Irak
Voyage en Irak, mai 2016 [2/6] :
Balad et Bagdad
François Belliot
© François
Belliot
Dimanche 7 août 2016
Le récit du premier jour de voyage,
précédé d’une présentation générale des
conditions dans lesquelles ils s’est
déroulé, est consultable sur
ce lien.
Deuxième
jour: Bagdad et Balad
Par François Belliot
La plupart des repas que nous avons
pris au cours de ce séjour étaient
servis dans le restaurant de la « cité
des visiteurs ». Pas de buffet, ni de
commande : on s’assoit quelque part et
quelqu’un vient aussitôt vous servir, le
même plat pour tout le monde, assez
frugal mais tout à fait correct. Des
gabarits un peu plus considérables que
le mien ont pu souffrir un peu de cette
austérité, mais y ont survécu.
Au petit-déjeuner, comme chaque matin
les jours suivants, c’était une portion
comprenant une sorte de « pain », une
petite barquette de confiture, une
barquette de fromage blanc amer,
quelques triangles d’une version locale
de la « vache qui rit ». Je mets ces
deux dernières expressions entre
guillemets, car si la « vache qui rit »
de Kerbala a exactement la même aspect
(emballage et contenu) que son homologue
française, en arabe elle a été appelée
« Bakara Dhakiya », autrement dit la
« vache intelligente ». Variations
mercatiques qui nous ont fait sourire.
Transportés dans une sorte de convoi,
nous partons pour Bagdad, à 110 km de
là, puis Balad, plus au nord dans la
province de Salah el-Din. Au programme,
nous devons rencontrer des personnalités
de cette ville libérée depuis quelques
mois seulement de Daech et qui présente
la particularité d’être une enclave
chiite en territoire sunnite. Pour
l’occasion sunnites et chiites ont lutté
côté à côte pour repousser
l’envahisseur : la libération de Balad
et d’une grande partie de la province
est un symbole fort de l’entente sunno-chiite,
dans un contexte où tant de lignes de
fracture apparaissent entre les deux
camps, souvent attisés depuis l’étranger
en vue de provoquer la guerre civile.
C’est ainsi en tous cas qu’on nous
présente les choses. Il est également
prévu que nous rencontrions un symbole
national, une sorte « d’icône irakienne
de l’union sacrée contre Daech » : une
femme sunnite ayant caché et sauvé la
vie à 18 soldats chiites qui allaient
être passés au fil de l’épée par des
combattants de Daech. Il est prévu
ensuite de passer par Bagdad et d’y
passer la nuit.
Les cinquante premiers kilomètres de
la route entre Kerbala et Bagdad offrent
le spectacle d’un paysage verdoyant,
composé pour l’essentiel de myriades de
palmiers dattiers. On nous apprend que
la région est renommée pour ses dattes,
labellisées husseyniyé. Nous
franchissons l’Euphrate où nous nous
arrêtons pour observer les rangées de
fermes piscicoles arrimées en ligne au
rivage. Y sont élevées principalement
des carpes, qui servent de base à la
confection d’une spécialité de Bagdad et
du nord de l’Irak, le masgouf,
une carpe grillée et assaisonnée au
choix.
Alignement
de fermes piscicoles sur l’Euphrate
Pendant le trajet la discussion
s’engage sur différents sujets. Nous
revenons sur les mesures de sécurité qui
nous ont impressionnés la veille. Nous
demandons si elles sont suffisantes.
« Pas entièrement », nous répond-on :
« Du fait de l’éclatement confessionnel,
de la facilité pour Daech de recruter
des jeunes en déshérence et des gens
perturbés, y compris chiites, après tant
d’années de guerre traumatisante, il est
impossible de se protéger totalement
d’un kamikaze isolé et résolu. » Nous
nous enquerrons de l’état du système
éducatif : celui-ci s’est effondré après
2003, alors qu’il était déjà mal en
point. En remontant plus loin dans le
temps et les débuts de la guerre
Iran/Irak en 1980, ce sont des
générations entières qui ont été livrées
à elles-mêmes, dont la priorité au
quotidien était de trouver du travail,
de quoi manger, et plus simplement de se
battre. C’est en raison de
l’effondrement du système éducatif que
depuis quelques années, le Sanctuaire de
l’imam Husseïn, dans la région sous son
influence, a pris progressivement le
relais de l’État effondré en prenant en
charge certains services publics comme
les écoles, les collèges, et les centres
pour enfants orphelins. La situation est
un peu stabilisée depuis deux ans, mais
l’Irak, en outre, fait face à une
pénurie de cadres et de personnes bien
formées, dont beaucoup ont fui à
l’étranger, et qui ont toutes les peines
du monde à se faire au quotidien,
parfois difficile, de la vie en Irak,
même dans des zones relativement calmes
comme celles de Najaf et de Kerbala.
