Le Grand Soir
Ukraine, nouveau Rideau de fer
Diana Johnstone
Mardi 10 juin 2014
Les dirigeants de l’OTAN sont
actuellement en train de se livrer à une
mascarade en Europe qui vise à ériger un
nouveau rideau de fer entre la Russie et
l’Occident.
Avec une étonnante unanimité, les
dirigeants de l’OTAN feignent d’être
surpris par des événements qu’ils
avaient planifiés des mois à l’avance.
Des événements qu’ils ont délibérément
déclenchés sont présentés comme une
« agression russe » soudaine, imprévue
et injustifiée. Les États-Unis et
l’Union européenne se sont lancés dans
une provocation agressive en Ukraine
dont ils savaient qu’elle forcerait la
Russie à réagir de manière défensive,
d’une façon ou d’une autre.
Ils ne pouvaient pas savoir
exactement comment le président russe
Vladimir Poutine réagirait lorsqu’il
verrait que les États-Unis étaient en
train de manipuler les conflits
politiques en Ukraine pour installer un
gouvernement pro-occidental décidé à
rejoindre l’OTAN. Il ne s’agissait pas
d’une simple question de « sphère
d’influence » dans le « voisinage
immédiat » de la Russie, mais d’une
question de vie ou de mort pour la
marine russe, ainsi que d’une grave
menace à sa sécurité nationale sur ses
frontières.
Un piège a ainsi été tendu à Poutine.
Quoi qu’il fasse, il serait perdant.
Soit il ne réagirait pas assez, et
trahirait les intérêts nationaux
fondamentaux de la Russie, en permettant
à l’OTAN de positionner ses forces
hostiles dans une position d’attaque
idéale.
Soit il réagirait de manière
excessive, en envoyant des forces russes
envahir l’Ukraine. L’Occident y était
préparé, prêt à hurler que Poutine était
« le nouvel Hitler », sur le
point d’envahir une pauvre Europe sans
défense qui ne pouvait être sauvée (une
fois de plus) que par ces généreux
Américains.
En réalité, la réponse défensive
russe était une solution intermédiaire
très raisonnable. Grâce au fait que
l’écrasante majorité des habitants de la
Crimée se sentait Russe, ayant été des
citoyens russes jusqu’à ce que
Khrouchtchev attribue de façon frivole
ce territoire à l’Ukraine en 1954, une
solution pacifique et démocratique fut
trouvée. Les Criméens ont voté pour leur
retour à la Russie lors d’un référendum
qui était parfaitement légal selon le
droit international, mais en violation
de la Constitution de l’Ukraine,
laquelle était alors en lambeaux, ayant
juste été violée par le renversement du
président dûment élu du pays, Victor
Ianoukovitch, renversement facilité par
des milices violentes. Le changement de
statut de la Crimée a été obtenu sans
effusion de sang, par les urnes.
Néanmoins, les cris d’indignation de
l’Ouest furent tout aussi hystériques et
agressifs que si Poutine avait réagi de
façon excessive et soumis Ukraine à une
campagne de bombardement à l’américaine,
ou avait carrément envahi le pays –
chose qu’on attendait peut-être de sa
part.
Le Secrétaire d’Etat américain John
Kerry a dirigé le chœur d’indignation
des bien-pensants en accusant la Russie
de choses dont son propre gouvernement
est coutumier. « On ne peut pas
envahir un autre pays sous un prétexte
bidon pour faire valoir ses intérêts. Il
s’agit d’un acte d’agression sous des
prétextes montés de toutes pièces »,
pontifia Kerry. « C’est vraiment un
comportement du 19e siècle au 21e siècle ».
Au lieu de rire face à cette hypocrisie,
les médias, politiciens et commentateurs
américains ont repris avec zèle le thème
de l’agression expansionniste
inacceptable de Poutine. Les Européens,
obéissants, leur ont faiblement fait
écho.
