Chronique
Sale temps pour le sultan
Chérif Abdedaïm
© Chérif
Abdedaïm
Mercredi 24 février 2016
Nous vivons des heures passionnantes
et peut-être un peu dangereuses…
A Munich, lors de la Conférence
annuelle sur la sécurité, Medvedev vient
de déclarer que le monde était entré
dans une « nouvelle Guerre froide »,
blâmant les Etats-Unis et l’expansion
continuelle de leur instrument
militaire, l’OTAN :
« Parfois, je me demande si nous
sommes en 2016 ou en 1962. »
Bonne question…
Le secrétaire-général de l’OTAN a,
lui, défendu son dinosaure par
l’habituelle rengaine que l’on entend
depuis 50 ans :
« La rhétorique, la posture et les
manœuvres de la Russie sont destinées à
intimider ses voisins, sapant la
confiance et la paix en Europe. »
Si on pouvait le croire avec certaine
raison du temps de l’URSS, personne ne
peut être dupe de la politique
américaine aujourd’hui. Les récents
délires sur la possibilité pour les
Russes de « prendre les pays baltes en
trois jours » avaient évidemment pour
seul but de justifier le renforcement de
l’OTAN en Europe de l’est. Les
observateurs sérieux, dont le respecté
National Interest, peuvent bien se
gausser de ce prétexte imbécile et
fallacieux, qu’importe, puisque les
vassaux européens de l’empire et leur
mafia médiatique feignent d’y croire.
Mais revenons à notre conférence de
Munich… Lavrov et Kerry se sont écharpés
sur la Syrie, le Russe déclarant que
Washington avait renié ses engagements
et l’Américain critiquant le choix des
cibles russes. Kerry est ici d’une
mauvaise foi criante. La résolution 2254
du Conseil de sécurité de l’ONU, votée à
l’unanimité, intimait aux Etats membres
de « combattre l’Etat Islamique, Al
Nosra et autres groupes terroristes
affiliés ou non à ces deux groupes ».
C’est exactement ce que Moscou fait à
Alep, les légendaires « rebelles modérés
» n’étant qu’une vue de l’esprit.
Alep justement. Les petits protégés
djihadistes de l’axe
américano-turco-saoudien sont au
supplice. Les qaédistes d’Al Nosra,
grands amis de Fabius, ont même dû
dégarnir leurs positions d’Hama pour
renforcer celles de la grande ville du
nord. Pas sûr que ça change quelque
chose sinon de faciliter encore plus la
reprise du centre du pays, dont Hama
fait partie, par les forces loyalistes.
Les YPG encerclent désormais Azaz,
bastion islamiste à 5 km de la Turquie
et point d’entrée du ravitaillement des
rebelles. La situation est désespérée
pour les djihadistes non-EI, pris entre
trois feux : les Kurdes à l’ouest, les
loyalistes au sud et Daech à l’est.
De désespoir, mais prête à prendre
tous les risques, la Turquie a bombardé
les YPG qui font mouvement autour d’Azaz.
Précision importante : ces bombardements
ont été le fait de l’artillerie à partir
du sol turc et non de l’aviation, clouée
au sol par les S-400 russes. Mais la
situation est tout de même dangereuse.
Comment vont réagir Russes, Syriens et
Kurdes, et dans une moindre mesure les
Américains dont l’allié canonne l’autre
allié ?
Si les Russes pilonnent l’artillerie
turque sur son propre sol, c’est la
guerre ouverte. Si les forces syriennes
ou les Kurdes réagissent en faisant de
même (dans quelques jours, le temps
qu’ils arrivent à portée de tir ou
qu’ils aient l’armement lourd
nécessaire), c’est l’escalade. Les
Américains réussiront-ils à calmer leur
imprévisible allié ? Erdogan est dans
une impasse, acculé ; sa seule voie est
la fuite en avant.
Comme pour les Saoudiens. Englués
dans le conflit yéménite, harakirisés
par la dégringolade des cours du pétrole
qu’ils ont eux-mêmes provoquée, ils
voient avec horreur cinq ans d’efforts
presque anéantis en Syrie. Les deux «
loosers » (dixit Téhéran) se rapprochent
toujours plus, quitte à monter tous deux
sur le même Titanic.