Un mois plus tard, le 7 juin,
confirmant les craintes exprimées par
nos hôtes, une voiture piégée explosera
dans la ville de Kerbala, faisant cinq
morts et dix blessés.
Comme sur la route Najaf/Kerbala, de
nouveau nous sommes confrontés à ces
alignements de portraits de combattants
martyrs. C’est le cas dans toutes les
régions où les Irakiens ont eu à
repousser Daech depuis deux ans au prix
de pertes considérables. Dans les deux
sens de la route nous croisons, pendant
presque tout le trajet vers Bagdad, des
centaines de camions, pour beaucoup à
l’arrêt en file indienne sur le bord de
l’autoroute. Ils font le va-et-vient
entre Bagdad et la région de Kerbala,
qui comporte des gisements d’un sable
réputé pour la construction. Après 50 km
nous parvenons dans la petite ville d’Iskandaryah,
qui correspondrait à l’endroit où
Alexandre le Grand serait mort en – 323
av JC (nous sommes à une centaine de
kilomètres des ruines de Babylone que
nous visiterons le lendemain). Après
cette ville nous laissons derrière nous
une contrée assez verdoyante pour
pénétrer dans un environnement de plus
en plus lunaire et désolé.
Des
camions à l’arrêt transportant du sable
entre Bagdad et Kerbala. La file est
interminable
A l’approche de Bagdad, les indices que
nous sommes dans un pays en guerre sont
de plus en plus nombreux. Tous les
kilomètres ou presque nous croisons un
poste fortifié avec son mirador. Les
fortifications consistent presque
partout en des assemblages de massifs
blocs de béton hauts de trois mètres et
assemblés comme des pans de cloison. On
les appelle djeddars par
métonymie, le terme signifiant « béton »
en arabe irakien. Par endroits, ces
assemblages imposants s’étalent sur
plusieurs centaines de mètres, soit
qu’ils protègent des quartiers
d’habitation, des stations-service, soit
d’anciens camps militaires construits
par les Etasuniens et investis ensuite
par l’armée irakienne.
Un point
de contrôle, avec ses djeddars et son
mirador, sur la route Kerbala/Bagdad
Le paysage à l’approche de Bagdad est
d’une laideur indescriptible : vastes
zones désaffectées, parsemées de déchets
en tous genres. Quand les abords de la
route sont urbanisés, ce sont des suites
de constructions conçues sans aucun
souci d’harmonie architecturale, et qui,
n’étant jamais peintes ou presque,
laissent voir leur structure en béton et
les empilements de parpaings qui en
constituent les murs, les assemblages de
djeddars grisâtres accroissant par
endroits le caractère sinistre de
l’ensemble. Jusqu’à maintenant nous
n’avons pas constaté de grosses
destructions ou impacts de balles et
d’obus, mais cette désolation suggère à
l’évidence que la guerre a laissé des
traces.
Comme nous dépassons Bagdad par
l’ouest, nous laissons sur notre gauche,
à une cinquantaine de kilomètres, la
ville de Faloudjah, deuxième ville de la
province d’al-Anbar, qui attisait notre
curiosité. Découvrant notre itinéraire
la veille, nous nous étions rendus
compte que nous passerions très près de
cette localité qui fut, un an après le
renversement de Saddam Husseïn en 2003,
le théâtre d’une féroce bataille entre
la guérilla irakienne et l’armée
étasunienne, qui utilisa pour l’occasion
des bombes à l’uranium appauvri, dont
les déchets radioactifs sont, encore
aujourd’hui, source de très graves
malformations chez les nouveaux-nés.
Début janvier 2014, la ville a été prise
par l’organisation EI.
On nous apprend que la ville est
toujours inaccessible : si depuis mi
2014, l’armée irakienne, appuyée par les
volontaires chiites, est parvenue à
inverser la tendance face à l’avancée
d’abord foudroyante de Daech, demeurent
encore, dans l’intérieur du pays libéré,
des poches de résistance qu’il est plus
difficile de réduire. La ville de
Faloudjah, qui compte 50000 habitants,
en fait partie.
Une offensive, nous dit-on, se
prépare contre la ville, et à présent,
tous les villages qui l’entourent sont
passés sous contrôle de l’armée
irakienne. La ville et ses environs
seront en effet complètement libérés un
mois et demi après notre passage, le 26
juin.