Tout avait
été planifié à Yalta
En septembre 2013, l’un des plus
riches oligarques de l’Ukraine, Viktor
Pinchuk, finança une conférence
stratégique d’élites sur l’avenir de
l’Ukraine qui s’est déroulée dans le
même Palais à Yalta, en Crimée, où
Roosevelt, Staline et Churchill
s’étaient réunis pour décider de
l’avenir de l’Europe en 1945. Parmi les
médias spécialisés qui rendaient compte
de cette conférence, largement ignorée
par les médias de masse, The
Economist, écrivit de cette « démonstration
de diplomatie féroce » que : « L’avenir
de l’Ukraine, un pays de 48 millions
d’habitants, et de l’Europe se décidait
en temps réel. » Parmi les
participants se trouvaient Bill et
Hillary Clinton, l’ancien chef de la CIA
le général David Petraeus, l’ancien
secrétaire américain au Trésor, Lawrence
Summers, l’ancien président de la Banque
mondiale, Robert Zoellick, le ministre
suédois des Affaires étrangères Carl
Bildt, Shimon Peres, Tony Blair, Gerhard
Schröder, Dominique Strauss-Kahn, Mario
Monti, le président lituanien Dalia
Grybauskaite, l’influent ministre des
Affaires étrangères polonais, Radek
Sikorski. Tant le président Viktor
Ianoukovitch, renversé cinq mois plus
tard, que son successeur récemment élu
Petro Porochenko étaient présents.
L’ancien secrétaire à l’énergie
américain, Bill Richardson était là pour
parler de la révolution du gaz de
schiste que les États-Unis espèrent
utiliser pour remplacer les réserves de
gaz naturel de la Russie et ainsi
affaiblir cette dernière. Le centre de
la discussion portait sur « l’Accord de
libre-échange approfondi et complet »
(ALEAC) entre l’Ukraine et l’Union
européenne, et la perspective de
l’intégration de l’Ukraine à l’Occident.
Le ton général était euphorique devant
la perspective de briser les liens de
l’Ukraine avec la Russie en faveur de
l’Occident.
Une conspiration contre la
Russie ? Pas du tout. Contrairement à
Bilderberg, les délibérations ici
n’étaient pas tenues secrètes. Face à
plus d’une dizaine de personnalités
américaines de haut niveau et un large
échantillon de l’élite politique
européenne se trouvait un conseiller de
Poutine nommé Sergueï Glaziev, qui a
clairement explicité la position de la
Russie.
Glazyev a introduit une dose de
réalisme politique et économique dans la
conférence. Forbes a rendu compte
à l’époque de la « différence
frappante » entre les points de vue
russes et occidentaux « non pas sur
l’opportunité de l’intégration de
l’Ukraine avec l’UE, mais plutôt sur son
impact probable. » Contrairement
à l’euphorie de l’Ouest, le point de vue
russe était fondé sur des « critiques
économiques très précises et pointues »
sur l’impact de l’accord sur l’économie
de l’Ukraine, en notant que l’Ukraine
souffrait d’un énorme déficit extérieur,
financé par des emprunts à l’étranger,
et que l’augmentation substantielle
d’importations de l’Occident qui
résulterait de l’accord ne pouvait que
faire gonfler le déficit. L’Ukraine « soit
se retrouvera en cessation de paiements,
soit devra être renflouée par un
important plan de sauvetage ».
Le journaliste de Forbes a
conclu que « la position de la Russie
est beaucoup plus proche de la vérité
que les belles paroles émanant de
Bruxelles et de Kiev. »
Quant à l’impact politique, Glazyev a
souligné que la minorité russophone dans
l’Est de l’Ukraine pourrait être incitée
à diviser le pays en signe de
protestation contre la rupture des liens
avec la Russie, et que la Russie serait
légalement en droit de les soutenir,
selon le Times de Londres.
En bref, lors de la planification de
l’intégration de l’Ukraine dans la
sphère occidentale, les dirigeants
occidentaux étaient parfaitement
conscients que cette initiative
entraînerait de sérieux problèmes avec
les Ukrainiens russophones, et avec la
Russie elle-même. Plutôt que de chercher
à trouver un compromis, les dirigeants
occidentaux ont décidé d’aller de
l’avant et de condamner la Russie pour
tout ce qui pouvait mal tourner. La
première chose qui a mal tourné fut la
reculade de M. Ianoukovitch devant la
perspective d’un effondrement économique
qui serait impliqué par l’accord
commercial avec l’Union européenne. Il a
repoussé la signature, dans l’espoir
d’obtenir de meilleures conditions.
