Chronique
« Sérial killer » politique
Chérif Abdedaïm
© Chérif
Abdedaïm
Mardi 11 mars 2014
Apparemment, on
assiste à un nouveau feuilleton d’un
Serial killer politique. « Washington
peut-il renverser trois gouvernements à
la fois ? » Telle est la question que se
pose le journaliste Thierry Meyssan dans
un récent article.
« Ukraine,
Venezuela, Syrie… Dans les trois cas, la
narration US repose sur les mêmes
principes : accuser les gouvernements
d’avoir tué leurs propres citoyens,
qualifier les opposants de «
démocratiques », prendre des sanctions
contre les « meurtriers », et en
définitive opérer des coups d’Etat.
Chaque fois, le mouvement débute par une
manifestation au cours de laquelle des
opposants pacifiques sont tués, et où
les deux camps s’accusent des violences.
En réalité des forces spéciales US ou de
l’OTAN, placées sur les toits, tirent à
la fois sur la foule et sur la police.
Ce fut le cas à Deraa (Syrie) en 2011, à
Kiev (Ukraine) et à Caracas (Venezuela)
cette semaine… , »avance le journaliste
avant de renchérir: « Washington tente
ainsi de montrer au monde qu’il est
toujours le maître. Pour être plus sûr
de lui-même, il a lancé les opérations
ukrainiennes et vénézuéliennes durant
les Jeux Olympiques de Sotchi. Il était
certain que la Russie ne bougerait pas
de peur de voir sa fête troublée par des
attentats islamistes. Mais Sotchi a pris
fin ce week-end. C’est désormais au tour
de Moscou de jouer. »
Très optimiste… En
fait, les Jeux ne sont pas vraiment
terminés : il y a encore les «
paralympiques », du 7 au 16 mars. Donc,
pour Poutine, trois semaines de sursis…
à l’issue desquelles il n’aura plus à
aborder un sujet sorti de l’actualité.
Sauf, bien sûr, si l’est et le sud de
l’Ukraine se soulèvent ce qui n’est
guère probable à en juger par les
réactions deux jours après le putsch.
Il semblerait que
le Parti des régions se disloque : il
lui est difficile d’être plus «
royaliste » que le « roi » déchu,
surtout si un certain nombre de ses
députés ont été achetés. Il y a bien
quelques protestations contre le coup
d’Etat, mais elles reprochent surtout
aux putschistes de « ne pas avoir
respecté l’accord du 21 février conclu à
l’initiative de l’UE », « accord » suite
auquel Ianoukovitch avait « fait des
concessions » balayées le lendemain. A
Kharkov, un forum auquel ont pris part
3.000 délégués du sud et de l’est ainsi
que des représentants de la Russie, a
accouché d’une « résolution » pas très
convaincante. Ce n’est pas cela qui va
changer quoi que ce soit à la situation…
En Russie, Poutine
se tait mais son ministre des Affaires
étrangères déclare : « Nous
appelons instamment tous les acteurs
impliqués dans la crise en Ukraine à
faire preuve d’un maximum de
responsabilité, à ne pas laisser la
situation s’aggraver davantage, à la
ramener dans le cadre de la légalité et
à réprimer sévèrement les extrémistes
avides de pouvoir… » Qui sont ces
extrémistes et qui devrait les réprimer
? Mystère… En tout cas, pas un mot pour
appeler les choses par leur nom, pas un
mot pour dénoncer le coup d’Etat, pas un
mot en faveur du président élu…
Pour Dimitri
Medvedev, « la légitimité de toute une
série d’organes du pouvoir en Ukraine
suscite de sérieux doutes » : c’est tout
ce qu’on voudra mais pas une
condamnation. Ce qui chiffonne le
Premier ministre russe, c’est que « des
gens qui se baladent dans Kiev avec des
masques noirs et des kalachnikovs sont
le gouvernement ». Autrement dit, et là
Medvedev rejoint Lavrov, dès que les
Timochenko, Klitch et Yats auront mis en
place un « gouvernement » sans masques
noirs ni kalach en bandoulière, tout
sera parfait. Le problème, ce sont les
gangsters qui écument les rues, pas ceux
qui se sont emparés du Parlement et de
l’Etat.
Le 25 février,
Sergueï Lavrov, ministre russe des
Affaires étrangères, déclare sans
rigoler (cité par RIA Novosti) : « La
Russie ne s’ingère pas dans la situation
politique en Ukraine et espère que ses
partenaires internationaux suivront la
même logique.. » Quelques instants
plus tard, dans la même conférence de
presse, il ajoute : « L’élection
présidentielle en Ukraine doit suivre la
réforme constitutionnelle et non la
précéder… » Ce qui revient à dire que la
Russie accepte implicitement le coup
d’Etat.