Ankara et Riyad seraient tombées
d’accord pour permettre aux avions
saoudiens d’utiliser la base turque d’Incirlik
tandis que les deux sponsors de
l’islamisme renouvellent leur menace
d’intervenir au sol en Syrie, Daech
étant toujours l’amusant prétexte. Si le
premier volet fera long feu (S400…), le
deuxième devient intelligible quand on
est au courant des derniers
développements : l’armée syrienne a
atteint un important point stratégique
dans la province de Raqqah et n’est plus
qu’à une cinquantaine de km de la
capitale de l’Etat Islamique.
La course à Raqqah est lancée et
chacun tente de placer ses pions dans
l’optique de l’après-Daech. Est-ce pour
faire littéralement faire chanter Damas
que les Saoudiens souhaitent être
présents en Syrie orientale comme le
pense Moon of Alabama, voire carrément
créer un sunnistan indépendant ? Sans
doute pas. L’intégrité territoriale de
la Syrie a été officiellement reconnue
par tous les acteurs du conflit et les
Etats-Unis perdraient toute crédibilité
internationale s’ils laissaient faire
leurs alliés wahhabites, dont toutes les
ressources militaires sont d’ailleurs
scotchées au Yémen. Il s’agit plus
vraisemblablement de peser sur
l’après-guerre et avoir voix au chapitre
sur les négociations futures alors que
l’axe Damas-Moscou-Téhéran est en
position de force.
A moins que tout cela ne soit
qu’écran de fumée.
Les Dieux de la guerre et de la
diplomatie semblent s’être donnés le mot
pour faire des malheurs à ce pauvre
Erdogan. Les déconvenues sultanesques
sont tellement nombreuses qu’on ne sait,
à vrai dire, par où commencer…
Sur le terrain, la continuelle
avancée loyaliste et kurde en Syrie du
nord, notamment autour d’Alep, scelle
l’échec d’Ankara. Cinq ans d’efforts
pour rien ! Al Nosra, Ahrar al-Cham et
autres délicieux djihadistes sont en
voie d’annihilation dans plusieurs
provinces ; ne restera plus (pour
combien de temps ?) que l’Etat islamique
qui sera de toute façon coupé de maman
Turquie par la poussée kurde. Tout cela
prendra le temps qu’il faudra, les
takfiristes peuvent encore résister un
certain temps dans la région d’Idleb, la
reconquête des territoires daéchiques ne
se fera pas du jour au lendemain, mais
c’est désormais inévitable. Le vent a
définitivement tourné.
Les Américains semblent avoir jeté
l’éponge en Syrie et ce ne sont pas les
coups de menton saoudien ou turc, se
disant prêts à intervenir au sol, qui
empêcheront Bachar de dormir. On peut
même dire que les Russes attendent avec
gourmandise la moindre incursion turque…
Est-ce pour la provoquer qu’ils
bombardent allègrement les rebelles
turkmènes liés à Ankara ? La porte se
ferme peu à peu aux possibles
fournitures d’armement. La Jordanie a
tourné casaque et plus grand chose ne
passera par là. L’armée syrienne et ses
innombrables alliés se rapprochent
dangereusement de la frontière turque
tandis que les Kurdes vont bientôt
lancer leur mouvement de jonction,
fermant le corridor Azaz-Jarablus. Un
ravitaillement aérien étant exclu à
cause des avions russes, les terroristes
modérés en seront à terme réduits à
lancer des pierres.
