et morale que personne ne
pouvait soupçonner; une crise économique
et financière qui mènera inexorablement
le pays vers la banqueroute; une
situation politique délétère aggravée
par des assassinats et des lynchages (au
propre comme au figuré); une conjoncture
sécuritaire des plus graves avec
l'apparition de la violence et d'un
terrorisme organisé jusque là inconnu.
La liste pourrait s'allonger encore
et encore, si on citait le retour en
arrière des mentalités et des
comportements, l'émergence d'un
banditisme sans vergogne et d'un
opportunisme éhonté, une augmentation
effrénée des prix et un appauvrissement
presqu'exponentiel de toutes les
catégories sociales, des lois d'un autre
âge qu'on promulgue à la hussarde, et
bien d'autres maux qu'il serait
fastidieux d'énumérer ici.
Que reste-t-il dans ce sombre tableau
de la belle image qu'avaient les
Tunisiens et les pays frères et amis de
la Tunisie?
Qu'allons-nous léguer aux générations
futures, au-delà de cette peur qui nous
tenaille continuellement? La peur de la
prochaine «trouvaille» des
ultras comme des «modérés» (si
tant est qu'il en existe) parmi les
islamistes, la peur de cette voracité
presqu'inextinguible de nos gouvernants
actuels qui semblent vouloir
«engloutir» en deux ans ce que Ben
Ali et ses acolytes et sbires ont mis
deux décennies à «digérer», qui
semblent vouloir profiter de leur
passage aux commandes pour glaner un
butin de guerre, la peur de la cupidité
des élus du peuple dont une majorité
semble plus préoccupée à engranger et
accumuler prébendes et avantages
matériels qu'à servir ceux au nom de qui
ils siègent dans l'hémicycle du Bardo.
La marge de
manœuvre étriquée de Mehdi Jomaâ
Qui est responsable d'une telle
déchéance? Sans aucun doute le pouvoir
en place, celui-là même qui est par
définition censé prendre les bonnes
décisions, fixer les priorités, tracer
les politiques et les appliquer.
Or, le pouvoir des islamistes a
montré ses limites et révélé au grand
jour l'incapacité des cabinets et de
Hamadi Jebali et de Ali Larayedh à
gouverner le pays. Leur manque
d'expérience dans la gestion de
l'administration et leur incompétence
dans le domaine économique peuvent
expliquer leur échec. Mais leur volonté
délibérée de donner la priorité à
l'idéologique aux dépens du service de
l'Etat est certainement à l'origine de
leur faillite.
Comment peut-on expliquer une
augmentation du budget du ministère des
Affaires religieuses de 35%, en ces
temps d'austérité qui exigent que
l'accent soit mis sur la recherche et
l'innovation et non le spirituel?
Comment expliquer cette intervention
(très tard dans la nuit) du chef du
gouvernement en personne pour faire
passer au forceps une loi sur les
indemnisations des victimes de
l'oppression, à un moment où il est
quasiment impossible de trouver des
sources de financement autres que la
forte imposition des catégories les
moins nanties?
Comment justifier l'intervention du
rapporteur général de la Commission de
rédaction de la constitution qui demande
à intégrer l'augmentation des salaires
des constituants dans la loi des
finances?
Comment accepter l'hystérie et la
vindicte des députés d'Ennahdha quand un
constituant (de l'opposition) a suggéré
de défalquer du budget de 2014 ce qui
n'a pas été dépensé en 2013 par
l'Assemblée nationale constituante
(ANC)?
C'est justement ce genre de posture
qui nous fait peur.
Que pourra alors faire le futur chef
du gouvernement Mehdi Jomaâ (même s'il
n'est pas le candidat du consensus) et
son équipe pour redresser la barr?
Aura-t-il les moyens avec une loi des
finances votée à la va-vite et qui ne
fait nullement l'unanimité de redresser
un tant soit peu l'économie? Pourra-t-il
organiser des élections libres sans se
débarrasser des pions placés par
Ennahdha dans tous les rouages de
l'administration? Aura-t-il les coudées
franches pour restaurer la sécurité?
C'est ce que nous ne pouvons que lui
souhaiter pour qu'il puisse restaurer la
sécurité et nous libérer de notre peur
du présent et du lendemain?
* Universitaire.
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Publié le 3
janvier 2014 avec l'aimable
autorisation de Kapitalis
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