Pagaille accélérée,
les analystes de tous bords tentent de
séparer la graine de l’ivraie. Les
analyses affluent à une cadence
vertigineuse. Le journaliste italien
Manlio Dinucci nous explique « comment
l’OTAN a creusé sous l’Ukraine ». Dans
un article intitulé » Ukraine :
l’épuration », Xavier Moreau rapporte :
« A Lvov, les Berkout (membres des
unités d’élite du ministère de
l’Intérieur) ont été contraints par le
Pravy Sektor de demander pardon à
genoux, devant un « rassemblement de
citoyens ». La maison du fils du
président du parti communiste a été
incendiée et les élus craignent pour
leur famille. Pravy Sektor s’autorise à
violer les domiciles de ceux qui sont
jugés « ennemis de la nation ».
Les milices se trouvent à l’intérieur
même du Parlement et en contrôlent
étroitement l’activité… »
« Le « gouvernement
» actuel, formé par les proches de
Timochenko, s’empresse d’accéder à
toutes les demandes des extrémistes de
Svoboda (« Liberté », autre groupe
fasciste) . Ces derniers, ainsi que
Pravy Sektor, savent que les prochaines
élections les ramèneront à leur
importance réelle sur l’échiquier
politique ukrainien, c’est-à-dire pas
grand-chose. Leur stratégie est
désormais de se constituer en « ‘comité
de salut public » et de faire régner
leur « ordre » à l’intérieur même de la
Rada (Parlement). Catherine Ashton («
ministre » des Affaires étrangères de
l’UE – elle a autant de « légitimité »
que son homologue ukrainien] n’a
visiblement rien trouvé à y redire. »
« A Kiev, la
situation est précaire et les habitants
armés sont de plus en plus nombreux et
le sont ouvertement. Désormais un
masque, un brassard et une arme vous
donnent le droit de vous déclarer du
Pravy Sektor, et par conséquent, de
pressurer qui vous voulez dans la rue.
Cette situation fait le bonheur des
sociétés de sécurité, qui sont désormais
systématiquement utilisées par les
hommes d’affaires, et à qui des
quartiers entiers sont confiés par les
habitants effrayés. Les retraits
d’argent liquide se généralisent et la
fuite des capitaux atteint des sommets.
La police a totalement déserté les rues.
En plus d’avoir le monopole de la
violence, Svoboda a obtenu le poste de
procureur général, ce qui lui permettra
d’inculper tous les citoyens ukrainiens
qui refusent de se soumettre, et de
renforcer son « comité de salut public
». »
« Les radicaux
agissent essentiellement à Kiev et dans
l’ouest. A l’est et au sud, ils sont
soit absents, soit ils occupent des
bâtiments administratifs sans que cela
gêne la vie des populations. Les lois
ségrégationnistes qui ont été prises
sous la contrainte par la Rada (
interdiction de la langue russe) ne
peuvent de toute façon pas être
appliquées pour l’instant… »
Après l’acte
ukranien, le rideau se lève sur la
Crimée. Le 27 février, la situation est
confuse. Après plusieurs heures de
manifestations antagonistes de partisans
et d’adversaires du putsch, un groupe «
inconnu » envahit le Parlement régional
de Simféropol. Le président de cette
assemblée, qui avait prétendu une
semaine plus tôt que la Crimée
réclamerait l’indépendance en cas de
coup d’Etat, déclare à présent que la
question ne se pose pas. (De toute
manière l’indépendance ne se réclame pas
: elle se prend, elle se proclame.)
Le lendemain, il semblerait que la
population, majoritairement russe,
commence à bouger. Les deux aéroports
(Simféropol et Sébastopol) seraient
contrôlés par des groupes qui veulent
empêcher la venue des commandos armés de
la racaille de Kiev. L’accès routier est
également surveillé, ce qui est d’autant
plus facile qu’il n’y a que deux points
de passage depuis l’Ukraine.
Officiellement, ni le gouvernement ni
l’armée russes ne sont actifs , même si
la propagande occidentale accuse déjà
Moscou d’envahir la Crimée.
A
Rostov-sur-le-Don, en Russie, près de la
frontière ukrainienne, première
apparition publique de Ianoukovitch lors
d’une conférence de presse. Le président
renversé a mis une semaine pour sortir
de son coma, il aurait mieux fait d’y
rester. Sa prestation faiblarde n’est
pas de nature à encourager ses partisans
– au cas où il en aurait encore, ce qui
est douteux. Comme s’il s’agissait d’une
simple crise ministérielle, Ianoukovitch
demande le respect de « l’accord »
conclu avec l’opposition le 21 février
sur « médiation » de l’UE ; il n’a
toujours pas compris qu’il s’agissait
d’un piège et que « l’arrangement » en
question était destiné à endormir sa
méfiance. Au lieu d’appeler à la
résistance, Il appelle au dialogue et à
l’unité des Ukrainiens – surtout pas de
sécession (ni en Crimée ni ailleurs).