Comme l’écrit L’Orient-Le Jour,
canard libanais pourtant férocement
anti-Assad :
« Les Turcs sont les grands perdants
de l’offensive d’Alep. Les forces du
régime ne sont plus qu’à une vingtaine
de kilomètres de la frontière, une
nouvelle vague de réfugiés affluent en
masse alors que la Turquie accueille
déjà 2,7 millions de Syriens sur son
territoire et les Kurdes du PYD,
émanation syrienne du PKK, profitent de
l’offensive du régime pour gagner du
terrain dans le Nord. Les Kurdes, qui
ont le double soutien de Moscou et de
Washington, cherchent à relier les trois
cantons d’Afrin, de Kobané et de Jezireh,
afin de réaliser une unité territoriale
dans le but d’obtenir à terme leur
autonomie. Les Turcs pourraient être
tentés d’essayer d’envoyer quelques
troupes de l’autre côté de la frontière,
mais l’intervention russe a fortement
réduit leur possibilité. »
Plus encore que la déconfiture de ses
ambitions syriennes, c’est l’inexorable
montée en puissance kurde qui provoque
l’hystérie désespérée du sultan. Comme
Obama et ses désormais légendaires
lignes rouges sans cesse franchies,
Erdogan a maintes fois juré ses grands
Dieux que si les Kurdes avançaient
encore d’un pouce, vous allez voir ce
que vous allez voir… On n’a rien vu. Les
YPG viennent même de prendre, avec
l’appui des Sukhois russes, l’aéroport
militaire de Mennagh au nord d’Alep, à
seulement 10 km de la frontière turque.
La future attaque sur le couloir Azaz-Jarablus,
pour fermer la porte à Daech, sceller la
frontière et créer un Kurdistan syrien
continu, en sera grandement facilitée.
Car c’est autour des Kurdes que tout
se joue désormais. Comme deux
prétendants, Moscou et Washington
rivalisent de caresses, le tout sur le
dos des Turcs qui doivent avaler
couleuvre sur couleuvre. Les YPG
bénéficient maintenant d’armements
russes et américains et de la protection
aérienne de l’aviation russe dans leurs
offensives. Le PYD a ouvert sa
représentation (semi-diplomatique) à
Moscou à l’invitation personnelle de
Poutine, provoquant l’exaspération
d’Ankara.
Les Etats-Unis ne sont pas en reste.
Ayant exclu, sous pression turque, les
Kurdes syriens de la table des
négociations de Genève (la véritable
raison du report des pourparlers), ils
se rattrapent en leur mandant un envoyé
spécial à Kobané, mortifiant encore un
peu plus le sultan. Le journal turc
Hurriyet parle même de « détresse » et
considère comme tous les analystes que
l’ultimatum (choisissez : ou c’est nous,
ou c’est le PYD) était infantile.
Dans cette course à l’échalote kurde
sur le dos des Turcs, Moscou a une
longueur d’avance sur Washington. Alors
que les Américains frisent la
schizophrénie en considérant le PKK
terroriste et en faisant les yeux doux à
son jumeau PYD, les Russes sont plus
cohérents : ni le PKK ni le PYD ne sont
classés sur leur liste des mouvements
terroristes. Les relations avec le PKK
étant d’ailleurs traditionnellement
bonnes, Poutine possède un beau joker
sous le coude à l’heure de la guerre
civile dans le Kurdistan turc.
Quant au pauvre Erdogan, son désarroi
peut se mesurer à l’hystérie de ses
réactions. Le voilà maintenant qui
accuse sans rire les Etats-Unis d’avoir
créé « une mare de sang » en s’alliant
avec les Kurdes ! Les Américains ont
certes créé beaucoup de mares de sang
dans la région, mais pas celle-là… Dans
le même temps, pour bien faire,
l’ambassadeur US a été convoqué par le
ministère turc des Affaires étrangères.
Rarement dans l’histoire, un pays
aura perdu autant de crédibilité
internationale et d’alliés que la
Turquie actuelle. En quelques années,
elle a réussi à se mettre à dos la
Russie et presque tous ses voisins – la
Syrie, l’Irak et l’Iran (avec lequel les
relations commerciales pourtant
prometteuses se sont arrêtées net,
Téhéran se permettant de faire la leçon
à Ankara : « Ne vous mettez pas dans le
camp des loosers »). Les relations avec
l’Occident n’ont jamais été si mauvaises
et une suspicion durable s’est désormais
installée.
Erdogan ne s’arrête d’ailleurs pas là
et semble en vouloir au monde entier.
Récemment, c’est l’ONU qui a été l’objet
de son ire : « Vous moquez-vous de nous
? » a-t-il demandé à l’organisation. On
serait tenté de lui répondre : qui ne se
moque pas de toi actuellement ?
Acculé, le voilà obligé d’avaler une
énième couleuvre et implorer le
rétablissement des relations avec
l’Israël de Netanyahou ; vous savez,
celui qu’il qualifiait d’ « Hitler » il
y a quelques années… Navigation à
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