France-Irak
Actualité
Le jour où l’on reconnaîtra l’Etat
islamique
Gilles Munier
Dimanche 10 mai 2015
Par Gilles Munier
(Eléments – avril 2015)*
Un nouvel Etat est en train de naître
au Proche-Orient, dans la fureur et le
sang : l’Etat islamique. Personne ne
sait s’il durera, comment il évoluera,
où s’arrêteront ses frontières. Avec ses
bombardements théoriquement ciblés, la
coalition militaire constituée par les
Etats-Unis tente, semble-t-il, de le
contenir dans un espace prédéfini,
retardant le moment où il lui faudra
sans doute intervenir ouvertement au
sol. Sur le terrain, les djihadistes
sunnites n’attendent que cela. Pour eux,
une nouvelle guerre en Mésopotamie –
Irak, Syrie – leur permettrait de
s’enraciner durablement au
Proche-Orient, et de promouvoir dans le
monde musulman leur interprétation du
Coran et des hadiths.
Intelligence
Service
Les frontières artificielles
dessinées par la Grande-Bretagne et la
France lors des accords secrets
Sykes-Picot de 1916, revues et corrigées
par le Traité de Lausanne de 1923, n’ont
jamais été vraiment acceptées par les
peuples proche-orientaux. La trahison
des grandes puissances de l’époque, qui
avaient fait miroiter au Chérif Hussein
de La Mecque – roi du Hedjaz -
la création d’un grand royaume arabe en
échange de son soutien contre les Turcs,
est demeurée gravée dans les mémoires.
Les Britanniques avaient deux fers au
feu. Tandis que l’Intelligence
Service et Lawrence - dit
d’Arabie - berçaient d’illusions
les Hachémites, les agents spéciaux du
gouvernement des Indes – William
Shakespear puis surtout Saint John
Philby – soutenaient financièrement
et militairement Abdelaziz Ibn Saoud,
roi du Nedj, et ses Ikwans,
guerriers wahhabites précurseurs des
djihadistes d’aujourd’hui. On connaît la
suite : abolition du califat par Kemal
Atatürk en 1924, envoi du chérif de La
Mecque en exil et reconnaissance d’Ibn
Saoud comme roi d’Arabie et gardien des
lieux saints de l’islam. Il ne faut donc
pas s’étonner si Abou Bakr al-Baghdadi,
émir de l’Etat islamique en Irak et
au Pays de Cham – acronymes :
Daech, EIIL, ISIS – a déclaré
solennellement, le 4 juillet 2014, du
haut du minbar de la grande
mosquée Al-Nouri à Mossoul, qu’il
restaurait le Califat, ce qui devrait
signifier à terme la fin du découpage
territorial imposé après la Première
guerre mondiale.
Restauration du Califat
En « libérant » Mossoul, le
9 juin 2014, la résistance irakienne,
débordée par l’entregent de l’EIIL,
ne se doutait pas que son chef,
descendant de la tribu Quraychites
– la tribu du Prophète - allait se faire
proclamé Calife, ordonner l’expulsion
manu militari des minorités
religieuses et ethniques de la province
de Ninive, et autoriser la vente aux
enchères de femmes yézidies. Des vidéos
réalisées dans un style hollywoodien
terrifièrent le monde par la sauvagerie
qui s’en dégageait : égorgements
d’otages occidentaux, massacres de
masse, crucifixions de « traitres »,
pilote d’avion de F-16 brûlé
vif. Choquantes également : la mise à
sac de Nimroud et de Hatra, la
destruction à l’explosif d’édifices
religieux chiites, chrétiens et soufis,
ou d’artefacts mésopotamiens au musée de
Mossoul. Comment expliquer que les
moudjahidine en soient arrivés là
après 15 ans de résistance ?
Faire
exploser « la cocotte-minute
proche-orientale »
En mars 2003, avant la chute de
Bagdad, un membre des moukhabarat
irakiens – autrement dit des
services secrets - m’a confié « que
la résistance irakienne serait
islamique, qu’elle ferait exploser la
cocotte-minute proche-orientale
maintenue sous pression par les
Occidentaux depuis l’effondrement de
l’Empire ottoman ». J’appris peu
après que Saddam Hussein avait organisé
la lutte armée en front patriotique,
nationaliste et islamique. Prenant
exemple sur le Prophète Muhammad à
Médine, il avait réparti les futurs
combattants en trois groupes : les
Moudjahidine, composés de patriotes
irakiens et de volontaires venus de
divers pays musulmans ; les Ansar
(Partisans), des baasistes
sélectionnés dans les années précédant
l’invasion, mais qui avait gardé leur
adhésion secrète ; enfin les
Muhajirun (Emigrants) regroupant
des responsables baasistes connus pour
leurs compétences dans les domaines
militaire et technique.