Détail presque humoristique :
Ianoukovitch se dit « étonné du silence
de Poutine » qui n’a pas encore daigné
le recevoir…
le 1er mars, le Premier ministre de la
République autonome de Crimée, Sergueï
Aksenov, prend le commandement
temporaire de toutes les unités
militaires et forces de sécurité locales
et appelle la Russie à aider la Crimée à
assurer la paix. (On sait que l’armée «
nationale » ukrainienne est « neutre »,
c’est-à-dire soit pro-putsch soit « en
vacances ».)
A Moscou, Poutine semble enfin
abandonner sa politique de
non-intervention et demande au Conseil
de la Fédération (chambre haute du
Parlement russe) d’autoriser l’envoi de
troupes en Ukraine pour y protéger les
citoyens russes; le Conseil de la
Fédération donne son accord, de même
d’ailleurs que le président légitime
ukrainien, Victor Ianoukovitch.
Il est difficile de
dire si de nouvelles troupes russes sont
déjà en Crimée et combien (en plus du
contingent habituellement sur place à
Sébastopol). Si l’on en croit les
Occidentaux, le nombre de soldats
grossit à vue d’œil (2.000 le matin du 1er
mars, 6.000 l’après-midi, 15.000 le
soir). Ces chiffres correspondent-ils à
la réalité ou sont-ils l’effet de la
propagande antirusse ?… Toujours est-il
que la campagne anti-Poutine bat son
plein, animée par les USA et l’UE, et
relayée par les gangsters du
pseudo-gouvernement de Kiev. Vitali
Klitchko, lui, lance un appel à la
mobilisation générale comme en 1914. (Si
l’on mobilise vraiment, il prendra le
premier avion pour Berlin.)
Il est clair que le
rattachement par Khrouchtchev, en 1954,
de la Crimée russe à l’Ukraine a des
conséquences catastrophiques 60 ans plus
tard. Une forte majorité de citoyens de
Crimée souhaite l’annulation de cette
mesure arbitraire. En fait, la chose
aurait dû se produire dès 1992.
Malheureusement, au lieu de cela, la
Russie du président alcoolique Elstine a
conclu avec les Etats-Unis, en 1994, un
« accord » souvent invoqué ces jours-ci,
dans lequel elle garantit l’indépendance
et l’intégrité territoriale de l’Ukraine
en échange de l’abandon par ce pays de
son arsenal nucléaire hérité de l’époque
soviétique.
Réveillés par les événements de Crimée,
les habitants de Kharkov, Donetsk,
Odessa et quelques autres villes de
l’est et du sud de l’Ukraine organisent
des manifestations anti-coup d’Etat. Des
pro-putschistes qui tentaient de s’y
opposer se font rosser. Tout cela est
encourageant, mais il est clair que si
Ianoukovitch était sur place au lieu de
se planquer en Russie, la résistance
aurait plus de poids.
En Crimée, le camp
russe semble avoir le contrôle de la
situation. Les pro-putsch, qu’ils soient
civils ou militaires, ont pour ainsi
dire disparu. Sauf intervention
militaire directe de l’OTAN ou
volte-face de Poutine, on imagine mal
que les voyous de Kiev puissent
s’imposer ici. Un référendum sera
organisé le 30 mars pour décider du «
sort » de la Crimée. Mais vu que la
question posée exclut par avance de
quitter l’Ukraine et de modifier les
traités et accords existants, ce
référendum risque de ne mener à rien.
En attendant, à New
York, à la demande des Occidentaux (qui
interviennent depuis des mois en
Ukraine), « le Conseil de Sécurité
examine les mesures à prendre face à
l’intervention russe ». L’ambassadeur
ukrainien, convié à la réunion après
qu’on l’ait « retourné », récite
docilement les accusations antirusses
formulées par ses maîtres. Mais Moscou,
avec son droit de veto, n’a rien à
craindre de ce côté-là.
Auparavant, Poutine
avait averti Obama : « En cas de
propagation de la violence dans l’est et
le sud de l’Ukraine, la Russie se
réserve le droit de défendre ses
intérêts ainsi que ceux de la population
russophone dans ces régions. » Autrement
dit, l’intervention que l’on reproche
aux Russes n’a pas encore commencé, on
n’a encore rien vu… Nul ne sait pour le
moment si les bellicistes américains qui
remplissent les écrans de CNN seront
suivis et s’ils pourront déclencher la
nouvelle guerre de 2014 qu’ils appellent
de tous leurs vœux.
Mais à entendre les
récentes déclarations du président des
chefs d’état-major américain Martin
Dempsey : « L’armée américaine est prête
à remplir ses obligations envers l’OTAN,
si la crise en Ukraine nécessite cela »
En clair, le général a également ajouté
que, à son avis, si l’on permet la
Russie d’envahir un Etat souverain sous
le prétexte de protéger les personnes
d’origine russe en Ukraine, toute
l’Europe de l’Est et les Balkans
seraient sous la menace de
déstabilisation.
Quelle fausse dévotion !
Article publié sur
la
Nouvelle République
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