Opinion
La différence entre les enfants
Gidéon Levy
Des
Palestiniens affligés se lamentent à
l'hôpital al-Chifa, à Gaza,
après qu'une explosion a tué au moins
sept enfants sur un terrain de jeux
public.
Photo par AFP
Dimanche 24 août 2014
Il est humain que tuer un enfant
israélien, l'un des nôtres, suscite une
plus grande identification que la mort
de n'importe quel autre enfant. Ce qui
est incompréhensible, toutefois, c'est
la réponse des Israéliens à la mort
violente de leurs enfants.
Après le premier enfant,
personne n'a remué un œil ; après le
50e, on n'a même pas perçu le moindre
frémissement dans l'aile d'un avion ;
après le 100e, ils ont cessé de compter
; après le 200e, ils ont rejeté la faute
sur le Hamas. Après le 300e, ils ont
rejeté la faute sur les parents. Après
le 400e, ils ont inventé des excuses ;
après les 478 (premiers) enfants,
personne ne s'en soucie encore.
Et c'est alors qu'il y a eu notre
premier enfant et Israël est entré en
état de choc. Et, en effet, le cœur
saigne à voir la photo du petit Daniel
Tragerman, 4 ans, tué vendredi soir dans
sa maison de Sha’ar Hanegev. Un bel
enfant qui, un peu plus tôt, avait été
pris en photo dans un maillot de foot de
l'équipe d'Argentine, bleu et blanc,
avec le n° 10. Et qui n'aurait pas le
cœur brisé à la vue de cette photo, et
qui ne se lamenterait pas de la façon
criminelle dont il a été tué ? « Hé
! Lionel Messi, regarde ce gamin »,
disait un message sur Facebook, « tu
étais son héros. »
Soudain, la mort a un visage, des
yeux bleus qui rêvent et des cheveux
légers. Un tout petit garçon qui ne
grandira jamais. Soudain, la mort d'un
petit garçon a un sens, soudain, elle
choque. C'est humain, compréhensible et
émouvant. Il est également humain que
tuer un enfant israélien, l'un des
nôtres, suscite une plus grande
identification que la mort de n'importe
quel autre enfant. Ce qui est
incompréhensible, toutefois, c'est la
réponse des Israéliens à la mort
violente de leurs enfants.
Dans un monde où il y aurait un tant
soit peu du bon, les enfants seraient
tenus à l'écart du jeu cruel qu'on
appelle la guerre. Dans un monde où il y
aurait un tant soit peu du bon, il
serait impossible de comprendre
l'absence totale, monstrueuse de
sentiment face à la mort de centaines
d'enfants – pas les nôtres, mais des
enfants tués par nous. Imaginez-les sur
une file : 478 enfants, dans une classe
où le diplôme est la mort. Imaginez-les
portant des t-shirts avec Messi –
certains de ces enfants en ont porté eux
aussi, avant de mourir : eux aussi l'ont
admiré, de la même façon que notre
Daniel dans son kibboutz. Mais personne
n'a de regard pour eux ; leurs visages
ne sont pas perçus, personne n'est
choqué par leur mort. Personne n'écrit à
leur propos : « Hé ! Messi, regarde
ce gosse ! » Hé, Israël, regarde
ces enfants !
Un mur blindé de négation et
d'inhumanité protège les Israéliens de
l'infamant travail de leurs mains à
Gaza. Et, en effet, ces chiffres sont
difficiles à digérer. Des centaines
d'hommes qui ont été tué, on pourrait
dire qu'ils étaient « impliqués
», des centaines de femmes, qu'elles
étaient des « boucliers humains
». Quant à un tout petit nombre
d'enfants, on pourrait prétendre que
l'armée la plus morale du monde ne l'a
pas fait exprès. Mais que dirons-nous
quand il s'agit de près de 500 enfants
tués ? Que 478 fois, les Forces de
défense israéliennes ne l'ont pas fait
exprès, 478 fois ? Que le Hamas se
cachait derrière tous ces gosses ? Que
cela justifiait leur mort ?
Le Hamas pourrait s'être caché derrière
certains de ces enfants mais,
aujourd'hui, Israël se cache derrière
Daniel Tragerman. Son triste sort est
déjà utilisé pour couvrir tous les
péchés des FDI à Gaza.
La radio hier a déjà parlé de « mort
violente », de « meurtre
», d'« assassinat ». La Premier
ministre a déjà appelé cette mort un «
acte de terrorisme », alors que
des centaines d'enfants de Gaza dans
leurs tombes récentes ne sont victimes
ni d'un « meurtre », ni du
« terrorisme » : Israël devait les
tuer. Et, après tout, qui sont Fadi et
Ali et Islaam et Razek, Mahmoud, Ahmed
et Hamoudi – en face de notre seul et
unique Daniel ?
Nous devons admettre la vérité : les
enfants Palestiniens sont considérés
comme des insectes, en Israël. C'est un
constat horrible, mais il n'y a pas
d'autre façon de décrire l'état d'esprit
qui règne en Israël en
cet été 2014. Quand, pendant six
semaines, des centaines d'enfants sont
anéantis ; que leurs corps sont enfouis
sous des décombres, s'entassent dans des
morgues, et parfois même dans des
surgélateurs à légumes vu le manque
d'autre place ; quand leurs parents
horrifiés portent les corps de leurs
bambins comme s'il s'agissait d'une
chose systématique, lors de funérailles
qui ont lieu à tout moment, à 478
reprises – même les plus insensibles des
Israéliens ne pourraient se permettre
d'être si peu soucieux.
Quelque chose ici doit surgir et crier :
Assez ! Toutes les excuses, toutes les
explications ne seront d'aucune aide –
cela n'existe pas, un enfant qu'on peut
tuer et un autre enfant qu'on ne peut
pas tuer. Il n'y a que des enfants tués
pour rien, des centaines d'enfants dont
le sort n'émeut personne en Israël, sauf
un, autour de la mort duquel les gens
s'unissent en se lamentant.
Publié sur
Haaretz le 24 août 2014. Traduction
pour le site de la Plate-forme
Charleroi-Palestine : JM Flémal.
Gideon Levy est
journaliste au quotidien israélien
Haaretz.
Il a publié : Gaza, articles
pour Haaretz, 2006-2009,
La Fabrique, 2009
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