Si à présent, pour le reste, toute la
région sunnite au nord de Bagdad est
pacifiée et sous contrôle, nous
traversons des zones encore contrôlées
par Daech il y a peu. Le paysage verdit
de nouveau sur la route Bagdad/ Balad :
nous passons ainsi devant de vastes
vignobles, dont la taille et la
disposition rappellent l’aspect de
certains terroirs français. Nous
demandons si ces vignes servent à la
fabrication de vin. On nous répond que
c’était le cas du temps de Saddam
Husseïn, mais qu’à présent on ne produit
plus de vin dans cette région, le raisin
continuant néanmoins d’être utilisé pour
d’autres plaisirs alimentaires.
C’est dans un carrefour au milieu de
nulle part que nous rencontrons nos
hôtes du jour : deux chaykhs tout de
blanc vêtus, un officiel du gouvernement
irakien, et une poignée de militaires en
tenue. Après quelques mots d’échange et
de bienvenue, et une photo collective,
nous reprenons place dans le convoi et
nous mettons en route vers notre
destination.
Le dispositif de protection militaire
du sanctuaire où nous devons nous rendre
est impressionnant. Nous nous
rapprochons du front contre Daech, et la
tension à chaque checkpoint est encore
plus palpable. Au moment où j’écris ces
lignes, nous découvrons que, neuf jours
plus tard, un commando de l’organisation
EI a fait un carnage, le 16 mai, dans un
café de Balad où se réunissaient des
supporters du Real Madrid. Munis d’armes
automatiques et de grenades, les
assaillants ont fait 16 morts.
Pourchassés ensuite, quatre d’entre eux
font exploser leur ceinture d’explosifs
en appliquant la partie finale de leur
plan.
Je passe sur la description du
dispositif de défense de la ville,
constitué de nombreux check points,
cassis, chicanes redoublées, rangées de
Djeddars, soldats attentifs, dispositif
qui se densifie à mesure que nous nous
approchons de notre destination : le
mausolée de Sayyid Muhammad, fils de Ali
al-Hadi, et frère de Hassan el-Askari,
respectivement Xème et XIème imams dans
la tradition du chiisme duodécimain.
C’est après avoir traversé une partie
de la ville de Balad que nous nous
retrouvons dans les abords du
sanctuaire. Je dis « nous retrouvons »
car ce n’est qu’au dernier moment que
nous distinguons les éléments
caractéristiques des lieux saints
chiites : en effet, le bâtiment a été
complètement entouré d’une muraille de
djeddars, et certains abords proches du
bâtiment sont également protégés par
d’imposantes fortifications en béton, un
peu comme si le sanctuaire avait été
transformé en blockhaus.
Le mausolée arbore une coupole bleue
de diverses nuances, flanquée de deux
minarets dorés en réfection. Le lieu est
constitué d’un bâtiment central, au
centre duquel sont enterrées les
dépouilles des deux Saints, d’une cour
intérieure, et d’un bâtiment d’enceinte
dans lequel sont aménagés des lieux de
vie divers. Les deux minarets sont
actuellement en réfection.
Vue de la
cour intérieure du sanctuaire des deux
imams
Nous entrons dans une grande salle de
réception du bâtiment d’enceinte. Des
sièges et canapés sont disposés tout
autour de la pièce, contre les murs, en
ligne continue, et dans un premier temps
nous y prenons tous place, policiers et
militaires, dignitaires des lieux et
religieux, notre équipe et ses
différents accompagnateurs. On nous sert
un thé et de l’eau fraîche. L’ambiance
est un peu étrange, dans la mesure où
nous ne savons pas très bien ce qui se
passe et ce à quoi nous attendre.
Le moment de flottement est accentué
par le fait que toute une partie de
notre équipe, dont nos deux interprètes,
répond soudain à l’appel de la prière
qui retentit. Impossible de faire quoi
que ce soit pendant de longues minutes,
et les échanges sont rendus presque
impossibles du fait de la pauvreté de
notre arabe, et de l’absence
d’interlocuteur maîtrisant le français
ou l’anglais.