Puisque rien de tout cela n’avait été
expliqué clairement à la population
ukrainienne, des protestations indignées
s’ensuivirent, qui ont été rapidement
exploitées par les États-Unis... contre
la Russie.
L’Ukraine,
comme pont... ou comme talon d’Achille
L’Ukraine, un terme qui signifie
frontière, est un pays sans frontières
historiques clairement définies qui a
été étendu à la fois trop à l’Est et
trop à l’Ouest. L’Union soviétique était
responsable de cette situation, mais
l’Union soviétique n’existe plus, et le
résultat est un pays sans identité
unifiée et qui pose problème pour
lui-même et pour ses voisins.
Il a été étendu trop à l’Est, en
intégrant un territoire qui pourrait
tout aussi bien appartenir à la Russie,
dans le cadre d’une politique générale
visant à distinguer l’URSS de l’empire
tsariste, par l’élargissement de
l’Ukraine au détriment de sa composante
russe et pour démontrer ainsi que
l’Union soviétique était vraiment une
union entre des républiques socialistes
égales. Tant que toute l’Union
soviétique était gérée par une direction
communiste, ces frontières n’avaient pas
trop d’importance.
Le territoire de l’Ukraine a été
étendu trop à l’Ouest à la fin de la
Seconde Guerre mondiale. L’Union
soviétique victorieuse a déplacé la
frontière de l’Ukraine pour y inclure
les régions de l’Ouest, dominées par la
ville diversement nommée Lviv, Lwow,
Lemberg ou Lvov, selon qu’elle
appartenait à la Lituanie, la Pologne,
l’Empire des Habsbourg ou l’URSS,
régions qui sont devenues un foyer de
sentiments anti-russes. Cela fut sans
doute conçu comme une mesure défensive,
pour neutraliser des éléments hostiles,
mais cela a créé cette nation
fondamentalement divisée qui constitue
aujourd’hui une mare d’eaux troubles
parfaite pour des puissances hostiles
qui veulent venir y pêcher.
L’article de Forbes précité
soulignait que : « Au cours de la
majeure partie des cinq dernières
années, l’Ukraine jouait à un double
jeu, en racontant à l’UE qu’elle était
intéressée par la signature de l’ALEAC
tout en racontant aux Russes qu’elle
était intéressée à se joindre à l’union
douanière ». Soit Ianoukovitch
n’arrivait pas à se décider, soit il
essayait d’obtenir le maximum de chaque
côté, en faisant monter les enchères.
Quoi qu’il en soit, il n’a jamais été
« l’homme de Moscou », et sa chute doit
beaucoup sans doute au fait qu’il a joué
sur deux registres opposés, un jeu
dangereux.
On peut néanmoins affirmer qu’il
fallait quelque chose qui jusqu’à
présent semblait faire totalement défaut
en Ukraine : une direction reconnaissant
la nature divisée du pays et œuvrant
avec diplomatie pour trouver une
solution capable de satisfaire les
populations locales et leurs liens
historiques avec l’Occident catholique
et la Russie. En bref, l’Ukraine
pourrait être un pont entre l’Orient et
l’Occident – ce qui, d’ailleurs, était
précisément la position russe. La
position de la Russie n’a pas été de
diviser l’Ukraine, encore moins de la
conquérir, mais de faciliter son rôle de
pont. Cela impliquerait un degré de
fédéralisme, d’administration locale,
qui, jusqu’ici, fait entièrement défaut
dans ce pays, avec les gouverneurs
locaux non pas élus mais nommés par le
gouvernement central à Kiev. Une Ukraine
fédérale pourrait à la fois développer
des relations avec l’UE et maintenir ses
relations économiques vitales (et
rentables) avec la Russie.
Mais un tel arrangement nécessiterait
que l’Occident soit prêt à coopérer avec
la Russie. Les États-Unis ont
ouvertement opposé leur veto à cette
possibilité, préférant exploiter la
crise afin de marquer au fer rouge la
Russie comme étant « l’ennemi ».