La création de l’Armée d’Al-Qods
et des Feddayin de Saddam,
des milices populaires qui faisaient
sourire les journalistes occidentaux,
avait permis de sélectionner des
milliers de résistants potentiels. Des
officiers des renseignements militaires
sortis des meilleures écoles
soviétiques, d’Europe de l’Est ou du
Vietnam, avaient mis en place des
réseaux, des caches d’armes et d’argent.
Si bien que dans les mois suivant la
chute de Bagdad, les moukhabarat
étaient à des degrés divers dans la
quarantaine d’organisations revendiquant
des actions armées, y compris au sein de
Tawhid Wal Djihad (Unité et Djihad)
dirigée par le djihadiste jordanien Abou
Mussab al-Zarqaoui, embryon de
la future Al-Qaïda en Irak (AQI).
Fin 2003, Donald Rumsfeld, secrétaire
d’Etat américain à la Défense, dut
avouer que la guerre serait «
longue, dure, difficile, compliquée
». Il ne pouvait pas mieux dire, car en
2015, elle est encore loin d’être
terminée.
D’Al-Qaïda
en Irak à l’Etat islamique
Pour discréditer et minimiser le rôle
de la résistance irakienne, dont les
membres étaient décrits par le
neocon Paul Wolfowitz, secrétaire
adjoint à la Défense, comme les «
derniers vestiges d’une cause agonisante
», les services secrets américains
trouvèrent judicieux d’attribuer
systématiquement les attentats et les
embuscades au compte d’AQI qui
venait d’être créée par Zarqaoui. Une
chape de plomb médiatique tomba
immédiatement sur les opérations montées
par Izzat Ibrahim al-Douri, chef du
parti Baas irakien clandestin et par
Harith al-Dari, inspirateur des
Brigades de la Révolution de 1920,
pourtant principaux dirigeants de la
résistance nationale. Le général Mark
Kimmitt, ancien n°2 des forces
d’occupation, a reconnu en 2006 que le
« programme PsyOps Zarqaoui »
destiné à monter les « insurgés »
les uns contre les autres et à faire du
« terrorisme et des djihadistes
étrangers » la source de toutes les
souffrances, était la campagne
d’information la plus réussie de l’armée
américaine…
Installé au Kurdistan irakien depuis
2001, Zarqaoui, était connu pour avoir
dirigé à Herat, en Afghanistan, un camp
d’entraînement concurrent de ceux
patronnés par Oussama Ben Laden. Les
forces spéciales américaines l’avait
délogé du nord de l’Irak en 2003, mais
il était réapparu dans la région d’Al-Anbar
et fini par prêter allégeance à Ben
Laden pour donner plus de lisibilité au
nom de son organisation. Il était connu
pour son rigorisme religieux et ses
méthodes expéditives - massacres de
chiites, assassinats de chefs de tribu
et de résistants refusant sa suprématie
– au point que Ben Laden et son adjoint
Ayman al-Zaouahiri, craignant que la
furie sanglante de leur représentant ne
leur aliène à jamais les chiites,
avaient été obligés de le rappeler à
l’ordre en juillet 2005. Sans résultat.
Abou Mussab al-Zarqaoui, tué dans le
bombardement de son refuge le 7 juin
2006, demeure un personnage-clé dans
l’imaginaire des jeunes candidats au
djihad en raison de la propagande dont
il a bénéficié de la part des médias
internationaux.
Un Conseil des moudjahidine,
regroupant des groupes salafistes
proches d’AQI, le remplaça
aussitôt par l’égyptien Abou Hamza al-Mouhajer
(l’Emigrant) puis, en octobre
suivant, élut à sa tête Abou Omar al-Baghdadi,
et profita de l’occasion pour changer le
nom du Conseil en Etat islamique en
Irak (EII). Outre l’intensification
de la lutte armée, le nouvel émir était
chargé de faire de l’Irak un Etat régi
par la charia et de rétablir le Califat.