Comme nous patientons, les deux
édiles qui nous ont accueillis en
premier lieu sur le bord de la route, et
qui sont demeurés avec nous dans la
vaste pièce, de même que la plupart des
policiers et militaires, marquent
également leur impatience et nous
pressent instamment de les rejoindre
dans une pièce où ils veulent nous
montrer quelque chose : il s’agit de
douilles et de restes de mortiers qu’ils
ont récupérés et qui témoigneraient de
l’agression armée des combattants de
Daech contre le Sanctuaire. Nous
cherchons en vain à faire comprendre à
nos hôtes que nous ne comprenons
pratiquement rien de ce qu’il nous
disent, et qu’il nous faut absolument
attendre le retour de nos interprètes ;
peine perdue, leur entrain est tel que
nous installons à la va-vite nos caméras
pour nous lancer dans une interviou qui
nous fait penser à un jeu de mimes. Nos
deux hôtes exhibent de façon très
démonstrative les preuves de l’agression
de Daech qu’ils accompagnent de
commentaires enflammés et volubiles que
nous nous trouvons dans l’incapacité de
comprendre et de traduire.
Enfin, la prière prend fin et nos
interprètes repointent le bout de leur
nez : nos interlocuteurs se reprêtent de
bonne grâce à l’exercice que nous
pouvons filmer dans des conditions plus
exploitables.
L’ensemble des transcriptions qui
vont suivre sont des traductions
instantanées de l’un de nos interprètes,
auxquelles je n’ai apporté aucune
retouche.
C’est Amar Sikhal, le secrétaire
général adjoint du sanctuaire, qui nous
répond en premier.
Nous commençons par lui demander
depuis quand il a la charge de s’occuper
de ces lieux : « Depuis 255 de
l’hégire [869 ap JC], de
génération en génération ma famille à la
charge de s’occuper de ce lieu sacré. »
L’entretien se poursuit ensuite sur
différents points. « Tous nous
vivions en bonne entente. Nous sommes
des tribus qui entretiennent des
relations de mariage. Tout allait bien
jusqu’au jour où al-Qaida et Daech sont
arrivés. L’invasion a commencé le 5 juin
2014. Dans cette zone nous sommes
particulièrement les enfants de l’imam
Ali, donc nous entretenons des relations
avec les autres selon la charte de
l’imam Ali. Nous n’avons de problème
avec personne. Nous accueillons tout le
monde. Un jour, en marchant dans les
rues de Koufa l’imam Ali a trouvé un
juif en train de mendier. Il a demandé :
« pourquoi cette situation ici à Koufa ? ».
On lui a répondu : « c’est un juif, on
ne peut rien faire. » L’imam Ali a dit :
« ce n’est pas votre frère en religion,
c’est votre frère en image. Vous devez
lui prêter assistance avec l’argent des
musulmans. C’est ça notre charte, c’est
ça notre mode de vie, et c’est la façon
dont nous souhaitons vivre ici. Selon
les préceptes de l’imam Ali nous
entretenons toujours cette relation avec
toutes les familles, même celles qui ont
entretenu des relations privilégiées
avec Daech. Nous avons ici un centre de
santé, nous les soutenons
financièrement, nous nous occupons
d’eux. Je vous donne la preuve de cette
entente : actuellement il y a un match
de football, auquel participent tant des
kurdes que des chiites et des sunnites.
Cette entente est bien entretenue depuis
des années… Vous pouvez filmer ici
[il nous montre des douilles et des
restes de mortiers] les cadeaux de
l’occident et de Daech à l’Irak, pour
attaquer une mosquée. Voici les débris
des armes utilisées contre les mosquées
et la population. Ce que vous voyez là
on l’a récupéré juste pour
démonstration. Les assaillants visaient
le haut du minaret. » Alors que
nous le remercions de nous avoir accordé
cet entretien, en miroir il nous
répond : « C’est nous qui vous
remercions parce que vous êtes venus
nous voir, que vous êtes soucieux de la
situation ; c’est nous qui vous
remercions parce que nous nous sentons
seuls. »
Nous recueillons ensuite la réaction
du second chaykh, Amer al-Baldaoui qui a
la charge de gérer la ville de Balad, ce
qu’on appellerait le maire en France.
C’est lui qui nous pressait tout à
l’heure de venir commencer à filmer tout
de suite. Il se lance aussitôt dans une
diatribe enflammée pour dénoncer ce à
quoi les habitants et les visiteurs de
Balad ont été confrontés : « ce que
vous avez vu, c’est un centième, un
millième de ce que nous a fait Daech !
Beaucoup de visiteurs (pèlerins) et
d’enfants ont été abattus, sont morts
ici, également des gens de la sécurité.
L’opposition entre les chiites et les
sunnites, ce sont les politiciens qui
importent ce désastre. Les deux familles
se marient entre eux, vivent ensemble.