Plan A et
Plan B
La politique étatsunienne, déjà
évidente lors de la réunion de septembre
2013 à Yalta, a été mise en œuvre sur le
terrain par Victoria Nuland, ancienne
conseillère de Dick Cheney,
vice-ambassadrice à l’OTAN, porte-parole
de Hillary Clinton et épouse du
théoricien néo-conservateur Robert
Kagan. Son rôle de premier plan dans les
événements en Ukraine prouve que
l’influence des néo-conservateurs au
Département d’État, établie sous Bush
II, a été maintenue par Obama, dont la
seule contribution visible au changement
de la politique étrangère a été la
présence d’un homme d’origine africaine
à la présidence, présence calculée pour
démontrer au monde entier les vertus
multiculturelles des États-Unis. Comme
la plupart des présidents récents, Obama
est là en tant que vendeur temporaire
des politiques formulées et exécutées
par d’autres.
Comme Victoria Nuland s’en est vantée
à Washington, depuis la dissolution de
l’Union soviétique en 1991, les
États-Unis ont dépensé cinq milliards de
dollars pour gagner de l’influence
politique en Ukraine (c’est ce qu’on
appelle « la promotion de la
démocratie »). Cet investissement n’est
pas « pour le pétrole », ni pour obtenir
un avantage économique immédiat. Les
principaux motifs en sont géopolitiques,
parce que l’Ukraine est le talon
d’Achille de la Russie, le territoire
ayant le plus grand potentiel pour
causer des ennuis à la Russie.
Ce qui a attiré l’attention du public
sur le rôle de Victoria Nuland dans la
crise ukrainienne fut son emploi d’un
vilain mot, lorsqu’elle dit à
l’ambassadeur des États-Unis, « Fuck
the UE ». Mais l’agitation autour de
son mauvais langage a voilé ses
mauvaises intentions. La question était
de savoir qui allait arracher le pouvoir
des mains du président élu Viktor
Ianoukovitch. Le choix de la chancelière
allemande Angela Merkel portait sur
l’ancien boxeur Vitaly Klitschko. La
rebuffade grossière de Nuland signifiait
que c’étaient les États-Unis, et non pas
l’Allemagne ni l’Union européenne, qui
allaient choisir le prochain chef, et ce
ne serait pas Klitschko, mais « Yats ».
Et en effet ce fut Yats, Arseni
Iatseniouk, un technocrate de seconde
zone soutenu par les États-Unis et connu
pour son enthousiasme pour les
politiques d’austérité du FMI et pour
l’adhésion à l’OTAN, qui a obtenu le
poste. Ce qui a abouti à la mise en
place d’un gouvernement parrainé par les
États-Unis, soutenu dans les rues par
une milice fasciste avec peu de poids
électoral mais beaucoup d’agressivité
armée, qui a organisé l’élection du 25
mai, dont la zone russophone de l’est a
été largement exclue.
Le plan A du putsch de Victoria
Nuland était probablement d’installer,
et rapidement, un gouvernement à Kiev
qui adhérerait à l’OTAN, permettant
ainsi aux États-Unis de prendre
possession de la base navale de la mer
Noire, à Sébastopol en Crimée,
base indispensable pour la Russie. La
réintégration de la Crimée à la Russie
fut un mouvement défensif nécessaire de
Poutine pour l’empêcher.
Mais la tactique de Nuland était en
fait un stratagème pour gagner sur tous
les tableaux. Si la Russie ne
réussissait pas à se défendre, elle
risquait de perdre la totalité de sa
flotte sud - une catastrophe nationale
absolue. D’autre part, si la Russie
réagissait, ce qui était le plus
probable, les États-Unis remportaient
une victoire politique, ce qui était
peut-être l’objectif principal de Nuland.
Le mouvement totalement défensif de
Poutine fut dépeint par les grands
médias occidentaux, en écho aux
dirigeants politiques, comme une
manifestation gratuite de
« l’expansionnisme russe », que la
machine de propagande compara à Hitler
s’emparant de la Tchécoslovaquie et la
Pologne.
Ainsi, une provocation flagrante de
l’Ouest, en exploitant la confusion
politique ukrainienne contre une Russie
fondamentalement sur la défensive, a
réussi de manière surprenante à produire
un changement total dans l’air du
temps, changement artificiellement
produit par les médias occidentaux.