Vaste programme. Tué à son tour, en
avril 2010, dans le bombardement de son
PC - en compagnie d’Abou Hamza devenu
son adjoint – Abou Omar laissa la place
à Abou Bakr al-Baghdadi, connu pour ses
« activités terroristes » qui
lui avaient valu d’être arrêté par les
Américains, puis emprisonné plusieurs
années au camp de concentration Bucca,
près de Bassora.
Complot à
Amman
La « libération » de
Mossoul, début juin 2014, a résonné
comme un coup de tonnerre dans les
chancelleries, mais ni à Amman, à
Bagdad, à Washington et à Tel Aviv où on
savait ce qui se tramait. Ozgur
Gundem, journal lié par PKK
(Parti des Travailleurs du Kurdistan)
a vendu la mèche en révélant que
l’opération avait été préparée à Amman
en avril et mai dernier lors de réunions
secrètes – mais en Jordanie rien ne
se passe sans que la CIA le sache ou
soit partie prenante – auxquelles
ont notamment participé Izzat Ibrahim
al-Douri, un représentant de Massoud
Barzani, des dirigeants de l’Armée
des moudjahidine, des Brigades
de la Révolution de 1920 d’Hareth
al-Dari et d’Ansar al-Islam,
groupe kurdo-arabe proche de l’Etat
islamique. On apprit ensuite que le
jour J de l’assaut djihadiste sur
Mossoul avait été fixé lors d’une
réunion de coordination entre d’anciens
officiers de l’armée de Saddam Hussein,
membres du Baas clandestin ou de l’Etat
islamique en Irak et au pays du Levant
(EIIL), nouveau nom de l’EI
depuis son implantation en Syrie. On
connaît la suite : débandade des
divisions chiites stationnées à Mossoul,
proclamation du califat, attaque
surprise du Kurdistan, nettoyage des
minorités ethniques et religieuses de la
région de Ninive avec en corollaire la
mise sur la touche du parti Baas.
«
Etat islamique » et «
Communauté internationale »
Que cela plaise ou non à la «
Communauté internationale » et aux
islamophobes, l’Etat islamique
possède aujourd’hui la plupart des
attributs caractérisant un Etat. Abou
Bakr al-Baghdadi règne sur un territoire
comparable à celui de la
Grande-Bretagne, peuplé par près de 8
millions d’habitants. Il dispose d’un
gouvernement, d’administrations locales
prélevant et redistribuant l’impôt,
d’une police, de services sociaux, d’une
douane et d’une armée. Lui faire la
guerre en raison de son comportement
criminel: soit ! Mais jusqu’à quand ? Et
pour le remplacer par quoi ? Au
Proche-Orient, les Occidentaux– et
les Américains en particulier –
n’ont pas de leçon de morale à donner :
le nombre de civils irakiens tués ou
blessés pendant les deux guerres du
Golfe et l’embargo dépasse de loin celui
imputé à l’Etat islamique.
Par ailleurs, la proclamation du
Califat donne à Baghdadi – le calife
Ibrahim - une légitimité dont il
devient chaque jour plus difficile de le
déposséder, sauf en l’éliminant
physiquement. Encore faudrait-il ensuite
que ses partisans lui trouvent un
successeur - descendant de la tribu
du Prophète Muhammad –, en espérant
qu’il soit plus conciliant à l’égard des
« mécréants » et des «
apostats ». Car enfin, au nom de
quoi l’Occident peut-il interdire aux
sunnites, majoritaires dans le monde
musulman, de rétablir le Califat,
institution spirituelle et temporelle
qui a été la leur pendant 13 siècles ?
Pourra-t-on longtemps empêcher des
milliers d’immigrants musulmans d’aller
à Raqqa en espérant y trouver la vie
meilleure, comme le Coran le promet à
« quiconque émigre dans le sentier
d’Allah» (1)?
Certes, la dégradation de la
situation en Mésopotamie ne va pas dans
le sens de l’apaisement, mais si l’Etat
islamique survit, il faudra tôt ou
tard le reconnaître, comme l’a fait le
général de Gaulle en 1964 pour la Chine
populaire, ostracisée jusqu’en 1949 au
nom de la lutte contre le communisme.
(1) Sourate 4 : Al-Nisa
(Les femmes), verset 100.
Photo : Drapeau de
l’Etat islamique
* Eléments, le
magazine des idées:
© G. Munier/X.
Jardez
Publié le 12 mai 2015 avec
l'aimable autorisation de Gilles Munier
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