Nous sommes ensemble, nous vivons
ensemble, mais les politiciens ils ont
ramené des choses, ils ont importé des
virus que l’on ne connaît pas, qu’on ne
devrait pas avoir, et dont on ne connaît
pas la provenance. L’Irak est uni. Ce
sont les politiciens qui ont provoqué
ça, et qui instrumentalisent cette
situation, pour profiter politiquement
et financièrement. »
Le secrétaire général adjoint du site
renchérit : « Parmi les personnes
assassinées par Daech, il y avait des
Saoudiens, des Pakistanais, qui sont
venus ici pour visiter ce mausolée
sacré. Ce ne sont pas seulement les
Irakiens qui sont pris pour cibles, mais
également les visiteurs étrangers. »
Nous leur demandons quand ils sont
parvenus à chasser Daech de la région,
et ce qu’il en est maintenant : « Nous
les avons chassés trois mois après (juin
2014- sept 2014). Les tribus se sont
liguées, avec l’autorisation du
gouvernement irakien, et nous avons
donné une belle raclée à Daech. Quand
les combattants de Daech sont venus ici
– le problème est le même un peu partout
– ils ont commencé à attaquer les
familles et les femmes. La lumière du
minaret était éteinte depuis 2011, ce
n’est que ces jours-ci que nous l’avons
rallumée. Ils s’attaquaient à la
lumière. C’est comme s’ils voulaient
éteindre une lumière, d’une certaine
façon. »
Alors que nous sommes en train de
terminer ces entretiens, nos
accompagnateurs nous adressent des
signes de plus en plus pressants pour y
mettre un terme : en effet il est temps
d’aller prend un repas en commun dont la
vocation est de montrer l’amitié sunno-chiite,
des membres de ces deux branches de
l’Islam se trouvant assis à une même
table pour y partager un même repas.
Quand nous sortons dans la cour nous
entamons une série d’entretiens filmés
de diverses personnalités de la ville de
la région, notamment le chef de la
police locale et le préfet de la région
de Salah-el-Din.
Nous commençons par recueillir les
propos du chef de la police : « Nous
remercions votre chaîne d’être venus en
Irak, de vous être intéressés à cet
endroit sacré, et à l’Irak, et à cette
région de Balad en particulier. Je vous
rassure, cette région est sécurisée.
Daech est venu ici exclusivement pour
semer la zizanie et la discorde entre
les enfants d’un même pays. Ils ont
spécifiquement attaqués les lieux sacrés
ici. La stratégie de Daech n’a pas
marché dans la région, parce que nos
frères sunnites se sont aperçus que
c’était un désastre aussi bien pour eux
que pour nous. Actuellement nous
accueillons des frères sunnites à qui
nous apportons une aide sanitaire et
alimentaire. D’un point de vue pratique
nous ne faisons aucune distinction entre
les différentes confessions. Toute
personne qui est malade est bienvenue.
Nous soignons nos frères sunnites
gratuitement. Vous avez pu participer à
ce repas. Ce repas était ouvert à tout
le monde, aussi bien aux étrangers qu’à
tous les habitants de l’Irak, de toutes
les tendances. Le repas auquel vous
participé est distribué régulièrement
dans la mosquée, et notre seul intérêt
c’est de suivre les indications de
l’imam Ali. »
Nous lui demandons comment ils sont
parvenus à chasser Daech de la région :
« Daech a d’abord profité d’un effet
de surprise, mais ses combattants n’ont
pas occupé de points stratégiques. Les
tribus sunnites de la région se sont
unies, et les jeunes chiites ont répondu
à la fatwa de l’ayatollah Al-Sistani
pour aller mener le jihad (guerre
sainte) contre Daech. Cet engagement
s’est fait aux côtés de l’armée
irakienne. Ce fut la clé pour repousser
Daech. Nous sommes à présent prêts à
libérer tout le pays. »
Plus simplement nous nous enquérons
de leur travail de policier au
quotidien. « Il commence par une
exclamation : « On ne demande pas à
un délinquant de quelle obédience il
est ! Quand quelqu’un commet un larcin,
nous tâchons de l’arrêter. Nous luttons
contre les voleurs et les agressions.
Nous tenons des tours de guet, et bien
sûr au besoin nous combattons contre
Daech. »
En parlant de Daech, un peu plus
tard, le chef de la police, interrogé
par Maria, nous rapportera une anecdote
étonnante : il y a quelque temps, ils
ont arrêté des hommes de Daech équipés
de ceintures d’explosifs qui s’étaient
déguisés en femmes et s’étaient glissés
dans une colonne de réfugiés.