Soudain, on nous dit que « l’Occident
épris de liberté » est confronté à la
menace de « l’expansionnisme agressif
russe ». Il y a trente ans, les
dirigeants soviétiques ont cédé la
boutique, en ayant l’illusion qu’un
renoncement pacifique de leur part
pourrait conduire à un partenariat
amical avec l’Occident, et en
particulier avec les États-Unis. Mais
ceux qui aux États-Unis n’ont jamais
voulu mettre fin à la guerre froide sont
en train de prendre leur revanche. Peu
importe le « communisme » ; si, au lieu
de préconiser la dictature du
prolétariat, le leader actuel de la
Russie est tout simplement un peu vieux
jeu, les médias occidentaux sauront en
faire un monstre. Les États-Unis ont
besoin d’un ennemi pour pouvoir en
sauver le monde.
Le retour du
racket de la "Protection"
Mais tout d’abord, les États-Unis ont
besoin de l’ennemi russe pour « sauver
l’Europe », ce qui est une autre manière
de dire « afin de continuer à dominer
l’Europe ». Les décideurs à Washington
semblaient inquiets que la focalisation
d’Obama sur l’Asie et la négligence de
l’Europe pourraient affaiblir le
contrôle des États-Unis sur ses alliés
de l’OTAN. Les élections du 25 Mai au
Parlement européen ont révélé une grande
désaffection à l’égard de l’Union
européenne. Cette désaffection,
notamment en France, est liée à une
prise de conscience croissante que l’UE,
loin d’être une alternative potentielle
aux États-Unis, est en réalité un
mécanisme qui verrouille les pays
européens dans une mondialisation
définie par les États-Unis, les
soumettant au déclin économique et à la
politique étrangère étatsunienne, y
compris les guerres.
L’Ukraine n’est pas la seule entité
qui a été trop étendue. L’UE aussi. Avec
28 membres de différentes langues,
cultures, histoires et mentalités, l’UE
n’est pas en mesure de s’entendre sur
une politique étrangère autre que celle
imposée par Washington. L’extension de
l’UE aux anciens satellites d’Europe de
l’Est a totalement détruit toute
possibilité de consensus profond entre
les pays de la Communauté économique
d’origine : France, Allemagne, Italie et
les pays du Benelux. La Pologne et les
pays baltes voient l’adhésion à l’UE
comme utile, mais leurs cœurs sont en
Amérique - où beaucoup de leurs
dirigeants les plus influents ont été
éduqués et formés. Washington est en
mesure d’exploiter l’anti-communisme,
les sentiments anti-russes et même la
nostalgie pro-nazie de l’Europe du
nord-est pour lancer la fausse alarme
« les Russes arrivent ! » afin de gêner
le partenariat économique grandissant
entre l’ancienne UE, notamment
l’Allemagne, et la Russie.
La Russie n’est pas une menace. Mais
pour les russophobes bruyants dans les
Etats baltes, l’Ukraine occidentale et
la Pologne, l’existence même de la
Russie est une menace. Encouragée par
les États-Unis et l’OTAN, cette
hostilité endémique constitue la base
politique pour un nouveau « rideau de
fer » destiné à atteindre l’objectif
énoncé en 1997 par Zbigniew Brzezinski
dans Le grand échiquier : garder
le continent eurasien divisé afin de
perpétuer l’hégémonie mondiale des
États-Unis. L’ancienne guerre froide a
servi à cela, en cimentant la présence
militaire des États-Unis et leur
influence politique en Europe
occidentale. Une nouvelle guerre froide
peut empêcher l’influence américaine
d’être diluée par de bonnes relations
entre l’Europe occidentale et la Russie.
Obama est venu en Europe en
brandissant la promesse de « protéger »
l’Europe, en installant des troupes dans
des régions aussi proches que possible
de la Russie, tout en ordonnant en même
temps à la Russie de retirer ses propres
troupes, sur son propre territoire,
encore plus loin de l’Ukraine troublée.
Cela semble destiné à humilier Poutine
et à le priver de soutien politique chez
lui, au moment où des protestations
s’amplifient dans l’Est de l’Ukraine
contre le leader russe, où on lui
reproche d’avoir abandonné les habitants
de cette région aux tueurs envoyés par
Kiev.