Voulaient-ils y réaliser un carton en
rendant l’âme par la même occasion ;
non : c’est le moyen qu’ils avaient
trouvé pour sauver leur peau et échapper
à un destin qu’apparemment il n’avait
pas choisi.
Nous nous entretenons ensuite avec le
préfet de la région, M. Mohamed, en
poste depuis 2013, auprès duquel nous
nous excusons par avance, puisque la
première partie de l’entretien, en
raison d’un problème technique, s’est
avéré par la suite inaudible et
intranscriptible. Voici tout de même une
partie des propos qu’il nous a tenus :
« (…) La collaboration des
différents services a permis de libérer
efficacement cette région, et de
repousser cette attaque infâme des
forces du mal qui ne font aucune
différence entre un être humain et un
autre. Cela n’est pas un problème de
religion, c’est un problème auquel le
monde entier est confronté. Il a été
imposé à l’Irak… que les gens voient
eux-mêmes ce qui se passe chez eux pour
se rendre compte du mal que nous
subissons, et que, grâce à l’unité et la
collaboration des différents services de
l’état, nous sommes sur le point, si
Dieu le veut, de vaincre définitivement
ces intrus. » Pour finir il nous a
de nouveau rapporté l’anecdote du
mendiant juif que l’imam Ali exhorta à
secourir, au nom des valeurs de
générosité universelles de l’Islam.
L’entretien s’est clos sur une
invitation à aller assister à ce match
de football « oecuménique ».
Il nous a semblé, pour être tout à
fait francs, que les discours qu’ils
nous ont tenus successivement étaient un
peu stéréotypés, à l’évidence préparés à
l’avance. Tous ont extrêmement insisté,
pratiquement avec les mêmes mots, sur
l’union sacrée qui prévalait entre les
sunnites et les chiites, et tous ont
rapporté l’histoire du mendiant juif
secouru par les gens du mausolée comme
symbole de l’esprit d’ouverture chiite.
Du reste, lors de chaque entretien,
notre interlocuteur était flanqué du
même commissaire politique qui répétait
en écho, de façon caricaturale, un
ensemble d’éléments de langage bien
précis. C’est dommage car nous sentions
qu’on aurait pu nous en dire beaucoup
plus, la présence écrasante de ce
personnage dans tous les entretiens
rendant de surcroît nos images
difficilement exploitables. Nos
accompagnateurs, eux-mêmes passablement
agacés, concèderons que « cet homme
a mal fait son travail ». Mais nous
comprenons que la situation est
exceptionnelle : c’est la guerre, les
équilibres politiques sont fragiles, et
tous les discours, surtout quand ils ont
un caractère officiel, doivent demeurer
dans un certain cadre.
Il était prévu que nous assistions
ensuite à une rencontre de football à
laquelle devaient participer tant des
chiites, que des kurdes et des sunnites.
Au dernier moment cet événement est
annulé : c’est finalement dans un
gymnase dans lequel se déroule un
entraînement de ping pong que nous nous
rendrons.
Sur le chemin, nous découvrons de
nouveau, ce qui n’était pas visible dans
notre itinéraire d’arrivée, de nouvelles
sinistres galeries de portraits de
martyrs victimes des combattants de
Daech. Les successions régulières de
portraits dans les rues principales sont
encore plus poignantes que ce que nous
avons vu jusqu’à présent, puisqu’il est
évident qu’il s’agit d’habitants de la
ville, de connaissances, pour certaines,
de gens que nous avons et que nous
allons rencontrer. En certains endroits,
nous découvrons quelque chose que nous
n’avons pas vu le long de la route
Najaf/Kerbala : sur les lieux mêmes de
tueries collectives, sont érigés de
petits mausolées carrés coiffés d’une
petite coupole, arborant eux aussi les
portraits des martyrs. Me viennent à
l’esprit, devant ce spectacle, les
innombrables calvaires que l’on trouve
un peu partout en Vendée, qui signalent
les endroits où des Vendéens ont été
victimes de massacres de masse, en 1790,
lors du début de génocide perpétré par
les maîtres d’oeuvre de la Révolution
Française dans cette région demeurée
fidèle au Roi et à la religion
catholique.
Portraits
de combattants martyrs dans la ville de
Balad
Nous ne saisissons pas très bien
l’intérêt de la visite du gymnase. Cela
donne au moins un aperçu de la vie
locale, et l’occasion d’un contact
direct et touchant avec la population,
très jeune dans son ensemble. Nous
sommes chaleureusement accueillis par
des gens qui semblent extrêmement
surpris de rencontrer des Européens,
journalistes de surcroît. Nous avons un
peu l’impression d’être des ovnis.
Tous les enfants et adolescents
présents se bousculent pour faire des
selfies avec nous, c’est à peu près le
seul souvenir que je garde de cet
épisode un peu confus.
Il est 16 heures et il nous faut
reprendre le chemin de Bagdad. Pour
finir, nos hôtes tiennent à nous faire
passer par des lieux où des hommes de
Daech ont commis des exactions. On nous
montre un pavillon abandonné qui
hébergeait une famille de trente
personnes. Les terroristes, nous
explique le maire de Balad, prétendant
leur fournir une aide alimentaire, ont
pu tous les faire sortir au dehors,
moment qu’ils ont choisi pour faire
exploser une voiture piégée qui les a
décimés. On nous montre également une
oasis avec ce commentaire énigmatique :
avant il y avait des gens qui habitaient
dans cette oasis ; Daech est venu, et
depuis, personne ne les a jamais revus.
Nous nous séparons au milieu de nulle
part comme nous nous sommes rencontrés.
Nous apprenons que finalement nous ne
rencontrerons pas la fameuse héroïne
irakienne qui a sauvé 18 soldats
irakiens en les cachant, et que nous
allons finalement dormir à Kerbala. Nous
allons tout de même faire un crochet par
Bagdad, pour visiter le mausolée de Musa
al-Kazim et de Muhammad al-Jawad,
respectivement 7ème et 9ème imams du
chiisme duodécimain.
Les mesures et dispositifs de
sécurité pour pénétrer dans Bagdad sont
impressionnants, et encore plus
impressionnnants ceux permettant
d’accéder au quartier du sanctuaire.
Les barrages sont installés assez en
amont du monument, si bien que l’on doit
traverser à pied, sur près de 300
mètres, une large voie piétonne y
menant. Comme nous y sommes maintenant
habitués après seulement deux jours, le
lieu saint se signale par ses deux
vastes coupoles dorées, entourées de
quatre minarets. La large artère menant
au mausolée est intensément commerçante,
avec une multitude de boutiques en tous
genres, à l’image de ce que nous avons
pu voir à Kerbala : vendeurs de
chawarmas, de thé, de pâtisseries et de
sucreries, d’instruments de musique,
bijouteries, etc. Comme à Kerbala elles
sont toutes très vivement éclairées et
abondamment décorées.
La voie piétonne menant au mausolée
est très commerçante. Remarquez
l’affiche de propagande suspendue
au-dessous des arches, sur laquelle on
distingue des marjas chiites, et au
centre, un peu à droite, une
représentation stylisée de l’imam
Husseïn
Une vue
extérieure du mausolée
Après nous être un peu restaurés,
nous pénétrons dans le mausolée. Sa
structure est la même que celle des deux
précédents. Après être entrés par un
haut mur d’enceinte, nous débouchons sur
une vaste cour intérieure au centre de
laquelle, comme à Balad, un bâtiment de
coeur abritant les dépouilles des deux
imams sont conservées, dans ces mêmes
volumineux sarcophages entourés d’un
lourd grillage d’argent que les fidèles
viennent enserrer et embrasser, avec des
supplications. Comme dans le sanctuaire
de l’imam Husseïn c’est un va-et-vient
perpétuel de fidèles qui entrent dans le
bâtiment par un endroit et en ressortent
par un autre. Dans des coins des hommes
font leurs prières ou lisent des corans
enluminés. De nouveau nous sommes
frappés par l’intensité des regards et
des attitudes, même impression qu’à
Kerbala de voir des gens qui viennent de
perdre un proche alors qu’ils sont en
communion avec des Saints morts il y a
plus de mille ans, dont la mémoire se
perpétue depuis de génération en
génération. Dans la cour d’enceinte, un
sayyid psalmodie un discours qui
recueille l’attention d’un parterre de
fidèles assis sur des dizaines de tapis
qui sont ajoutés ou retirés à mesure de
l’affluence. Ces larges tapis sont
entassés dans des sortes d’armoires en
plein air que les fonctionnaires du lieu
sortent ou rentrent avec des gestes
experts. La moitié des lieux est dévolue
aux hommes, l’autre moitié aux femmes.
En quittant le sanctuaire et en
prenant le chemin du retour nous
traversons le Tigre par le pont Al-Aïmah,
dont l’apparence nous intrigue. Alors
que nous aurions aimé profiter du coup
d’oeil sur ce fleuve et la ville de
Bagdad, nous en sommes empêchés par de
hautes rangées de panneaux métalliques
renforçant les deux rambardes d’un bout
à l’autre.