Pour resserrer l’emprise des
États-Unis sur l’Europe, les États-Unis
utilisent cette crise artificielle pour
exiger que leurs alliés endettés
dépensent encore plus pour la
« défense », notamment par l’achat de
systèmes d’armes américains. Bien que
les États-Unis soient encore loin d’être
en mesure de répondre aux besoins
énergétiques de l’Europe avec leur gaz
de schiste, cette perspective est saluée
comme un substitut aux ventes de gaz
naturel russe - stigmatisées comme un
« moyen d’exercer une pression
politique », pressions dont les
hypothétiques ventes de gaz US seraient
innocentes. Des pressions sont exercées
sur la Bulgarie et même la Serbie pour
bloquer la construction du gazoduc
South Stream qui acheminera le gaz
russe vers les Balkans et l’Europe du
Sud.
Les Pions en
Normandie
Aujourd’hui, le 6 Juin, le
soixante-dixième anniversaire du
débarquement donne lieu en Normandie à
une gigantesque célébration de la
domination américaine, avec Obama menant
le bal du gratin des dirigeants
européens. Les derniers des vieux
soldats et aviateurs survivants présents
sont comme les fantômes d’une ère plus
innocente lorsque les États-Unis
n’étaient qu’au début de leur nouvelle
carrière de maîtres du monde. Les
survivants sont réels, mais le reste
n’est que mascarade. La télévision
française est noyée dans les larmes de
jeunes villageois en Normandie qui ont
appris que les États-Unis étaient une
sorte d’Ange Gardien qui a envoyé ses
garçons mourir sur les plages de
Normandie par pur amour pour la France.
Cette image idéalisée du passé est
implicitement projetée sur l’avenir. En
soixante-dix ans, la guerre froide, la
narration de la propagande dominante et
surtout Hollywood ont convaincu les
Français, et la plupart des gens en
Occident, que le Jour-J fut le point
tournant qui a gagné la Seconde Guerre
mondiale et sauvé l’Europe de
l’Allemagne nazie.
Vladimir Poutine est arrivé à la
célébration, où il a été minutieusement
ignoré par Obama, arbitre auto-proclamé
de la vertu. Les Russes rendent hommage
à l’opération Jour-J qui a libéré la
France de l’occupation nazie, mais ils -
et les historiens - savent ce que la
majorité de l’Occident a oublié : que la
Wehrmacht fut défaite de façon décisive
non pas par le débarquement de
Normandie, mais par l’Armée rouge. Si le
gros des forces allemandes n’avait pas
été enlisé dans une guerre déjà
largement perdue sur le front de l’Est,
personne ne célébrerait le jour J comme
il l’est aujourd’hui.
On entend dire que Poutine est « le
meilleur joueur d’échecs », qui a
remporté la première partie de la crise
ukrainienne. Il a sans doute fait de son
mieux, dans une crise qu’on lui a
imposé. Mais les États-Unis ont des
rangs entiers de pions que Poutine n’a
pas. Et il ne s’agit pas uniquement d’un
jeu d’échecs, mais d’un jeu d’échecs
combiné avec du poker associé à la
roulette russe. Les États-Unis sont
prêts à prendre des risques que les
dirigeants russes plus prudents
préfèrent éviter ... aussi longtemps que
possible.
Peut-être l’aspect le plus
extraordinaire de la comédie actuelle
est la servilité des « anciens »
Européens. Ayant apparemment abandonné
toute la sagesse européenne accumulée,
apprise des guerres et des tragédies, et
même inconscients de leurs propres
intérêts, les dirigeants européens
d’aujourd’hui montrent une obéissance
qui suggère que la libération de 1945
était en fin de compte une conquête qui
perdure.
Est-ce que la présence en Normandie
d’un dirigeant russe à la recherche de
la paix peut faire une différence ? Il
suffirait que les médias de masse disent
la vérité, et que l’Europe produise des
dirigeants raisonnablement sages et
courageux, pour que toute la machine de
guerre factice perde de son éclat, et
que la vérité commence à percer. Une
Europe en paix est toujours possible,
mais pour combien de temps encore ?
Diana Johnstone
Diana Johnstone est l’auteure de
La croisade des fous :
Yougoslavie, première guerre de la
mondialisation. Elle peut être
contactée à diana.johnstone@wanadoo.fr
Traduction VD pour le Grand Soir
sous le regard attentif de l’auteure
© LE GRAND
SOIR - Diffusion non-commerciale
autorisée et même encouragée.
Merci de mentionner les sources.
Publié le 13 juin 2014
Le
dossier Ukraine
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