L’explication est sinistre : le 31
août 2005, jour anniversaire de la mort
de l’imam al-Kazim, des milliers de
fidèles se dirigent à pied en pèlerinage
vers son mausolée tout proche. Soudain,
éclate la rumeur de la présence de
kamikazes dans le cortège : c’est la
panique et le mouvement de foule. Dans
le tumulte, les rambardes du pont cèdent
et des milliers de personnes sont
piétinées ou précipitées dans le fleuve,
dans lequel beaucoup se noient. Le bilan
est terrible : 965 morts et 815 blessés.
Plus loin nous faisons halte sur
l’immense place principale de Bagdad, la
place Tahrir (« de la victoire », comme
au Caire). La nuit est pratiquement
tombée, la circulation est peu dense et
nous ne croisons aucun piéton. Le côté
de la place par lequel nous arrivons, et
où nous nous arrêtons, est surplombé par
une fresque monumentale appelée le
« monument de la liberté » (el haria).(lien
vidéo)
Conçu par le peintre et sculpteur
Jawad Saleem en 1959 et achevé en 1961,
ce monument grandiose est destiné à
commémorer la révolution du 14 juillet
1958, date à laquelle un groupe de
nationalistes arabes connus sous le noms
d’ « officiers libres » renversèrent la
monarchie hachémite inféodée au
Royaume-Uni, pour instaurer la
république irakienne. Aboutissant à la
formation d’un gouvernement autoritaire
dominé par les militaires auteurs du
coup d’état, celui-ci sera renversé en
1968, avec le concours décisif de la
CIA, par les partisans du Baas qui
comptait dans ses rangs un certain…
Saddam Husseïn.
Il est composé de 14 blocs de bronzes
comprenant 25 figures humaines en plus
d’un cheval et d’un taureau, incrustés
dans une gigantesque dalle de marbre.
Son propos est de résumer sommairement
l’Histoire de l’Irak en exaltant son
combat « millénaire » contre toute forme
de tyrannie. Son concepteur est mort
avant d’avoir pu en contempler la forme
finale.
Mais là n’est sans doute pas
l’essentiel. Je remarque en deux
endroits de l’esplanade des rangées
d’affiches où sont représentées des
autorités chiites : c’est un vestige
d’une manifestation monstre qui s’est
tenue la veille ici même, vendredi 7
mai. Depuis des semaines, les partisans
de l’imam Moqtada Sadr se rassemblent
tous les vendredis sur cette place pour
mettre la pression sur le gouvernement
irakien accusé d’immobilisme et de
corruption.
Une
affiche des partisans de Moqtada Sadr
sur la place Tahrir. A droite en barbe
blanche Mohammed Sadek al-Sadr, en haut
à droite Mussa al-Sadr, en bas Mohammed
Bakr al-Sadr, à gauche un homme
politique. Quant au texte, de haut en
bas: un verset coranique, un slogan:
« le peuple est plus fort que les
despotes », « l’alliance des forces de
l’antifadha en Irak organisera le grand
festival annuel pour commémorer le
martyre du philosophe du siècle dernier,
le sayyid Mohammed Bakr al-Sadr (que son
secret soit sacré) ».
Cet homme, sayyid chiite bien
reconnaissable à son turban noir (comme
l’ayatollah al-Sistani et Hassan
Nasrallah), est un marja de la
communauté chiite, dont l’influence est
très importante à Bagdad, notamment dans
le populeux quartier de « Sadr City »,
baptisé ainsi en 2003 à la mémoire de
son père, l’ayatollah Muhhamad Sadek as-Sadr,
assassiné sur ordre de Saddam Husseïn en
1999 (comme son cousin Mohamed Bakr as-Sadr
en 1980). Moqatada Sadr a été en pointe
dans la contestation de l’occupation
étasunienne après 2003.
Capable de mobiliser des dizaines de
milliers de partisans derrière son nom,
c’est à son appel que ces derniers, il y
a quelques jours à peine, le 30 avril,
ont envahi le parlement irakien situé à
quelques centaines de mètres, de l’autre
côté dans la zone verte ultrasécurisée
de Bagdad, dont la partie nord-est
commence à quelques centaines de mètres
d’ici, avec le Parlement Irakien.
Après cette ultime halte, nous
retournons vers Kerbala, où nous
arrivons aux alentours de minuit.
Pour nous reposer de ces deux
premières journées on ne peut plus
longues et denses, nos hôtes pour le
lendemain nous annoncent un programme un
peu plus « touristique », à commencer
par les ruines de Babylone.
François Belliot
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